CHAPITRE XXIII

Elle arriva avec une bouteille et Pierre avec deux. Elle avait vaguement dit qu’elle ne savait plus où elle avait placé le trousseau, mais qu’elle allait le chercher.

— Je les veux le plus vite possible, avait-il dit. Ou alors il faut que nous ayons une clé de votre nouveau verrou.

— Non, je ne tiens pas à ce qu’on entre chez moi à l’improviste, pas plus que je ne désire aller chez les autres à leur insu.

— Vous n’avez qu’à rendre leurs clés.

Pourvu que Manuel revienne. Allait-il seulement le faire ? Et si tout n’avait été qu’une comédie ? S’il avait trouvé l’argent des Sanchez et était loin, très loin à cette heure, à l’autre bout du monde avec ce trousseau de clés ?

M.Roques refusa sa flûte de Champagne, annonça qu’ils n’allaient pas s’attarder. Il fallait les retenir jusqu’à ce que Manuel (malgré tout elle pensait qu’il devait se trouver dans le Bunker en train de fouiller partout) sonne à la porte et la libère de cette angoisse. Pierre ne cessait de la regarder. Il était furieux parce qu’elle n’avait pas accepté cette caresse audacieuse. Il n’avait pas cherché à l’embrasser, à se montrer tendre. Il avait agi comme avec une pute disponible à tout moment.

— Eh bien ! buvons à la maîtresse de maison !

À cet instant, les deux gosses apparurent dissimulés sous des draps de lit en faisant des « Bouhous » horribles et en déclarant qu’ils étaient les fantômes des Sanchez.

Le Navet les regardait avec des yeux exorbités et ce fut Roques qui réagit le mieux, ainsi que Magali Arbas. Lui en saisit un, elle un autre et ils les entraînèrent. Ils hurlaient et Alice crut entendre un bruit de gifles, regarda les parents. Ils paraissaient presque soulagés.

Ce fut désormais plus facile pour Alice. Mme Roques ne parlait plus de partir et même accepta une flûte de Champagne. Alice eut l’impression que Pierre Arbas faisait le tour des invités pour leur glisser un mot et les inciter à se montrer détendus pour effacer la mauvaise impression. Dans n’importe quelle autre réunion de ce genre elle aurait trouvé cette initiative sympathique, mais là elle en restait alarmée. Pierre se conduisait en véritable responsable de cette maison, responsable des biens et des gens. Comme s’ils étaient tous diminués, incapables de se gouverner et qu’il ait le rôle de les diriger. Mais il semblait aussi vouloir faire oublier ce que l’apparition des deux fantômes avait pu réveiller de malsain, de mystérieux.

— Roques et Magali ont du réflexe, dit Léonie Caducci en venant prendre une flûte, peut-être la cinquième. Les gosses me désarment.

— Vous avez un fils pourtant ?

— En pension à Nice. Ici ce n’était guère possible de le garder, vous comprenez. Je dois m’occuper de Richard nuit et jour et je préfère qu’il soit loin et tranquille. Votre Champagne est excellent, mais il ne fallait pas. C’est de la folie.

— Il reste encore des bouteilles.

Manuel ne reviendrait pas. Il n’aurait jamais dû la laisser inviter ces gens. Il avait dû penser qu’ainsi elle serait moins cafardeuse, qu’elle boirait en compagnie et oublierait plus vite. Il avait dix ans de moins qu’elle, mais était-ce la véritable raison ? Si elle avait moins bu il serait peut-être resté, mais il y avait aussi ce qu’il lui cachait, la raison de sa présence dans le Bunker.

— Vous n’attendiez pas quelqu’un ? vint lui demander Pierre Arbas de retour dans la pièce.

— Il ne va plus tarder.

— Vous pensez à mes clés ? J’en suis responsable et tout le monde a vu que vous aviez installé un verrou à la porte.

Je ne vous savais pas douée pour le bricolage.

— Il y avait une perceuse dans les affaires que j’ai trouvées dans cet appartement.

— Les gosses disent que c’est vous qui leur avez parlé de fantôme.

