MINUSITRE VII

Il se tient dans l’encadrement de sa porte, sur fond de lumière blonde, étrange et sourcilleux dans son incroyable robe-de-chanvre monacale, sobrement ornée de sa légion d’honneur (et ils sont légion, en effet, à arborer leurs z’honneurs).

Il a le cheveu presque en brosse, bien qu’il se raréfiât ; les sourcils en accents extrêmement circonflexes, fournis, hérissés, ce qui rend son regard agressif.

— Pardon de vous réveiller, mon général, lui dis-je ; je ne l’aurais pas fait sans un motif grave.

Et je lui propose ma carte.

— Je n’ai pas mes lunettes, répond-il d’une voix qui ferait tourner cent mille litres de lait frais, s’il se trouvait cent mille litres de lait frais dans son appartement, auquel cas on pourrait conclure qu’il habite une fromagerie.

Le général Prandurond occupe tout un étage dans un immeuble vieux et bourgeois de La Baule, non loin de la place Aimé Le Maître, là qu’il y a tous ces pins parasols plantés en quinconce.

— Commissaire San-Antonio, de Paris, et voici mon confrère, le commissaire Bemier.

Il hoche la tête.

— Je préfère, dit-il, compte tenu de l’heure, je m’étais prémuni.

Il sort de sa poche un pistolet gros comme l’appareil génital de Béru et se met à l’échanger d’une main à l’autre, vite vite, à t’en foutre le tournis, comme il est fait dans les vouesternes qui se respectent. Qu’à la fin, ce vieux con rate un geste et me balance sa pétoire pour guerre de cent ans sur les pinceaux. Le coup part, adieu, veau, vache, cochon, couvée ! La balle tente de se loger dans la grosse lanterne de cuivre et verre de la cage d’escalier, mais ladite explose sous l’impact, si bien que la praline trouve asile dans le plafond.

Je t’épargne le remue-machin qui en consécute. Les copropriétaires viennent co-hurler, comme quoi, il devient dangereux en gâtochant, le général Prandurond, vu que ça fait trois fois en un an qu’il défouraille en pleine noye, se croyant attaqué par la voyoucratie baulienne. Et cet immeuble en subit les conséquences, tout ça…

La dame au général se pointe aussi, enguirlande son schnock à la deuxième personne du pluriel. Elle est pareille à un sac de farine, dans sa chemise de nuit blanchâtre, les crins prisonniers d’une résille blanche aussi ; la gueule enduite de crème blanche, la voix blanche, les yeux blancs, les chevilles blêmes et quoi encore ? Enfin tout, quoi ! Tu mords le genre ?

L’algarade étant conjurée, on finit par nous introduire dans un salon à peine croyable où, moi je serais Claude Lelouch, tout de suite j’irais tourner, parole !

Magine-toi une vaste pièce, avec de hautes fenêtres garnies de vitraux représentant la vie de Jehanne d’Arc : Domrémy, Chinon, Orléans, Rouen, en voiture ! Une cheminée médiévale. Des meubles gothiques du XIXè, façon Hugo. Un éléphant naturalisé (français) trône sur un socle, tandis que deux têtes de cheval (ou de chevaux) sont accrochées à un mur. On compte également en ces lieux : une armure ayant appartenu au connétable de Logarithme, une immense toile de Philippe de Champaigne célébrant la victoire de Bernard Hinault dans le Tour 79, un canon de 75 dédicacé par Bismarck ; une fortification à la Vauban repeinte en camouflage, le crâne d’Hô Chi-Minh enfant, un sous-officier de uhlan empaillé, un pousse-pousse indochinois, une guérite de sentinelle avancée sur laquelle fut écrit au charbon de bois « Le général Prandurond est un enculé », un drapeau ayant appartenu au 1999è R.I.C., un autre conquis de haute lutte sur les Turcs au cours de la marche de Mozart en 1915 ; un taxi de la Marne ayant servi à transporter sur le Front les bons sentiments du général Galliéni, seize photographies du maréchal Pétain à l'île d’Yeu, un peloton d’exécution admirablement conservé, une reconstitution du wagon de l’Armistice, deux coqs gaulois un peu déplumés, une coiffe d’Alsacienne, la capote anglaise du 18è Régiment de Parachutistes, deux mètres vingt de la Tranchée des Baïonnettes, et une petite cuiller à café sur le manche de laquelle est gravé « Souvenir de Castelnaudary ».

