CHAPITRE X

— C’est vous ?

Il questionnait depuis le fond, la salle de bains, et elle donna de la lumière.

— Ne rentrez pas, je prends un bain. Je me suis brusquement senti coincé dans cette baignoire. N’oublions pas qu’ils ont les clés.

— Pourquoi viendraient-ils ici chez les Sanchez ?

— Parce que vous y êtes et que bientôt ils sauront que vous furetez.

Il sortit enveloppé dans un peignoir bleu layette ayant dû appartenir aux Sanchez.

— Je furète, moi ?

— Ils sauront que vous travaillez pour Bossi et voudront deviner la suite, prévoir, préparer leur riposte. Vous devriez fermer toutes les fenêtres avant que j’ose aller et venir dans l’appartement.

— Ça va, dit-elle en titubant un peu.

Elle ferma les fenêtres, résista à l’envie de s’affaler sur la banquette ; elle se serait immédiatement endormie.

— Je vais vider la baignoire.

— Vous n’auriez pas dû prendre un bain en mon absence… Il y a des bruits qui peuvent attirer l’attention.

— Les tuyaux d’évacuation ne traversent aucun appartement. La situation de celui-ci est admirable de ce point de vue et favorise mon séjour.

— Qu’est-ce que vous voulez bouffer ?… Je suppose que vous attendez des merveilles de moi, mais n’y comptez pas. Pour ma part un sandwich me suffit.

— J’ai promis de faire la bouffe et je m’y tiendrai. Vous allez voir ce que vous allez voir.

En fait, ce furent des spaghettis sauce bolognaise. Les monstrueuses réserves de nourriture étaient d’un banal ! Elle se mit à table avec plaisir. Se servit un grand verre de vin.

— Magali Arbas est une très belle fille.

— Vous l’avez vue ?

Elle lui parla de ce que le patron du bar lui avait dit.

— Tout à fait attendu. Ils ne sortent que si un membre de la famille rentre. En ce moment, si j’excepte le V.R.P., il n’y a que Arbas dehors.

— Certainement. Mais la femme de Caducci travaille tard et doit encore être au boulot. En fait de mi-temps ce serait plutôt une journée continue. Mais je ne les ai jamais vus, ceux-là.

On sonna et ils se regardèrent. Puis il ôta son couvert, le planqua dans un meuble suspendu.

— Allez ouvrir maintenant. Je grimpe là-haut. Pensez-y.

— Je ne suis pas saoule à rouler par terre.

Monique Larovitz souriait timidement. Elle portait une horrible robe d’hôtesse en synthétique trop chamarrée.

— Nous sommes quelques-uns à prendre l’apéritif et j’ai pensé…

— Maintenant ?

— Vous savez, nous ne sommes pas formalistes pour deux sous… Il y a juste les Arbas et les Roques vont arriver, le temps de fermer la boutique.

Le regard de Magali Arbas ne la surprit pas ; c’était celui d’une femme cherchant la rivale. Un petit sourire rassuré ourla de mépris les lèvres peintes. Elle eut tout de suite un verre, se trouva en face de la forte femme de Roques au sourire plus jovial mais aux yeux inquisiteurs.

— Vous aviez laissé couler un robinet ? Ou la machine à laver ? Mon mari du magasin entendait tout. La descente des Caducci passe dans la cour, vous comprenez ? Celle des Sanchez dans le magasin.

Manuel Mothe, vous vous croyez le plus fort et vous risquez d’être découvert deux heures à peine après votre arrivée dans votre planque. Passager clandestin à la manque, va ! Elle avala d’un coup son Martini-gin et on lui remplit son verre. En route pour la cuite du siècle, celle qui la livrerait ivre morte à Manuel sans scrupule.

— Vous travaillez, m’a-t-on dit, fit Magali Arbas. Dans quelle branche ?

— Le social…

— C’est gratifiant ?

— Juste juste, de quoi manger, quoi.

Arbas se dressait à côté de son élégante :

— Désolé pour hier mais…

— O.K., mais alors donnez, dit-elle en tendant la main.

Sans l’alcool elle n’aurait jamais osé demander les clés.

Il ne comprenait pas et elle dut mettre les points sur les I.

— Oh ! C’est une habitude, vous savez… Chacun a les clés des autres. En cas de coup dur on ne sait jamais.

— Pas mal, reconnut-elle, dans ce cas filez-moi les quatre autres.

