AHURITRE XVI

Il ne veut pas me suivre tout de suite après le repas, Béru.

— J’te demande un’ p’tite plombe de battement, il me supplille.

Je m’informe, mais il rechigne. Chevalier Mystère, présent !

— J’ peux quand même pas tout t’dire ce dont ma vie s’ compose, Mec.

Tout de même, craignant que je prenne en mauvaise part sa discrétion, il chuchote :

— L’onc’ Lemmuré est un vieux gredin qui n’ fait rien pour rerien. Si qu’y nous invite dans son hôtel, c’est pour un motif, tu penses.

J’attends, les yeux en forme de point d’interrogation, le visage glacial, les lèvres serrées comme des fesses d’alpiniste en train de dévisser.

Sa Rigoureuse Majesté m’entraîne à l’é, tu sais quoi ? Cart ! A l’écart.

— En deux mots commençants, il fait en me triturant un bouton de veston ; j’ sus t’engagé par lui comme Trique-Jockey.

J’étonne de la prunelle. Du verbe aussi.

Trique-Jockey ?

— V’là : son hôtel périclinait. L’an dernier, on est v’nus à l’improvise, moi et Berthy. Y f'sait la hure, ce sagouin. Ce qui nous a pas coupé les z’émois. L’ soir venu, comme tous les soirs, j’embroque ma chère âme. C’ soir-là, on a t’été plus brillants et plus bruyants qu’ordinairement d’habitude. La toute grande fantasia, mon Seigneur. Ça a foutu le tricotin à tout l’hôtel. Un ramadan terrific, t’aurais vu ! l' lend’main, y a des pensionnaires qu’avaient débauché des potes d’aut’ albergos du voisinage pour qu’y profitassent élégamment d’ la corrida. L’ Vieux a tout d’sute retapissé les parties qu’il pouvait tirer d’la chose et y nous a invités à jouer les prolongations. Y s’en est suivi des cas d’ sauvetages in extrémité en c’ qui concernait des dames seulâbres que not’ dialogue des Caramels excitait trop fort et qu’y fallait que j’allasse éteindre dans la foulée. Un petit coup de piston par-ci, un brin d’ minette chantée par-là, j’ai joué d’la tringle et du finger à société, jusqu’à ce que la populasse soye comblée. D’puis lors, ça désemplit plus, sa crèche. Y sert Canigou et Ronron aux clilles, mais les gaziers s’en tamponnent : y z’achètent des cornets d’frites dans la journée, pour compenser. Ce dont qui les fascine, c’est la noye, mon pote. Bon : il est l’heure qu’on entre z’en scène ! Berthe ! T’es parée pour l’ duel d’amour, ma colombe ?

Docile, la baleine emplie de sardines se lève et suit son soigneur et maître.

— Tu peux viendre av’c nous, propose Bérurier : on n’ pratique pas en chambre, mais près d’la chaudière du chauffage central, qu’est éteinte, mais dont à laquelle la tuyauterie est conducteuse du bruit.

Étant d’un esprit curieux, sans cesse avide de découvertes, au plan de l’humain, je file son train au couple.

L’oncle Lemmuré emporte précipitamment sa grande fille sur le port pour une promenade nocturne, qu’il assure propice au sommeil.

Les deux Béru disposent chacun d’une chaise. Ils s’assoient donc, face à face, lui, les jambes croisées, un bras passé sur l’accoudoir. Elle comme une personne de bon maintien, en attente dans le salon de son gynéco.

Discret dans l’indiscrétion, je vais m’adosser au fond du studio d’émission.

Sa Rondeur se ramone les amygdales.

— Bon, t’es parée, la Mère ? il s’inquiète.

— J’ai ! répond B. B.

Lors, le Mastar se met à travailler de la jambe droite. Il appuie sur un engin que je n’avais pas remarqué encore et qui est un gonfleur à canot pneumatique bricolé, c’est-à-dire qu’on a adjoint des plaquettes métalliques aux bords du soufflet. Vigoureusement actionné par le pied béruréen, l’appareil produit un grincement identique à celui d’un sommier fortement sollicité.

Alexandre-Benoît force l’allure, rigoleur. Au bout de quelques minutes d’exercice, il murmure :

— Allez, à toi, ma poule !