J’oubliais le plus important, et tu voudras bien excuser cette étourderie : face à la cheminée, la jument également naturalisée, que montait le général Prandurond lors de la capture d’Abd el-Kader.

L’ex-officier s’en approche, grimpe sur un tabouret réservé à cet effet, et califourchonne la bête. Il passe ses mules dans les étriers, assure les rênes dans ses mains toujours énergiques et manœuvrières, puis, nous ayant conviés à nous déposer dans des fauteuils de cuir, s’enquiert du motif de notre visite.

Alors moi, tu vas voir : la merveille du genre, ce qui équivaut à la huitième du monde.

— Mon général, nous avons été informés, de façon anonyme, que les jours d’une certaine dame Duralaix, née Rosier, se trouvaient en danger. Ayant appris que cette personne comptait parmi vos amis, je viens donc recueillir votre appréciation sur la question.

Pas mal torché, non ? Faut dire que j’étais premier en compofranc à la communale (classe d’attardés).

Le majestueux général Prandurond flatte l’encolure de son bourrin stratifié et murmure :

— Rosalie, passez-moi ma cravache !

Son épouse, qui attendait en embuscade, se pointe en brandissant l’objet réclamé.

Elle oublie de se retirer, ayant entendu ma déclaration et trouvant le sujet d’intérêt.

— Gilberte Duralaix est une vaillante, une forte ; gloire à elle, messieurs, gloire ! gloire ! égosille l’ex-officier supérieur.

Je le soupçonne de ne pas s’être rendu compte que « le » commissaire Bernier appartient au genre féminin, mais qu’importe puisqu’il n’est pas ici pour un coït.

— Femme de grand mérite ! lance le général, comme s’il déclamait une citation à l’ordre de l’armée. Conduite héroïque sous l’Occupation où elle n’a pas hésité à livrer, au nez et à la barbe des maquisards, une famille israélite à la Gestapo. On lui doit l’arrestation de deux parachutistes anglais et le démantèlement intégral du réseau « Paille de fer ». On la retrouve en Algérie, pendant les dures heures de l’O.A.S. où elle a dynamité la préfecture de Postagalène. Ensuite, elle donne asile pendant plusieurs mois au colonel Puduc, dont la tête était mise à prix par les sbires du grand Gaulle, de funeste mémoire. Rarement, Française aura servi aussi efficacement sa patrie. Fermez le ban ! Taratata taratata tara tara tara ! Reposéééééé Hhhharm’s !

— Tout cela est bel et bon, mon général, fais-je à ce vieil empafé débile, d’après le comportement de cette valeureuse créature, on peut donc penser qu’elle a hérité quelques ennemis de ses activités passées ?

— Et comment ! Toute une racaillerie judéo-communiste, vous le pensez bien ! Gibiers de sac et de corde ! Usuriers aux nez crochus, infâmes bradeurs de la France ! A mort ! Feu à volonté !

— Je crois savoir que vous dînâtes ensemble, ce soir ?

— Comment l’ignoreriez-vous puisque vous vous trouviez au même restaurant, à deux tables de la nôtre ? susurre la générale Prandurond.

Femme avisée, comme toutes, ayant l’œil et sachant s’en servir. Mais son con d’époux ne bute pas sur le détail.

— Oui, nous avons dîné ensemble, exact. La conversation de la chère Gilberte est un enchantement. Ses souvenirs sont légion.

— Et même Légion des Volontaires Français, souligné-je, ne pouvant laisser passer une possibilité de jeu de mots quand elle croise dans les parages.

Je poursuis ;

— Mme Duralaix vous a-t-elle fait part de quelque inquiétude concernant sa sécurité ?