Elle faillit se défendre, expliquer comment elle avait dû leur renvoyer la balle mais pensa que des explications trop compliquées se retourneraient contre elle.

— Ils racontent n’importe quoi. Venez, prenez une flûte de Champagne.

— Nous allons bientôt nous retirer…

— Mais je croyais…, fit-elle effondrée.

Que leur disait-il donc tout à l’heure quand il faisait le tour de ses invités ?

— Vous avez fait trop bien les choses, madame Soult.

Nous ne sommes pas habitués à ce genre de réception.

Moi peut-être parce que lorsque je n’étais pas au chômage j’avais des occasions, mais les autres ne sont pas très à leur aise, vous vous en doutez. Nous sommes de petites gens, madame Soult… Sinon nous ne vivrions pas dans un tel quartier, dans cette maison. Regardez autour de vous. L’argent ne nous arrive pas à flots. Larovitz, tenez, il se démène durant toute la semaine pour à peine plus que le S.M.I.C. Et Roques se lève à trois heures chaque jour pour guère plus. Je suis au chômage et vous seriez surprise de la modicité de ce que je touche et ce n’est pas parce que de temps en temps je vais boire un verre dans un club que je suis à mon aise.

— Vous pensez que j’ai voulu vous éblouir ?

— Oh ! Peut-être pas mais vous vous sentez certainement au-dessus de notre condition. Vous nous méprisez peut-être un peu, vous vous vantez d’avoir des relations, un métier, des amis, mais en fait vous êtes seule, bien seule et moi, je sais ce que vous faites pour arrondir vos fins de mois.

Ils chuchotaient près de la fenêtre et les autres avaient l’air de respecter leur tête-à-tête, nouvelle preuve de l’ascendant que Àrbas possédait sur eux. En même temps ils paraissaient être sur le qui-vive.

— Si vous espérez vraiment vous intégrer à nous il y a certaines erreurs qu’il vous faudra éviter. Je ne cherche pas à vous faire la leçon, mais au contraire à vous aider.

Dans cette maison j’assume un rôle social et je le fais avec plaisir. Avec la bonne volonté de chacun nous arrivons à surnager dans ce quartier que les gens fuient de plus en plus. Comme nous n’avons pas la possibilité d’habiter une résidence mieux située nous devons observer certaines petites contraintes. Ce verrou que vous avez posé un peu trop précipitamment nous chagrine tous.

— Je ne savais pas, fit-elle avec difficulté… Mais je ne sais pas non plus si je pourrai demeurer ici.

— Je comprends, fit-il.

— J’aimerais que vous restiez tous encore un peu ce soir. Même si j’ai été vaniteuse en offrant ce Champagne c’était de bon cœur et je vous l’ai dit il ne me coûte pas très cher. Alors pourquoi ne pas en profiter ?

— Viendrez-vous demain vers midi ? Il se trouve que je suis seul et dans l’impossibilité de sortir bien évidemment. Magali doit se rendre à l’autre bout de la ville.

— Non, je ne viendrai pas, dit-elle… Vous vous trompez entièrement sur mon compte. Vous pensez que je fais occasionnellement le trottoir, mais c’est faux.

— Excusez-moi, dans ce cas. C’est un bruit qui courait dans le quartier.

— Un bruit ?

— Roques l’a entendu sans trop pouvoir dire qui parlait de vous de cette façon. Nous avons craint que vous n’ameniez avec vous des éléments douteux. Jusqu’ici nous n’avons rien à vous reprocher cependant et je suis désolé d’avoir commis une erreur aussi grossière.

— J’ai tout oublié, l’assura-t-elle.

— Non, je ne pense pas que vous oubliiez si facilement.

Nous allons donc rester un peu plus puisque vous nous y invitez de si bon cœur et je suis certain que les Roques, qui pourtant se lèvent tôt et travaillent dur le samedi, ne partiront pas se coucher tout de suite.

— Merci, vous êtes gentil.

Tout ça pour un Manuel Mothe qui était peut-être en route pour l’autre bout du monde. Elle en était tellement persuadée que lorsqu’on sonna à la rue elle ne crut pas que ce fût lui.

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