Berthe attaque dès lors sa partition en exhalant une longue plainte modulée, moutonnante, qui s’enfle, retombe, pour remonter, passant de l’aigu au grave, puis se saccade en halètements brefs et précipités.

Le Gros approuve d’un hochement de tête. Sa voix s’élève à son tour. Sobre au début, avec des accents farouches.

— Ahhhhhhmmmmmr ! dit-il.

— Vouahouhahaha ! répond sa dulcinée.

— Ahoooooooo ! enchaîne le Valeureux.

— Mrrrouiiiiii ! riposte sa Merveilleuse.

C’est le prélude. De la plainte articulée, on passe à l’interjection fortement brandie :

— Ahhhh !

— Ahhhhhrrrr !

— Oh ! Oh là là !

— Haaa !

— Ahhh !

— Haaaaaa !

— Ahhhhhh !

Et ensuite, aux mots. Brefs, toujours. Ardents !

— Tiens !

— Oui !

— Tiens !

— Encore !

Puis aux embryons de phrase :

— Plus vite !

— Comme ça ?

— Fourre !

— Arrête-toi pas !

— T’es fort !

— T’es belle !

— T’es énorme !

— Remue pas tant, qu’autrement sinon, je vas partir à dame !

La première phrase enfin ! Parfaitement construite ; avec verbes, le signe indubitable qu’elle est véritablement phrase. Le verbe ! Ce cœur du langage !

A partir de ce signal, chacun se met à rivaliser d’ingéniosité, d’audace, de véhémence. Chacun donne libre cours à sa poésie naturelle, à sa fougue sensorielle. Et ça devient vite très beau.

Comme du Racine.

Alexandrins ciselés à la main.

Exemple :

Berthe :

— Ah ! Dieu, c’est pas possib’ d’en avoir un’ pareille !

Béru :

— Remue ton cul, ma poule, et cess’ de causer ! Berthe :

— Oh ! la, oh ! là, oh ! là, je pars complèt’ment toute !

Béru :

— Pars pas sans moi, chérie, tu connais pas la route !

Le tout entrecoupé de râles, de petits cris vifs d’assaillant à saillie. De pâmade du Tigre. Ça feule, ça miaule, ça rugit, ça barrit, ça Dubarry, ça blatère, ça cancane, ça bêle, ça cacabe, ça margote, ça hennit, ça brait, ça hulule, ça grogne, ça glapit, ça glousse (elle glousse, Esther, comme disent les Anglais), ça pépie, ça mugit. Et tu continues tout seul, moi, ça me fait tarter.

Tout l’hôtel en vibre, grâce à cette vénérable tuyauterie, admirable conductrice de la foutrance béruréenne. Le concert s’amplifie. On entend démarrer des sommiers, des vrais, dans les étages. Que c’est à se croire dans une usine de tissage (bravo Jacquard ! Et merci !). La manière dont ça tagadatsointe frénétiquement, bas en haut, droite à gauche, sur rue, sur cour. Chiares ou pas chiares. Hardi ! Sus ! Suce ! Tout l’hôtel à tonton Lemmuré se met à giguer du cul ! Course de troïka à la cour de Pierre-le-Grand ! Tagadatsoin ! Tagadatsoin ! Et tsoin donc ! Poum ! Pif ! Paf ! Oh ! que oui : paf et repaf ! Les chants de chair s’élèvent. Sublimes, pis que du grégorien à l’abbaye de Saint-Benoît. Les Béru décélèrent leur passion bidon. Ils défeignent.

— V’là, y sont su’ lord bite, maint’nant, déclare le Trique-Jockey, satisfait. J’ai juste l’ temps d’aller écluser un petit gorgeon de muscadet avant qu’ les dadames seulâbres envoyent des télexes-consommateurs d’urgence.

Nous remontons. Il n’a même pas le temps de picoler, l’Enflure, vu qu’une houri charivareuse, en peignoir non fermé gesticule au détour de l’escadrin, en réclamant de la bonne chibrée bien fraîche.