— Que nenni ! Elle paraissait toujours aussi vaillante et sûre d’elle, malgré son arthrose de la hanche ! Inquiète, elle ? Foin ! Foin ! Foin ! Le courage, monsieur ! Le courage français à l’état pur. Messieurs, sabre au clair ! ajoute le kroum en brandissant sa cravache droit devant soi, chargez !

Et il pique des deux sur sa monture immobile, en un rush imaginaire qui le mène très profondément dans les lignes ennemies.

Dominique me regarde d’un œil significatif. Elle pense que nous n’avons pas grand-chose à espérer de cette baderne en délire. Fraîche émoulue, comme on dit puis dans les livres, elle ne sait pas que l’humus de la déraison peut être aussi fertilisant que celui de la raison, ainsi que l’écrivait si bellement M. Jean-François Revel dans son éditorial à trous consacré au développement du saut à la perche chez les ingénieurs du son.

Mais l’Antonio, le vrai, le grand, ne s’avoue pas vingt culs. Il gratte le pus de la sottise pour aller jusqu’au cœur du mal, comme l’a dit avec humour Félix Le Canuet au mille huit cent douzième congrès de Villeneuve-la-Garenne.

— Mon général, madame la générale, réattaqué-je imperturbablement, tout me porte à penser qu’au cours de ce repas que vous prîtes, Mme Duralaix a fait allusion à l’attentat de la plage.

Deux points, j’ouvre les guillemets et attends que ce couple singulier remplisse les blancs.

— Si fait, si fait, admet Prandurond. L’émotion a été vive dans la région. Que ces salopards de gauchistes viennent jusque dans nos bras égorger nos fils, nos compagnes, plonge notre honnête population dans le plus noir courroux. Imaginez ce qui se serait passé si, au lieu de tuer je ne sais quel petit valet d’outre-mer insignifiant, la bombe avait réduit en bouillie une partie de la clientèle du Prieuré Palace ! L’élite du pays, positivement : chefs d’industrie, joueurs de golf, cavaliers de haut vol, dames aux beaux atours ! Vous l’avez regardée, la clientèle du Prieuré Palace, monsieur ? Pas de la gnognote ! Dior et Van-Cleef, Hermès et Louis Jourdan ! Nourrie par Hédiard et Fauchon ! Rolls, Jaguar, Mercedes dont la moindre fait 4 litres 5 ! Messe le dimanche ! De l’Israélite, certes, j’en conviens, mais de classe ! La rue des Rosiers, mon cul ! Si je vous disais : ma promenade favorite, c’est ça : le Prieuré Palace. Je m’y rends presque chaque jour. M’accoude à la rambarde pour les regarder manger en plein air, ou bien me glisse jusqu’à la piscine. De toute beauté ! Ce qui subsiste de France française est là. Elégante, discrète, bien élevée. On voussoie encore, on y pratique les subjonctifs les plus risqués. Les enfants y sont sains, les femmes soignées, les hommes énergiques. Riches, quoi ! L’opulence, qu’on le veuille ou non : ça paye !

Il laisse aller sa jument au pas, qu’elle reprenne souffle. Lui tapote aimablement la jambe de sa cravache caressante.

— Et que vous disait Mme Duralaix au sujet de cet attentat ? insisté-je.

C’est la générale Prandurond qui répond :

— Gilberte affirmait que l’affaire allait être résolue rapidement. Contrairement au général, elle prétendait que les gauchistes n’étaient pour rien dans cet attentat.

— Billevesées ! hurle l’ancien officier supérieurement supérieur. Les gauchistes sont à l’origine de tout ce qui se fait de mal sur cette malheureuse planète en déliquescence. Ils sont les termites qui grignotent les piliers de la société.

— Quelle était la version de Mme Duralaix ? demandé-je, tourné vers la générale.

La dame blanche hésite, regarde son mari.

— Elle prétendait que cette bombe avait été placée là par l’I.R.A. et qu’elle était destinée au prince Charles que nous allons avoir la joie d’accueillir demain.

— Qu’est-ce qui l’induisait à cette certitude ?

— Un compagnon de jeu avec lequel elle a travaillé sous l’Occupation à l’assainissement de la France.

— Et comment ce monsieur était-il au courant ?

