CHAPITRE XXXI

Manuel attendait dans le bistrot et elle lui en voulut presque d’être de retour, de se raccrocher, de l’empêcher de cicatriser. Elle commanda un cognac sans même le regarder, debout au comptoir.

— Viens t’asseoir au moins.

Il l’entraîna par le bras, la main sous son aisselle, et elle ne pouvait résister à cette bête chaude qui se nichait là.

Elle prit son verre et se laissa guider vers le fond du bar.

— J’attends depuis deux heures. D’où viens-tu ?

— Je me suis baladée, dit-elle.

— De bistrot en bistrot ?

— Je suis allée voir Bachir… Il se trouve que le neveu du patron est moins hermétique que son oncle.

— Tu es sûre que c’était Bachir ?

— Je n’ai pas vu sa carte d’identité, mais il correspond au signalement.

— Curieux… J’avais l’impression que Bachir n’existait pas ou n’existait plus.

Elle sirotait son cognac. Elle en avait bu un autre avec le chauffeur de taxi qui l’avait attendue. Elle n’y avait pas cru, avait presque les larmes aux yeux en sortant de chez Bachir lorsqu’elle avait vu les feux de stationnement.

— Je vais rentrer en même temps que toi, discrètement si possible. Désormais je pense qu’en sonnant chez toi on alerte Pierre Arbas. Il a dû se relier à ton concierge électronique. Tu sais que ça vaut un prix fou ce truc-là et que ces gens qui gagnent à peine le S.M.I.C., soi-disant, ont pu se le payer ?

— Ça veut dire quoi ? Qu’ils ont plus de fric qu’ils ne l’annoncent ?

— Je ne crois pas. Mais ils dépensent beaucoup pour leur sécurité et pour rester les seuls propriétaires du Bunker. Leurs réactions hier, devant ton lunch copieux, le prouvent. Ils doivent se priver sur tout et le trois-pièces d’Arbas date de plusieurs années. C’est lui qui encaisse le plus, mais il doit aussi en dépenser pas mal.

— Tu veux revenir chez moi ? Demanda-t-elle. Je croyais que tu en avais terminé. Je pensais que tu avais trouvé le fric des Sanchez et filé avec.

Il se mit à rire et prit un air rêveur.

— Arbas a été surpris quand j’ai parlé de ce fric.

— Tu as vu Arbas ? S’exclama-t-il.

— J’avais rendez-vous, non, et tu n’es pas le seul mâle intéressant du coin. Oh ! J’ai eu la journée bien remplie.

Je suis allée chercher les mômes Larovitz qui m’ont parlé de la nuit où les Sanchez sont morts, puis j’ai vu Arbas et ensuite Bachir. Je me démène, moi, pendant que tu vas te faire chouchouter par Papa Maman.

— Laisse mes parents tranquilles, ils ne te demandent rien. Les gosses ont parlé des Sanchez ? Ils ont vu, entendu quelque chose, cette nuit-là ?

La réponse d’Alice parut le décevoir. Il haussa les épaules.

— Ça ne signifie rien que les parents les aient laissés seuls cette nuit-là.

— Au contraire, c’est très troublant. D’abord, les gosses ont bien dit que les Sanchez se préparaient à partir en Espagne. D’autre part, si les parents étaient en soirée chez Arbas comment n’ont-ils pas flairé l’odeur du gaz en rentrant chez eux tard dans la nuit ?

— Les gosses n’ont pas précisé l’heure tout de même ? Tu sais, des mômes s’endormant à huit heures se réveillant vers onze heures s’imaginent qu’il est beaucoup plus tard dans la nuit. Et Bachir ?

— Il avait décidé d’annuler son bail de location. Les gens d’en face devaient lui faire des tas d’ennuis. Quand il a décidé de renoncer à cette location il n’y avait plus un seul clandestin dans l’appartement.

— Plus un seul ?

— C’est ce qu’il m’a dit. Il ne restait même plus une paillasse, plus un objet usuel. Le vide total. De toute façon, c’est pas le genre à se poser des questions. Un temps il envisageait que la maison tout entière tomberait entre ses mains, que la présence de ses compatriotes ferait fuir les occupants anciens, mais le vieux Cambrier l’avait roulé en lui cachant qu’il avait vendu les autres appartements en viager. Alors il a vite fait machine arrière pour retirer ses billes. Il n’a pas dû perdre du fric dans l’opération, bien au contraire.