Il va s’exécuter sans trop rechigner. Berthe le regarde s’éloigner en soupirant :

— C' qu’il a, mon homme, c’est qu’il a pas peur des mouches. C’est un garçon délicat qui rebuffera jamais une personne âgée en manque de tendresse. Si j’ vous dirais, commissaire, ce à quoi il est capable, ce serait rien de le dire.

Fière de son compagnon, elle se remet les pendards en position de pare-chocs dans leur monte-charge respectif.

* * *

Il est installé auprès de moi dans ma chignole, le Gros. Pomponné à la diable. Heureux de lui et de vivre si justement l’existence qui lui fut impartie. Il est presque beau. Beau comme un homme aimé.

Il me guigne du coin de l’œil, un sourire béat aux lèvres. Parfois, il exhale un renvoi riche en remugle de sardines à l’huile d’olive vierge, et de chatte pas vierge au déodorant corporel Good Frifri spray suractivé. Mission remplie ! Dame également. Une femme de notaire, veuve depuis des années. Des rhumatismes articulaires la privent de ses pratiques solitaires compensatoires. La vie est dure pour le troisième âge !

Il l’a fait reluire somptueusement, cette chère douairière (de douairière les fagots). Il raconte pour mieux se repaître de sa charité. Juste un petit brouti-broutage liminaire, et puis hop ! L’enfilage classique. La sobre tringlée, manière de lui arpenter le parvis, bien qu’elle démène du prose, Mémère. Le calçage rapide : tout vêtu, façon cosaque s’embourbant une paysanne dans les steppes de l’Asie Centrale chères au camarade Borodine (je l’appelle camarade, mais il était fils naturel de prince). Elle est allée au superfade rapidos, en dame trop sevrée qu’un greffier frôleur de jupes déclenche, la pauvrette ! Travail rapide, certes, mais efficace. Sa seule cliente pour ce soir. Elle était déjà ici l’an dernier. Demain, la chose se propagera et il aura plus à faire, l’ignominieux. Les gonzesses en rut, c’est comme les pauvres : quand t’en brosses une, faut te payer les autres idem !

Et bon, il est prêt, le César du troulala. Paré, ne manque pas un bouton de guêtre à sa braguette, comme disait Bazaine qui disait n’importe quoi.

Il change de converse.

— Pourquoi que tu m’as attendu, l’Artiss ? T’eusses aussi bien pu aller r’lever le compteur tout seul.

Le gros coquin ! Il veut me l’entendre avouer que j’ai besoin de sa pomme, ce soir. Que j’ai le cœur en berne de Félicie et de tout le reste et qu’il me faut un peu de chaleur, un peu de tendresse. C’est mon gros toutou fidèle, Alexandre-Benoît. Ma bouillotte d’âme.

— Justement, j’ignore où tu l’as fourré, ton compteur.

— Tu m’y aurais d’mandé, j’ t’y eusse dit.

Il a besoin que je m’affole, quoi, le gueux.

S’il y tient, après tout.

— Peut-être que j’ai besoin d’une couverture chauffante pour m’emmitoufler le moral, Gros.

Alors sa rude main gauche, gauche mais forte, et tout autant meurtrie que l’autre, se pose sur mon épaule.

— Tu la reverras, ta mère ! promet-il.

Mon pare-brise s’opacifie à cause de deux sortes d’espèces de larmes qui ne se décident pas à larguer mes cils inférieurs. Y a des fois, t’es en état de pleurance, mais tes lacrymales ont la prostate. T’as beau essayer de t’égoutter la tronche…

Je tente de siffloter. Inutile, j’ai comme du citron aux lèvres.

— Tu sais qu’y faut qu’on va dépatouiller tout ce bigntz c’te nuit ? déclare brusquement l’Effervescent. J’y sens. J’ sus dans une forme carabinée. J’ renverserais des montagnes. Ça m’vient du coup tiré av’c la vieille. On dix rats ce con vœu, mais quand tu fais l' bien, y t’en reste qué’qu’ chose, Mec. Quelle heure est-elle ?

Je lui désigne le cadran de ma tire.

— Onze plombes moins vingt, c’est la belle heure pour attaquer une nuit blanche, affirme le Sentencieux.

* * *

Tout est éteint dans la villa « Les Colombes », Impasse de la Médisance.

