NAVRITRE XII

Le major Dan Hinos (d’origine grecque par un ami de son père) est blond, dégarni, rose, bleu (le regard) et roux (la moustache). Le tout encastré dans une expression pas joyeuse. Cet homme, on sent qu’il est capable de beaucoup et qu’il l’accomplit.

Il entre, raide, dans un costar de flanelle grise. Une pochette sottement blanche pend de sa poche poitrine comme le drapeau de soldats en reddition à la pointe d’une baïonnette.

Il sait jauger les hommes. Ses yeux de ciel trempé (ou d’acier d’azur) me mettent à nu en moins de temps qu’il n’en faut à une effeuilleuse du Crazy Horse Saloon pour se dessabouler de son ultime confetti.

— Il y a un os ? me demande-t-il, en pur français de la région d’Alésia.

— Il y en a même plusieurs, réponds-je, avec encore un peu de viande autour, mais elle refroidit déjà.

Et je le guide au saloon.

Alors là !

On t’a souvent causé du phlegmon anglais (comme dit Béru) ? Moi-même je ne cesse d’y faire mention dans les tomes (de vache) de ma Comédie Humaine. Mais flegmatique au point que je vais te dire, il n’y faut plus compter.

Sauf en cas de force major.

Mon homologue (de la Redoute) enjambe le Vieux dont on bassine le visage, va à la table, saisit le prince Charles par les cheveux[29], examine son visage défunt, hoche la tête et laisse retomber celle de l’autre dans sa salade de langouste, tout comme Samson laissa tomber celle de Louis XVI dans la corbeille à pain après l’avoir montrée à l’aimable assistance.

Well, well, well, well ! il fait en caressant de l’index la pointe de sa moustache.

Il ajoute :

— Ces salauds d’Irlandais ne nous laissent aucun répit.

Sans plus.

Tel est son unique commentaire qui croyait prendre. L’oraison si peu bossuette du prince.

— La portée de cet assassinat va être incalculable, soupiré-je.

Le major Dan Hinos branle le chef (d’état-major).

— Du calme, je vous prie. Tout se passera bien si la discrétion est assurée.

Je le regarde comme quand tu vois débouler le Père Noël dans ta chambre à coucher, avec, sortant de sa houppelande, un braque long comme mon bras.

— Tout… se… passera… bbbbbien ? dis-je en bégayant, comme les points de suspension ci-joints te le laissent entendre.

Le major coule ses deux mains dans ses deux poches (car s’il les mettait dans la même, ça paraîtrait bizarre). Et moi, hagard (pis que Salazar) comme un cavalier emporté par le triple galop d’un étalon en chaleur (là, il s’agit d’une question de vis ou de mors), je continue de bégayer sans parler, cas d’une extrême rareté à notre époque où l’on parle tellement au lieu de se taire !

— Oui, tout se passera bien, répète le major Dan Hinos (sa mère née Thompson, tu penses !) ; la seule chose qui me tracasse, c’est ça !

Il me désigne, en chuchotant du doigt, le trio de zélés serveurs, muets plus que trois carpes à l’étal du poissonnier.

— Vous, votre discrétion ne fait pas de doute, ajoute-t-il (ce qui est gentil à lui), mais eux… Alors, là, eux… Hein ? Un secret pareil, dur à taire ! Enfin, nous allons faire l’impossible.

Le Vieux qui a repris ses esprits ressemble à un boxeur compté dix, et même dix fois dix, et qui se demande si le combat va bientôt commencer, ou si la Finlande se trouve dans l’hémisphère sud.

Il m’avise, me sourit.

— Je vous remercie d’être venu, c’était très bien, me dit-il. L’orchestre n’était pas fameux, mais le buffet, chapeau !

Il se redresse, grâce à mon aide spontanée. Et alors il redécouvre tout, plus le major Dan Hinos, et il bredouille :

— J’ai pas eu le temps de me recoiffer, vous n’auriez pas un peigne ?

Notre confrère britannique a un petit ricanement méphistophallique (ce qui est sa manière d’entrer en érection ; un Anglais, tu parles !).

— Trouvez-nous deux malles, me dit-il.

Pas besoin de me faire un dessin (fût-il amimé).

— Écoutez, major, l’affronté-je, il n’y a pas dans tout le Royaume de France un type qui sache mieux fermer sa gueule que moi, mais vous n’y trouverez pas non plus un homme plus curieux. Que vous évacuiez discrètement le prince, bon. Mais ensuite ?

— Ensuite ça me regarde, riposte le major. Allons, commissaire, le temps presse, faites livrer deux malles dans l’antichambre pendant que je parlerai à ces garçons, et ne soufflez mot à âme qui vive de ce qui vient de se passer ici !

Que veux-tu que j’objecte ?

J’attrape Pépère par une aile et l’entraîne vers des contrées meilleures.

* * *

Ce sont les trois serveurs en personne qui déposent les deux cadavres dans les malles.

Le major mande alors le bagagiste.

Ensuite de quoi, il congédie le personnel d’un mouvement de forte-tête.

— Ils ne parleront pas, m’affirme-t-il d’un ton satisfait.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Oui, car grâce au ciel ils sont tous trois pères de famille.

— J’établis mal le rapport, major.

— Parce que vous n’osez pas, affirme mon homologue.

Je sursaille :

— Entendez-vous par là que vous les avez menacés de vous en prendre à leurs enfants, capitaine ?

— Major, rectifie l’intéressé. Ecoutez, mon cher ami, quand la raison d’Etat s’impose, la sensiblerie n’a plus cours. C’est ce que j’ai expliqué à ces messieurs qui l’ont d’ailleurs parfaitement compris. Au reste, je ne les ai pas menacés ; je leur ai simplement indiqué qu’on avait vu des enfants irradiés à distance parce que leurs papas avaient eu la langue trop longue. Ils n’ont pas regimbé. Les hommes ont parfois, dites-vous, le cœur sur la main ; ils sont capables de l’avoir également sur la langue. Merci pour votre aide et vivez votre vie !

Il a un salut presque militaire.

Nous quittons l’appartement à la suite des deux malles.

J’ai vaguement l’impression de suivre un enterrement.

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