— Et que sont devenus ces pauvres types escroqués par Bachir, expulsés certainement manu militari par les gens d’en face ?

— Bachir l’ignore et s’en fout totalement. Le propre des clandestins, c’est de s’évanouir dans l’incognito, non ? Ils n’avaient certainement pas envie d’attirer l’attention sur eux. N’oublie pas que l’ancien régime n’était pas tendre avec eux et les expulsait sans leur laisser une chance.

— On doit quand même pouvoir les retrouver. Bachir doit avoir des noms ? Tu ne les lui as pas demandés ?

— Bien malin qui pourrait lui arracher ce qu’il ne veut pas dire. Peut-être qu’il ne connaissait pas leurs noms, qu’il faisait un prix de groupe. Pour dix ou douze, par exemple, libre à eux de trouver les amateurs d’être quinze ou vingt, il s’en foutait Bachir. Il avait fait son bénéfice et le reste…

— Il y avait parmi eux un responsable, un type que Bachir connaissait. C’est toujours ainsi que ça se passe.

On désigne un mec pour qu’il collecte le fric et le remette au loueur. Bachir ne devait connaître que celui-là. Si nous avions le nom, nous pourrions faire des recherches maintenant que tous les travailleurs clandestins ont pu se faire immatriculer. J’ai des relations à la police, à la préfecture. Seulement, il me faudrait un nom, un seul.

— Tu n’as qu’à retourner chez Bachir demain, dit-elle.

Tiens, j’ai encore la carte routière. Il faut que je la rende au neveu du patron, d’ailleurs.

Il prit quelques notes sur son calepin, tandis qu’elle rapportait la carte et réglait les consommations. Il y avait encore un fouillis de billets dans son sac, mais en couche mince. Finies les liasses qui formaient strates du début de la semaine, quand Bossi lui avait garni sa besace. Le fric avait filé à une allure record. Il lui faudrait bien retourner voir le gros gluant pour plaider sa cause. Elle avait eu des frais pour obtenir tous ces renseignements. Tout de même, elle avait bien défriché le terrain, elle pouvait pondre un rapport sur le Bunker, sur chaque habitant, aligner des questions troublantes sur les Sanchez. Si vraiment les promoteurs subventionnaient son enquête, il pourrait aligner d’autres liasses. Comment s’arrangeait-elle pour gaspiller autant de fric en si peu de temps ? Pas possible, Manuel récupérait d’une main, mais oui, sa petite quote-part. Doué pour finir gigolo, le petit ex-journaliste. Elle allait le surveiller de près désormais et ne pas confondre amourette et entourloupette.

— On rentre, proposa-t-il. Je voudrais qu’on fasse un peu le point sur tout ce que tu as glané dans la journée.

Tu as quelque chose à bouffer ?

— Les canapés d’hier au soir.

Il fit la grimace pensant qu’ils allaient être rassis, mais se leva pour la suivre. Roques terminait son samedi derrière une montagne de cageots vides.

— Autant qu’ils sachent tous que je suis chez toi. À moins que ça te gêne ?

Elle ne répondit pas, ouvrit la porte. Elle aurait aimé être attendue par une bonne bouteille de cognac. Il ne restait que du porto, du pastis et du Champagne. Du whisky aussi et à la rigueur ça pouvait tenir lieu.

— Arbas il a essayé de te sauter ? Demanda-t-il la porte refermée. Sa bonne femme est chouette, mais difficile de l’imaginer en train de faire l’amour.

— Pas la même chose pour moi, hein ?

Il ne répondit pas, alla ouvrir le frigo et sortit les assiettes de canapés.

— Tes parents t’ont rationné à midi ?

— Non, mais j’ai toujours faim. Ce Bunker me flanque une angoisse telle que je n’ai trouvé que ça pour lutter contre.

Elle se versa un William Lawson’s bien tassé sur ses glaçons, mais ça ne valait pas un cognac. Est-ce qu’il allait la laisser picoler tranquillement ou vouloir passer au lit sans attendre ? Elle préférait qu’il choisisse lui, craignant pour sa part de faire le mauvais choix.

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