Le silence règne presque, à peine troublé par un téléspectralecon qui mate un vouestem tout en détonations. Que juste les tagonistes ont le temps de placer un hurlement entre deux slaves.

Comme s’il était en manque de vacarme, le télespècedesalcon monte le son. Cette fois, c’est Hiroshima notre amour ! Tudieu, cette partie de casse-tympans !

Bérurier contourne un petit garage jouxtant la villa, dont les portes sont ouvertes. Il se juche sur une sorte de borne propice pour atteindre le toit plat de la construction annexe et se saisit d’une petite boîte métallique qui s’y trouvait.

Il s’agit d’un enregistreur à ondes plâtreuses dont l’antenne mesure à peine vingt-cinq centimètres, ce qui est la longueur moyenne d’un sexe masculin en tenue de parade.

Je goupille le nerveur de foumingite, rembobine le ruban et branche l’appareil. Pendant une chiée longueur de bande c’est le silence. Un silence crapoteux, coupé un peu, de-çà et ci et là et merde d’un bruit mal défini : pas, ronflement de voiture, geignement de gonds.

J’active la bobine, peu soucieux de me farcir ce concert pour sourdingue intégral pendant des heures. Je stoppe l’accélération par sauts de puce, vérifie que rien de valable ne s’est enregistré. Un marqueur de temps à consternance frappée m’indique que pendant cinquante minutes il ne s’est pas produit d’interventions sonores aux « Colombes » ; et voilà qu’en enclenchant l’émetteur, une fois de plus, j’entends une voix de femme. Pour lors, je retourne un tantinet soit peu en arrière, à minuscules giclées rétrogradantes. Et bon, je commence par le commencement, c’est-à-dire par une sonnerie bigophonique.

Celle-ci retentit deux fois et on l’interrompt alors qu’elle amorce sa troisième stridence.

La voix est assez feutrée, car la prise de son s’est effectuée à bonne distance de l’appareil. Je pousse l’ampli au maxi. Ça devient parfaitement audible, d’autant que j’y colle ma bafle pour me déchier les tympans du vouestern scabreux et pétaradeur.

Je reconnais la voix de Dorothée, la vilaine potesse de la pauvre malheureuse Isa, défuntée à la fleur de nave. Son accent et son espèce de projet de zozotement personnalisent son débit (de poisson).

Elle reconnaît d’emblée la voix de son interlopoildecuteur car elle fait simplement : « Alors ? » Et puis elle écoute. Et ça en cause longuet tant que je finis par me demander si l’appareil ne roule pas sur la jante. Mais non, l’organe de la Britannoche retentit : « Je pense que c’était préférable. J’arrive tout de suite. J’aimerais savoir l’endroit précis… »

On doit lui donner des indications car elle ponctue des « Yes… oui… good… bon… C’est cela… O.K. ». Tu vois ?

Ensuite d’alors elle raccroche sec.

Bruits de pas précipités. Des portes qui claquent. Assourdi, le ronron d’une chignolette de petite cylindrée (sans doute une 3cv : celle de la nonne qui se rendit chez feu Creux).

Le silence reprend, plus uni, plus constant. Et je sens de source sûre que rien désormais ne le troublera.

T’es d’accord ?

Un contrôle parce que je suis probe jusqu’aux doigts de pied.

Effectivement, il n’y a plus rien sur la bande qu’un joli silence d’ambiance, semblable à ceux qu’enregistrent les ingénieurs du son pour mettre dans les films où il en faut. Que tu verrais tout le monde, pendant que ça tourne, fermant sa gueule en se retenant de pouffer, comme des écoliers devant le monument aux morts, les onze novembre, lors de la minute de silence ; tout ça… Des choses, j’en parle que c’est à se demander pourquoi, ce besoin de dire, et de dire encore, comme si cela avait une quelconque importance, alors que c’est archirien de rien…

Et que moi, je tends l’appareil au Gros. Et il le rebranche, le rejuche qu’on ne sait jamais. Comme quoi je fais bien d’être toujours outillé et de traîner des flopées de gadgets dans ma chignole, façon James Bond, en petit certes, en français. On fait ce qu’on peut, nous autres, sans idées, sans pétrole, avec seulement un certain sens de la démerde.

