CHAPITRE XXXII

Un dimanche comme elle n’en avait pas connu depuis des années, fait de pas grand-chose, mais comme d’ordinaire c’était un jour encore plus creux, encore plus désespérant, celui-là elle le trouvait riche. Elle n’aurait jamais cru Manuel capable de farniente, d’un long bain à deux, de phrases bêtes, de petits rires sans raison. Elle en avait même oublié le manque de cognac dans cet appartement pour accepter les petites bouffes sur le coin de la table, les verres d’un vin quelconque, la cigarette qui passe d’une bouche à l’autre avant que ces mêmes bouches ne se retrouvent soudain. Elle avait l’impression d’avoir dénudé un autre Manuel bien caché sous son uniforme de jeune décontracté, de cynique à tout prix. Elle avait trouvé un corps tendre et dur à la fois, mais aussi une certaine tendresse maladroite, une complicité tacite. Et ils avaient si peu parlé des Sanchez, des Bachir et autre Pierre Arbas qu’ils avaient fini par oublier qu’ils occupaient un appartement du Bunker. Et puis la nuit précoce de décembre était arrivée avec sa perfide poisse, avec la mélancolie qui formait la véritable peau d’un dimanche pour Alice. Une peau en chair de poule parfois parce que le lundi menaçait. La pensée qu’il lui faudrait affronter Bossi, le chef de ce service social de la mairie, la détacha sournoisement de ce bonheur tranquille. Elle commença par un whisky en douce dans le dos de Manuel, puis un autre et il se rendit compte qu’elle perdait de sa sérénité, devenait trop bavarde, bientôt hâbleuse. Pierre Arbas surgissait comme la bête noire dans ses propos véhéments et Manuel comprit en vérifiant le niveau du flacon.

— Tu as failli tenir vingt-quatre heures, dit-il simplement et c’était peut-être un compliment, mais elle le prit comme un désaveu, commença par le narguer en se servant un grand verre sur glaçons.

— Peut-être que tu me lasses à la fin, fit-elle. Tu m’amuses un peu, mais toi aussi tu ne tiens pas la distance. Un type, pour vivre avec faudrait qu’il soit vraiment quelqu’un.

Il la contemplait en silence et elle comprit qu’il n’entrerait pas dans le jeu, refuserait la scène. Elle le méprisait et doutait à nouveau. Il lui piquait son fric, vivait à ses crochets, n’en avait qu’au trésor des Sanchez.

Le reste, c’était de la frime. Jamais il n’avait pensé faire une enquête journalistique ou écrire un bouquin.

— Tu as vu la belle occase, avec moi, de t’introduire dans la maison. Mais si tu crois que les autres te laisseront mettre la main sur ce paquet de fric…

Elle allait et venait entre la cuisine et le living, regardait la télé qui fonctionnait, sans même voir les images.

Il n’y avait que ce gros œil qui palpitait en nuances souvent mauves et rien d’autre. Dire qu’il y avait des gens, des familles entières pour s’attrouper devant cet abreuvoir à merde et pomper avec des yeux pédoncules.

Même pas une semaine et je dois retourner voir cette grosse motte de beurre. M’humilier jusqu’à la douleur et supporter son odeur.

Mais le lendemain, lundi, elle avait oublié la fin sordide de ce dimanche pour ne se souvenir que du reste et elle se sentit plus forte pour filer vers la mairie toute proche.

— M. Bossi… Il ne viendra pas… Congé de maladie…

Accident… Hôpital Brunet…

Elle y courut et se cramponna des heures, assise à guetter un signe, l’estomac retourné avec un goût de bile dans la bouche. Bossi pouvait lui signer un bon pour aller toucher du fric. Il devrait bien écouter ses paroles.

Qu’est-ce qu’il foutait dans cet hôpital, quel accident ?

— Vous êtes Alice Soult ? lui demanda une femme sèche en tailleur gris d’un autre âge. Je suis la sœur de M. Bossi. Que lui voulez-vous ?

— Je ne peux le dire qu’à lui.

— Bon, alors venez.

Le gros mou débordait du petit lit d’hôpital et le drap était comme le prolongement de ses replis d’obésité. Il avait le crâne bandé, le bras en écharpe et un œil fermé, peut-être le nez cassé à cause de cette respiration sifflante.

— Ne parlez pas, fit-il à mi-voix, mais toute la fureur du monde s’y concentrait. Écoutez-moi bien, espèce de putain à la manque. Il n’y a jamais rien eu entre nous, pas de promesse, pas de contrat et c’est pas demain que la ville embauchera une pocharde qui fait des passes occasionnelles. N’essayez pas de répandre que je vous avais embauchée pour aller fouiller quelque part dans le centre-ville.

Elle s’attendait à une telle violence sourde, dans le fond, et comprenait que l’accident n’était pas dû au hasard, que le gros mou connaissait désormais la trouille et que la trouille seule le rendait encore plus venimeux.

— Disparaissez et si par folie vous vous amusiez à vous pointer une nouvelle fois dans mon bureau ou même ici, je vous fais embarquer par les flics comme prostituée notoire.

— Monsieur Bossi, je peux prouver, presque, que les Sanchez ne se sont pas suicidés mais ont été assassinés et…

Il collait ses mains en forme de coussinets sur ses oreilles pour ne pas entendre, mais Alice n’avait pas besoin de cognac pour se montrer prolixe.

— Ils voulaient partir en Espagne, s’évader du Bunker où les autres ont imposé une sorte de dictature interne, monsieur Bossi. Il faut y habiter pour le croire. Ils sont prêts à tout pour rester en place et on ne comprend pas encore très bien pourquoi. Je suis sûre que vous leur offririez un appartement de haut standing dans un quartier résidentiel à la place de leur trou à rats qu’ils refuseraient.

Ils ont des armes, monsieur Bossi, des munitions, des provisions, de quoi s’éclairer, se chauffer, boire. S’ils le veulent, ils tiendront des mois et supporteront un blocus féroce. Voilà ce que j’ai découvert, monsieur Bossi, et c’était tout à fait conforme à ce que vous m’aviez demandé de faire. J’ai réussi à pénétrer chez eux, à les faire parler séparément. J’ai même recherché un certain Bachir qui louait l’appartement du second. Cet appartement n’y existe plus, monsieur Bossi. Ils se le sont partagé équitablement et ils l’ont rayé des plans, comme de grandes puissances qui se partagent un petit pays le rayent de la carte mondiale. C’est tout de même étrange.

On dirait des phagocytes qui dévorent des microbes, des molécules vivantes. Ils sont de la même race, ont la même voracité. Je me demande où ça va finir, monsieur Bossi.

Lorsqu’ils auront digéré cet appartement, puis celui des Sanchez, ils se rendront compte qu’il ne leur reste que celui du voisin et peut-être que commencera une lutte à mort. Mais les Sanchez ne se sont pas suicidés à cause de la menace d’expropriation. Il y a autre chose, monsieur Bossi, et si vous m’accordez du temps et de l’argent je découvrirai la véritable raison.

— Foutez le camp ! hurla Bossi. Qu’on la foute dehors, nom de Dieu !

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