— Il appartenait à des services de contre-espionnage jadis. Ses relations internationales sont restées nombreuses.

— Vous parlez de compagnon de jeu, quel jeu pratique votre amie ?

— Elle passe tous ses après-midi au casino. Son vice, à quoi bon le cacher puisqu’elle-même n’en fait pas mystère, c’est la roulette. Elle joue très prudemment, ayant mis au point une martingale qui lui permet de vivoter et qu’elle a baptisée la méthode Stendhal.

— Pourquoi Stendhal ?

— Parce qu’elle ne joue que le rouge et le noir, en bout de séries et en doublant sa mise quand ça ne sort pas.

— Et l’ami en question joue avec elle ?

— Du moins, en sa compagnie. Lui a une autre recette basée sur les finales, je ne saurais vous en dire plus, n’étant pas joueuse personnellement.

— Vous savez le nom de ce monsieur ?

— Non, elle est très discrète dans son genre, Gilberte. Elle parle de lui en l’appelant familièrement « mon copain René ».

Je visionne le minois de Dodo. Elle est frémissante, ma jolie consœur. On progresse, on progresse.

Un gros badaboum se produit : le général qui vient de tomber de cheval, s’étant endormi.

* * *

Et alors tu verrais le Vieux, à la table du baccara, le crâne en rutilance sous les larges abat-jour verts, neuf et flambant, neuf et flambeur ! Accaparé par le jeu pis qu’un chirurgien par l’incision qu’il vient d’effectuer dans un ventre. Superbe.

Je cherche Michèle du regard et la découvre à la roulette, derrière une double pile de plaques de bon format. Moins passionnée que mon vénéré patron, plus amusée qu’attentive, et jouant avec une certaine nonchalance, mais de manière circonspecte.

Mon aimable collègue est intimidée par la gravité des lieux. Ce silence de cathédrale que rompent les oraisons des officiants. Le cliquetis de la roulette bien huilée, le raclement des râteaux moissonneurs, le bruit fluide des cartes, le tintinnabulement[12] de la boule en train de taquiner les aortes, les petites toux avortées, les soupirs comprimés, le manège des pieds nerveux sous les chaises, de rares chuchotements : la messe, quoi ! Le culte ! L’apothéose des poches vidées.

J’avise le chef des jeux et m’approche de lui, ma brèmouse au creux de ma dextre afin de ne point trop effaroucher qui me regarderait en cet instant.

Lui, il ne s’émeut pas, hoche la tête de profil, sans me voir, ainsi font messieurs les agents auxquels tu implores ta route.

— Vous avez une cliente fidèle, vieille dame boiteuse, qui ne joue que le noir ou le rouge, vous y êtes ?

Il opine, toujours de profil.

— Elle a un copain qui ne quitte pas non plus votre écrémerie, un type dont la marotte se porte sur les finales, vous voyez toujours, monsieur le fakir ?

Nouvel hochement de tête, mais plus guindé, en vraie renfrognerie. On ne veut pas d’histoire et on me conseille de n’en pas faire.

— Ce joueur se trouve-t-il ici ce soir ?

— Pourquoi ? demande mon terlocuteur dans un souffle, comme dans sa guitoune un confesseur s’informe du nombre de fois la petite madame Fignedé est allée au fade avec le quincaillier.

Je hausse mes lèvres au niveau de son lobe :

— Parce que, lui expliqué-je avec assurance. S’il est ici, vous voulez bien me le désigner ?

Le chef des jeux (ou son sous-secrétaire, je ne sais) secoue la tête.

— Il ne vient que l’après-midi, tout comme la dame dont vous parlez.

— Alors vous allez me refiler ses coordonnées, mon cher.

— Mais c’est-à-dire…

— C’est pas à dire, c’est à faire. Ne me racontez surtout pas que vous ignorez son nom, puisque vous délivrez une carte à tout joueur, fût-ce pour une journée, or, ce monsieur est un vieil habitué…

Pincé des lèvres, des épaules et du rectum, il m’entraîne à l’extérieur de la cathédrale, dans la sacristie où se tient le contrôle.

Et, deux minutes plus tard, montre en main, j’obtiens ce dont.