— Ça t’a allumé, Mec ? il s’inquiète.

J’y fais signe (si j’étais Saint-Saëns — l’unique — j’y ferais cygne…[34]) de me laisser cogiter. Je pense avec beaucoup d’alacrité, de verve, de détermination et d’encore un tas de choses. Moi, tu me connais un peu mieux maintenant qu’on se connaît bien, pas vrai ? Quand je viens de morfondre dans des angoisses, du noir, des paniques internes, le moment se pointe où mon esprit regimbe et prend de l’altitude, de la latitude, de la longitude et du poil de l’ablette, comme disait un de mes amis qui demeurait rue Jean Goujon. Et voilà ce qui se produit, mon neveu ! L’élévation. La toute grande. Je survole le problo kif les engins spéciaux des Russes et des Amerloques qui se guignent du très haut des cieux, mais avec des objectifs capables de déterminer la couleur des poils occultes d’une bergère en train de se faire caramboler derrière une meule.

Oh ! oui, oui oui oui… Je vois. J’entrevois, j’entre-pige ! Le côté : « Mais bon Dieu c’est bien sûr » au pauvre père Bourrel.

— Suis-moi, esclave !

Le Gravos loufe très fort en guise de réponse et sa déflagration intestinale surenchérit sur les péripéties du vouestem (très terne).

* * *

La nuit est clairée de lune (je n’écris pas « éclairée de lune », mais « clairée », hein, les potes de l’imprimerie ?). La cabane de la clairière est pauvre mais bien close. Comme je parviens, un gendarme se détache de l’ombre et nous surgit contre, braquant sur nos avenantes physionomies le faisceau d’une torche mal torchée (y a des cacures de mouches sur la vitre).

— Qui va là ? dit-il, ayant lu la formule dans un feuilleton sur la guerre de quartz-orge-disent-oui retrouvé dans le grenier de sa grand-mère qui vient de déménager pour se rendre au caveau familial de grande instance.

Pandore jaillissant de sa boîte. Les formalités zuzuelles : brèmes et présentations. Explication évaso-fumeuses. Le gendarme salue, marri.

Je procède à ce dont je suis venu pour. Béru m’aide, la loupiote du gendarme nous aide. Je mate la cabane. Je mate le sous-bois. Je mate le chemin de traverse aux ornières moelleuses comme des cuisses de caissière. Je prospective. Je suppute, comme disait une radasse du Sébasto. Et alors, tu ne sais pas ? Eh bien, je te le vais dire sans te réclamer un fif de supplément, mon gamin. J’extrais de ma fouille le pistolet d’Al Bidoni.

Je vise la brioche du Gravos. Presse la détente (Est-Ouest). Poum ! Le Mastar me fixe avec éberluance. Il est resté debout, voulant rester proscrit, écrirait Hugo. Une tache rouge s’élargit sur sa limouille qui en comporte bien d’autres, et des moins appétissantes.

— Niamey Tananarive, bafouille l’Emblème, ce qui, traduit de l’émotion, veut dire : « Non, mais qu’est-ce qui t’arrive ? ».

— Tu as eu mal ?

— Non, mais j’ai été surpris. Ça fait tout froid.

Il éclaire son bide pour mieux étudier la tache.

— T’y vas fort, tézigue ! Une chemise toute neuve que je m’avais ach’tée aux vacances dernières !

— Ne te tracasse pas. La tache rouge partira toute seule. En ce qui concerne les autres, là, je ne promets rien.

Le gendarme assiste à cette séance de music-hall avec l’air de se demander si c’est encore loin l’Amérique.

— On se fait toujours des farces pendant le travail, j’y esplique, les petites blagues, tout comme les petits ruisseaux de diamants entretiennent l’amitié.

Et bon, il acquiesce, comme quoi c’est possible et qu’il n’a rien contre, sauf la fois où le sous-brigadier Auvrecon avait glissé des tomates archi-mûres dans ses brodequins.

— Al Bidoni était en cheville avec ces deux filles, déclaré-je à Bérurier. Quand j’ai embarqué la môme Isa, il nous a suivis, a attendu que je me la sois payée, puis il est venu et a feint de la tuer.

— Et elle, de son côté, a feindu d’être morte ? continue le bon élève surdoué.