Silence gêné mais ils ne se regardaient pas. Malgré son ivresse, ou grâce à elle, Alice se douta d’une chose, Arbas Trois-Pièces fil-à-fil, était le Manitou, le chef, le responsable, l’homme du destin du Bunker. Il fallait en passer par lui pour aller pisser dehors.

— Nous devons les faire refaire. Celles des Sanchez sont introuvables.

— N’oubliez pas, hein ? Bredouilla-t-elle. Moi, je n’oublierai pas. Vous pouvez en être sûr… J’oublie jamais rien, d’ailleurs.

Ils formaient cercle mais ne riaient pas. D’autres avaient ri de ses cuites, de ses excès de langage après quelques verres mais pas ceux-là.

— On peut avoir un petit quelque chose, hein ?

— Vous savez… commença Monique Larovitz…

— Samedi, c’est chez moi. L’apéro-lunch, vous voyez ce que je veux dire. On bouffera bien et on rigolera… Vous serez tous là. Les Caducci que je ne connais pas…

— Lui ne viendra pas, dit Mme Roques, celle aux yeux trop inquisiteurs.

— Malade ?

— Dépression. Il vit toujours sous neuroleptiques et ne peut donc pas boire.

— Vous savez, j’suis pas raciste. Y aura de la limonade et du picht… du pschitt… Même de l’eau de l’évier faut ce qui faut.

— Madame Soult, dit Arbas en s’approchant, quand avez-vous rencontré M. Cambrier pour lui louer l’appartement des Sanchez ? Il se tenait un peu penché pour la regarder dans les yeux :

— Attendez, dit-elle… Caducci faudra quand même qu’il vienne, sa femme aussi, même s’ils sont psychiquement fragiles comme dirait…

Mais elle ne prononça pas le nom de Bossi, comme si Manuel, surgi soudain, venait de lui plaquer sa main sur la bouche.

— Qui dit cela, madame Soult ? demanda Trois-Pièces fil-à-fil tandis que Navet offrait encore à boire. J’ai cru entendre un nom, ou plutôt il me semble que quelqu’un a déjà émis le même diagnostic au sujet de certaines personnes.

— Vous ne connaissez pas, vous pouvez pas connaître…

— Et pour le vieux M. Cambrier ça s’est passé de quelle façon ?

— Par une copine qui travaille à la résidence-club…

Le vieux aime le fric et n’a pas craché sur un loyer… Mais, dites-moi, qu’est-ce qu’ils voulaient foutre de ces stocks de sucre, de conserves, les Sanchez ?

« Curieux, pensait-elle en même temps, qu’ils n’aient pas songé à vider les placards mais il y avait l’inventaire fait par les flics. »

— Vous ne connaissez pas M. Cambrier, alors ?

— Pas du tout.

Elle savait qu’il lui fallait s’en aller au plus vite. Elle avait déjà atteint un tel niveau d’ivresse mais elle se trouvait toujours dans son lit à ce moment-là ou seule, pas en face d’une bande de gens qui ne tournaient pas rond. Psychiquement fragiles et Bossi était encore bien bon avec son euphémisme.

— Il faut que je rentre maintenant.

— Madame Soult, le vieux M. Cambrier ne vous connaît pas, lui. Il dit simplement qu’il a voulu rendre service et qu’il loue provisoirement, que peut-être il revendra en viager.

— Vous voyez, fit-elle en éprouvant une forte nausée.

Elle allait être malade et vomir là dans ce living qui ressemblait plus à un magasin d’exposition qu’à un endroit pour vivre. Elle allait éclabousser le tapis, la table vernie, les chaises imitation cuir, la banquette en fausse fourrure et tous ces gens. Un long vomissement comme une écharpe chaude et puante qui les couvrirait de souillures.

— Excusez-moi, excusez-moi… Je vous en prie, je vous en prie…

Elle pensait aux pâtes, au vin, à tout ce qu’elle avait jeté dans sa bouche depuis le matin comme une détraquée, comme pour combler elle ne savait quoi désormais.

— Oui, bonsoir mais je ne peux rester, bonsoir… Gentils, vous êtes gentils… Je vous en prie. Elle se trompait, se dirigeait vers le fond du couloir et se croyait chez elle à cause du placard. Elle ouvrit pour appeler Manuel. Il y avait l’escalier à vis mais on la faisait pivoter et de nouveau elle refit un chemin très long, un couloir, un vestibule, un palier puis sa porte, et là elle dut encore lutter pour les repousser, leur interdire de la suivre et elle n’eut pas le temps d’arriver à l’évier.

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