René Creux, allée des Palmiers, 118.

Je vais pour avertir ma collaborateuse d’une nouvelle décarade, et quelle n’est pas ma stupeur de l’apercevoir à la table de roulette, occupant la place primitive de sa maman.

Mme Bernier, sur ces entrechoses, m’arrive contre, la robe froufroutante, le sourire épanoui.

— Dodo a voulu tenter sa chance, me dit-elle, c’est la première fois qu’elle pénètre dans un casino. Pour ma part, je venais de gagner seize millions d’anciens francs, je lui les ai laissés afin qu’elle s’amuse un peu, mais il est certain qu’elle va me les perdre. Changer de main est toujours fatal dans ces cas-là.

J’y esplique que je dois repartir faire un peu d’enquête nocturne. Alors, elle me supplille de l’emmener avec, que ça doit être follement amusant (tu parles prince Charles !), excitant, tout ça… Si, si, de grâce (elle dit vraiment « de grâce », ce qui t’indique la classe de son langage) j’aimerais tellement me rendre compte. Bon, soite. Benoîte, venoite avec moite.

Par chance, un taxi perdu passe sur le bord de mer. Je l’hèle.

* * *

L’allée des Palmiers se trouve tout près de la place des Palmiers, et sa principale caractéristique est qu’elle ne comporte aucun palmier.

Le 118 est affecté à une bicoque sans intérêt, coincée entre deux immeubles modernes, ultime vestige d’un La Baule en voie de disparition. Le jardinet qui l’entoure ne doit pas excéder trois centimètres carrés (à peine carrés d’ailleurs, disons plus simplement, pour rester dans les normes — ou l’hénorme — qu’il s’agit de mètres pointus).

Tout comme la demeure à feue Gilberte Duralaix, le logis brille de tous ses feux.

Je me pointe, je sonne, et c’est l’homme à la veste blanche qui vient m’ouvrir. Je sais bien que l’Histoire (les miennes surtout) n’est qu’un éternel recommencement, mais tout de même, y a une pointe d’abus.

Le gars me sourit.

— Décidément, nos pistes se croisent et s’entrecroisent, remarque-t-il. Par contre, vous avez changé de partenaire.

Pour toute réponse, je lui tire un crocheton au bouc qui le soulève de terre et le fait retomber assis, pareil à une poire mûre.

— Vous voudrez bien excuser ma vivacité, lui dis-je, tandis qu'il s’ébroue, c’est la monnaie de tout à l’heure.

Je ne puis en proférer davantage, car ses deux sbires jaillissent de l’ombre, armés de matraques et se mettent à m’invectiver la nuque à coups de goumis. Mes idées se brouillent, mes gestes défensifs se font pâteux et deviennent vite inutiles. Qu’en fin de règlement de compte, je me retrouve à quatre pattes sur le carreau, la tronche pendante, avec des idées aussi nettes que celles d’un noyé repêché après deux mois d’immersion. Je reste un instant dans le vague, à écouter les cloches. Pâques dans toute sa splendeur ! Le gros bourdon, les frêles clochettes, toute la quincaille de clocher : ding dingue, dongue, digne d’un don, digue dindon, tic d’un con, king Duncan, etc.

Michèle s’est agenouillée à mon côté, me caresse doucement la tronche, à doigts juste effleureurs. M’effeuille les brouillards : je t’aime, un pneu, boy scout, passivement, ras-du-cou ! C’est tendre, c’est bon. Sa bouche sur ma joue. Et puis qui se rapproche du point de rencontre. Lèvres à lèvres. C’est suave, parfumé, enivrant ! Quelle femme fabuleusement exquise ! Je réanime. Avance mes mains à palpons. Trouve ses formes. Les déforme sous ma pression sanguine. Une poitrine de fer dans un soutien-gorge de soie ! Et sa peau : du velours surchoix ! Pas demain la veille qu’elle sera obligée de se la faire repasser pour en gommer les plis. La chérie, l’extra-belle. Mes idées cessent un peu de tanguer. Je me réintègre, deviens recueilli, comme M. Brejnev à la sortie de la messe.