— En effet. Alors, je te vas poser une question, mon Tout Chérubin : pourquoi ce cinématographe indigne d’un film de série « Q » ?

Mister Gras-Double s’efforce de jouer au miroir de Marguerite. Et quand il a terminé, il accouche de sa déduction :

— Je crois venir de comprendre, Mec.

— Alors exprime-toi dans ce clair langage qui a fait ta renommée et ma fortune.

— Ce gonzier, d’après selon ce que t’as découvri, est de la C.I.A. ?

— Affirmatif.

— Y marnait en poule avec les deux souris ?

— Exact.

— Et y prétendait avoir enlevé ta môman ?

— Oui, hélas.

— Alors, tout est clair comme de l’auroch, mon pote. Pourquoi qu’il a kidnappingé ta mère ? Pour avoir barre sur toi !

— Certes.

— Pourquoi qu’il a fait semblant d’ scrafer la donzelle ? Pour que tu croyes qu’il est capab’ de tout, y compris de buter Maâme Félicie. Tu me files le dur ?

— Pieds nus et la corde au cou, Gros.

— En somme, ce gars voulait qu’ tu l’ prendrais pour un tueur.

— Sans nul doute ; mais dans quelle intention ?

— Parce qu’il voulait apprendre quéqu’ chose de toi, eh, pomme à l’huile !

— Qu’aurais-je pu lui apprendre, juste ciel ?

— P’t’être que t’en sais rien, p’t’être que tu sais sans t’en rend’ compte. En tout cas, lui, il croyait dur comme ferme que t’étais au parfum de ce truc en question.

— Mais, saperlipopette, dis-je avec un grand sens de la mesure, car, en bien d’autres cas plus ou moins similaires, je n’aurais pas manqué d’exclamer « mais, bordel de Dieu » ; mais, saperlipopette (donc), nous étions positivement du même bord, lui et moi. Il eût été très simple de sa part de me prendre à partie délibérément au lieu de se livrer à cette comédie !

Le Mastar a toujours le coup de jugeote imparable.

— Tu voyes les choses z’ainsi, lui, y les voiliait t’autr’ment, qu’ veux-tu qu’ je te dirais !

Évidemment.

Le pandore qui a dîné avec les anges (qui pandore dîne, comme le répète sans cesse Jean-François Revel dans ses articles de fond à tiroir) dégage un sandwich anti-bourrasque de sa giberne gendarmière. Un pain d’une livre découpé dans le sens de la longueur et farci de harengs et d’oignons frais. Se met à dépecer ce monument à pleines dents plus ou moins cariées sous le regard tout de suite saliveur de Bérurier.

Pour ma part, je continue de phosphorer allegretto.

Donc, il y a eu, concernant Isa, simulacre d’assassinat. Al Bidoni fait mine de la trucider, elle mine d’être morte. Il s’assure de ma personne. Mais moi, emporté comme tu sais, je le mets K.O. et m’en vas.

Que se passe-t-il ensuite ? La môme risque un z’oeil à l’extérieur. Elle avise son copain allongé. Au lieu de lui porter secours, elle l’étrangle au moyen d’une méchante ficelle de chanvre qui passait par là. Pourquoi ? Je donne ma langue.

Bon, la gosse vient de trucider l’Américain. Du moins est-ce ainsi que j’entrevois les things. Elle saute dans sa bagnole remisée à l’écart et fonce jusqu’à un téléphone pour prévenir sa potesse, la mocheté britiche, puis revient mettre l’auto à sa place initiale. Les traces de ces différentes manœuvres sont parfaitement lisibles à la lampe électraque sur le sol riche en humus du bois. Peu ensuite, la Dorothée radine avec sa 3 horses et les charmantes jeunes filles de good family s’emportent ailleurs. Fin de l’épisode.

Je fais part à mon ami. Il m’écoute distraitement, n’ayant d’yeux et d’âme que pour le sandwich du maréchausseur. Qu’à la fin, il dit à cet aimable fonctionnaire :

— Il est à l’hareng, votr’ casse-dalle ?

— Oui, c’est des harengs dont ma femme prépare soi-même. Elle les fait mariner à l’huile avec des baromates.

— Charogne, ça n’ doit pas s’êt’ dégueu. Et ell' fout d’l’ognon, selon d’après ce qu’y m’ semb’ ?

— Pas dans la marinade. On les ajoute au moment du sandouiche.

— Ça parfume, dégouline le Gros.

— Positivement, confirme le gendarme.

— J’ s’rais curieux de goûter le goût que ça a, avoue mon ami.

— C’est pas commode à couper, dit le pandore affamé.

— Vous savez : ent’collègues, on n’ s’ craint pas du bec, assure Alexandre-Benoît en s’emparant du sandwich. C’ s’rait malheureux, dans not’ profession.

Et il se met à clapper le repas du malheureux à grandes bouchées voraces. Le pandore voudrait se gendarmer et reprendre son bien. Mais Béru, habile manœuvrier, feint d’oublier sa présence et de se consacrer à notre enquête. Il bouffe l’humble repas du bon gendarme.

La nuit continue de se dérouler, immense sous ses étoiles. L’air salin, si tonifiant, me dodeline un peu. Faut dire que je suis quelque peu rassuré sur le sort de M’man et sur celui de la môme Dodo. Je préfère qu’elles aient été kidnappées par une équipe de la C.I.A. plutôt que par un gang de tueurs.

— Allons prendre un pot à mon auberge, décidé-je.

On souhaite bonne nuit au gendarme, lequel nous dit au revoir à nous et adieu à son sandwich.

* * *

— Vous avez retrouvé Dodo ? s’inquiète Mme Bernier en m’apercevant.

Elle se tient dans un angle discret du bar, au côté d’Achille, qui la serre de près. Il a changé son fusil des pôles, le sagouin ! Tu parles d’un bellâtre, çui-là ! Vieux queutard que j’aimais ! Il rutile du bonheur de jouir et d’arborer sa conquête. Son crâne flamboie comme une engelure sous un réverbère.

— Pas encore, mais je puis vous donner des apaisements quant à sa situation.

— J’aimerais un rapport circonstancié ! pintadise le Dabe.

Espèce de nœud !

— Je vous l’adresserai en trois exemplaires, sur vergé supérieur, dès que j’aurai terminé mon enquête, promets-je.

Bérurier s’avance :

— Très honoré de vous présenter mes aspects, m’sieur l’ directeur. Et v’là vot’ dame, sans doute ? Mes rois mages, chère maâme, j’ sus fier qu’ mon grand patron aye un’ bourgeoise d’votre classe, ça en jette sur tout’ la police. J’ vous fais pas de baise-main parce qu’ je viens d’bouffer d’l’ognon frais, et qu’ c’est tenace, mais le cœur y est !

Le dirluche épouvanté se file en renaud.

— Pensez-vous vraiment que cet endroit convienne à ce Falstaf, San-Antonio ? Allons, voyons ! Amener ce poussah ici, en pleine gentry, dans un club aussi fermé, où le prince Auguste d’Angleterre sable le champagne !

Machinalement, j’obéis à son coup de menton. Et alors, qu’aspers-Je ?

Oh ! non, je ne te ferai pas deviner, rassure-toi. Ne te le donne pas en mille, mais entier, d’un bloc.

Oui ! Parfaitement, « il » est ici, le prince Charles. Tout superbe, avec son air d’avoir l’air con par pure inadvertance[35]. Raie sur le côté, œil atone, la mèche non allumée (parce que mouillée), le nez plongeant, le sourire comme en ont les chiens, parfois, les caniches surtout. Costar sombre à rayures plus claires. Cravate anglaise dans les teintes chiantes indéfinissables.

Il écluse en compagnie d’un grand type frais comme du surgelé, dévitaminé et morose. Et puis il y a deux pouffes de bon maintien en leur compagnie. Jeunes filles réservées (par qui ?) à la converse languissante.

Je respire plus largement. Plus librement.

Ainsi donc, les sortilèges continuent : le prince n’est pas mort ! Ce n’était que de la catalepsie dans le genre de celle que nous subîmes à Bangkok, le Gros et moi[36].

Voilà donc pourquoi mon con (extrêmement) frère britannouille ne s’affolait pas de ce décès. Mais comment diantre savait-il que cet assassinat était de la frime ?