On est là, à genoux chez un quidam qu’on ne connaît pas. Face à face, mains égarées, z’yeux chavirés, souffles en délire. Je lui roule une pelle, une pioche, un râteau, une binette, une houe, deux houppettes, les « r », vingt cigarettes, un râ, une pierre qui, ma bosse, une brouette, carrosse, un tapis, les manches, des épaules, des yeux, une larme, et puis je ne sais quoi de plus, mais y en a.

Instant suave, goût suave (the queen, la pauvre). Félicité totale. Ensorcellement. On, s’étreint (de marchandises). Je serais cap’ de la prendre, là, sur le seuil de ce monsieur inconnu. Mais ne serons-nous pas mieux en la douillette literie du Prieuré Palace, ce select établissement de l'establishment : classe, service impec, prix de la langouste selon grosseur.

C’est bien pourquoi je me relève et l’aide, moi l’assommé, à se remettre debout, elle, l’ineffable personne.

Attendez-moi un instant, fais-je.

Ah oui, que je te dise ; les visiteurs du soir se sont esbignés. L’homme à la veste blanche et sa joyeuse équipe ont taillé la route pendant que je digérais ma tisane de coups de trique.

Le crâne me zonzonne, façon ventilateur dans un modeste motel d’Afrique. Je me le prends à deux mains, n’en ayant pas davantage, et visite la maison.

Le sieur René Creux est dans sa chambre, avec une praline dans le chignon, exactement comme sa vieille camarade de jeux. Son sang est sec. Il a été refroidi avant la boiteuse. Ce qui me fortifie dans la certitude que ce n’est pas l’homme à la veste chose le meurtrier. On dirait qu’il enquête de son côté, Prosper, et que ses investigations le conduisent chez les mêmes personnes que moi (si j’ose m’exprimer de la sorte).

René Creux était un petit bougre chauvasse, grisâtre, râpé, affligé d’un nez à cratères, de valoches à soufflets sous les lotos, et d'un râtelier que l’impact de la balle lui a fait jaillir du clappoir.

Il se trouvait en pyjama couleur de misère mal lavée au moment de son décès fortuit.

Je fouinasse dans sa casa, mais mes devanciers l’ont fait avant moi… Seule chose intéressante à noter, il y a une quantité d’armes à son domicile : des pistolets dans les tiroirs, une mitraillette sous son lit, des balles de tous calibres dans des cartons, sans parler de couteaux à cran d’arrêt et de fioles suspectes dont le contenu verdâtre raconte des morts shakespeariennes. Un curieux loustic, vraiment !

Michèle, toute pâlote, se tient agrippée au dossier d’un fauteuil.

— C’est la première fois que je vois un homme assassiné, s’excuse-t-elle. Mon Dieu, quelle horreur ! Et dire que ma fille a choisi un métier qui l’obligera à côtoyer de pareilles choses !

Je la cueille par la taille.

— Venez, Michèle.

— Qu’allez-vous faire ?

— Aller me coucher, dis-je et je vous engage à en faire autant et même à le faire avec moi, mon amour !

Elle ne répond rien.

Kennedy rein con sang !

Cette fois, il n’y a plus de taxi. Va falloir go-homer à pince. On gomme, donc.

Mais au bout de cinq pas (peut-être six, laisse-moi réfléchir… Oui : six !) une voix de mélécasse nous interpelle (à charbon, évidemment, vu qu’il fait nuit noire).

— Hello, m’sieur-dame !

Je nous stoppe. La voix sort d’une auto remisée sur le trottoir, toute de traviole, une aile ayant même percuté la grille d’une propriété. Il s’agit d’une Renault 4 blanche, sur le flanc de laquelle il est écrit : « Serrurerie BOUDIN et Fils, 8 rue Paul Hisson, Le Croisic. »

M’en approche.

Pour apercevoir, à l’intérieur, un pionard en pleine distillation. La lumière d’un lampadaire voisin me découvre une bouille d’alcoolo professionnel, violine, veinée, boursouflée. Deux yeux de gélatine clignotent faiblement. L’intérieur du carrosse sent le vin qui a déjà servi.