Sacrée putain d’histoire, où ce sont les gens de la C.I.A. qui kidnappent les mamans de flics, où l’on fait semblant de buter les princes héritiers, où les auxiliaires des agents américains étranglent leurs plus ou moins collègues. J’y perds : mon latin, mon anglais, mon allemand, mon sanskrit, mon yiddish, mon temps, mon argent, mon pucelage, au change, ma situation, mon prestige, mon droit d’aînesse de fils unique, la femme que je convoitais, du poids, haleine, mon sang-froid, patience, confiance, la foi, ma trace, le nord, l’équilibre, les pédales, la partie, du terrain, une bonne occasion de rester chez moi.

Ne reste plus à la dame Duralaix et au sieur Creux que d’entrer bras dessus, bras dessous dans le bar du Prieuré Palace, sous la conduite d’Al Bidoni. Tiens, ce dernier tiendrait Maman et Dodo par le bras. Et…

Mon hébétude fait plaisir à voir, puisque le Vioque ne peut se retenir de sourire.

La jolie Mme Bernier, très réussie par mister le dirluche, se laisse aller dans les moiteurs de la confiance en l’avenir. Y a des frangines, je te jure, qui te démonteraient la Tour Eiffel par leur seul comportement. Tu les vois d’une manière et puis elles sont d’une autre. Et toi, bon con, tu ne sais plus, soudain, pour quelle maison tu voyages.

Si je te disais, puisqu’on ne se cache rien, que je me sens virer énergumène, ma pomme. Un rien, et je vais renverser les tables à coups de talon, dérouiller les gaziers qui voudraient s’interposer, tirer des coups de pétard dans les glaces, briser les boutanches du bar, bref déclencher un western de bistrot corse, un soir d’autonomisation.

Faut que je me défoule. Que je m’accomplisse. Que je m’extrapole. J’en peux plus, je craque, les gars ! La voilà, la grossen crise ! Achtung ! Je brise ! J’explose. On ne peut plus me maintenir, me contenir, je suis injugulable ! L’Etna, c’est moi ! Eruption, irruption ! Poum ! Tout part ! Je m’Hiroshimate !

Bérurier que l’accueil du vioque a fait s’auto-reléguer au fond de la salle, près du hall, m’adresse un signe.

Je le rejoins (de culasse) d’une démarche de funambule ayant bu trois coups de trop.

— Ressaisisse-toi ! me dit-il.

Oh, l’ami ! Le vrai, l’attentif ! Le devin, le divin ami, si prompt à comprendre, si perceptif.

— Pourquoi ? bougonné-je.

— J’ t’ai senti comme si t’aurais pris un coup d’lampe à souder dans le derche, Mec. M’a semblé qu’ t’allais filer le seau à champ’ su’ la gueule du vioque.

Je lui saisis le bras.

— Béru, je me sens à bout. Serais-tu d’accord pour prendre des risques avec moi ?

— C’te connerie, comme si y aurait b’soin qu’ tu l' demandes !

— Un truc qui peut nous coûter notre carrière ?

— On f'rait t’aut’chose, Gars, y existe plein de jobs marrants.

— Un truc qui pourrait même nous valoir une condamnation ?

Je lui tape sur les claouis, à m’épancher ainsi.

— Oh ! classe, arrête ton cinoche, on va pas t’accoucher aux fers, si ?

Ma décision est prise.

— Va chercher ma tire au parking, tiens, voilà les clés. Tu resteras au volant et tu m’attendras à droite du perron, sur la pelouse, dans la zone moins éclairée.

— Banco !

Il s’en va sans solliciter de plus amples informations. Dès lors, je gagne le comptoir et fais signe au barman de me prêter une oreille, n’importe laquelle. Il me propose la gauche et je l’accepte.

— Vous allez foncer à la table du prince. Vous vous pencherez sur le type qui l’accompagne et direz tout bas à ce gentleman que le major Dan Hinos a besoin de lui parler d’extrême urgence, et qu’il l’attend sur le parking.

Le gentil barman opine.

En ce dont il me concerne, je vide les lieux.

La suite sera ce qu’elle sera.

L’essentiel est qu’elle soit.

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