M. Boudin (s’agit-il du père ou du fils ?) articule :

— Mande pardon de m’escuser, mais j’ voudrais savoir c’ qui se passe dans la crèche à m’sieur Creux.

— Vous le connaissez donc ? m’étonné-je.

— C’t’ un client, rétorque l’éminent serrurier défoncé.

— Pourquoi pensez-vous qu’il se passe quelque chose chez lui ?

— Ça fait une chiée de temps que j’ m’ai arrêté ici, sur la fin de la soirée, en quittant chez l’Arménien où on a un peu éclusé. Moi, quand j’ me sens tout mou, j’ai le réflesque d’pas conduire. Qu’ensuite, ces emmanchés vous font souffler dans l’ ballon et qu’on s’y retrouve pour la nuit, au ballon, sans préjudiciable du permis qu’ils vous sucrent, les vaches, merde !

— Et il s’est passé quoi, depuis que vous êtes stationné là, cher m’sieur Boudin ?

— Vous m’ connaissez donc ?

— Un homme de votre réputation, ce serait malheureux !

— C’est marrant, moi j’ vous remets pas.

— La gloire consiste à être connu de gens qu’on ignore. Alors, que s’est-il passé ?

— Toutes ces allées-venues, un vieux zig si peinard…

— Il a reçu beaucoup d’visites ?

Boudin (père ou fils ?) me virgule un coup de lance-flammes au calva frelaté qui anéantirait la population d’une ruche.

— Ça n’a fait qu’ ça ! Y a réception, chez lui ? M’étonnerait, un casanier comme ce type ! Et radin, faut voir !

— Qui donc est venu ?

Je distingue mal le visage vinasseux et calvadé de mon terlocuteur. Sa figure naufrage dans des bouffissures et tuméfiances, veinures, replis, sillons abreuvés par un sang qu’impur.

Sa bouche est une plaie, son regard deux autres plaies. Ses cheveux en bataille ressemblent à un emballage de mauvaise qualité. Mais il est sympa, nonobstant ces malfichances. Boudin. Des relents de gentillesse partent de lui avec les relents d’alcool.

Il se concentre.

— L’est d’abord venu une religieuse dans une Ami 6.

— Une religieuse en uniforme ?

— Comment t’est-ce aurais-je su qu’y s’agissait d’une bonne sœur, sinon ?

— Ensuite ?

— Ensuite, l’est venu un type dans une bagnole américaine claire.

— Un type comment ?

— Plutôt maigre. Y portait un pantalon clair, un blouson noir et un chapeau de cuir noir. Bizarre, hein ? Pas français.

— Ensuite ?

— Ensuite, l’est venu plusieurs gens, dont un avec une veste blanche, une fille fringuée de vert, deux autres qu’ont resté dans l’auto…

— Et puis ?

— Et puis, vous, farceur ! C’est pourquoi que j’ vous demande c’ qu’a eu chez Creux ?

— Une petite sauterie, réponds-je.

Et je mens à demi, car ne lui a-t-on point fait sauter la cervelle, à ce type ?

Boudin s’ébroue.

— Bon, c’est pas l’ tout, faut que je vais rentrer, vous avez l’heure ?

— Deux heures moins dix.

— Ma bourgeoise a l’ sommeil en plomb, heureusement. Je peux vous déposer quéqu’ part ?

Gentil, ce mec, non ?

Évidemment son auto n’est pas la voiture de maître dont je rêve pour véhiculer Michèle, mais l’essentiel est que nous nous retrouvions le plus vite possible entre quatre murs, elle et moi, non ? Ma viande s’impatiente.

— Si ça ne vous ennuie pas trop de passer par le Prieuré Palace…

— Pas du tout, montez. Vous prendrez la p’tite dame sur vos genoux. Vaut mieux ça qu’un sac de patates, hein ?

Il rigole.

Et bientôt démarre sans trop accomplir d’embardées.

— Vous êtes le père ou le fils Boudin ? questionné-je, afin de mettre à jour un tourment lancinant.

— J’ suis le fils et le père, répond-il avec le ton empreint de solennité des gens qui sont les maillons d’une dynastie.

Загрузка...