Deux, sans couteau entre les dents. Le premier, massif, moustache stalinienne, blouse blanche, devait être le marchand de fruits et légumes du bas. Roques du troisième droit. Le suivant, plus fluet mais distingué dans son trois-pièces fil-à-fil de cadre moyen, paraissait le plus nerveux. Il plongea sa main dans sa poche.
— Attendez ! Fit Alice affolée.
Retira un paquet de cigarettes et un briquet.
— Désolé, dit le commerçant… Nous ne savions pas qu’il y avait quelqu’un… Vous êtes de la famille ?
— Non… J’habite ici depuis aujourd’hui. Provisoirement, se hâta-t-elle d’indiquer pour s’attirer leur indulgence. Juste pour quelque temps.
— Vous louez ?
— Voilà, je loue.
— À qui ?
Le trou, la panne. Plus moyen de se souvenir du nom de ce vieillard qui venait de récupérer le viager et qui vivait de ses rentes dans un club-résidence pour vieux nantis.
— Je commence juste à m’installer, ajouta-t-elle en se disant qu’elle n’avait rien pour prouver sa bonne foi.
Même pas un mot de Bossi, le gros chef du service social municipal. On pouvait la prendre pour une squatter, une indésirable. Elle prit le trousseau de clés sur la tablette faux marbre plastique de l’entrée.
— Vous voyez ? Alice Soult. Comme le maréchal de France.
Ils ne voyaient rien mais la contemplaient sans trahir leurs sentiments secrets. Elle se rendit compte qu’elle tenait toujours son verre de vin et que son sandwich entamé attendait sur un meuble de la cuisine avec la bouteille de cognac.
— Vous avez cru qu’il y avait quelqu’un de clandestin dans l’immeuble ?
Le trois-pièces fil-à-fil dépassa Fruits et légumes pour s’approcher. Il diffusait un délicat after-shave et une odeur de cigarette blonde. Soudain, elle n’eut pas du tout envie qu’il découvre le sandwich, le cognac, le vin en bouteille plastique.
— J’aménage vraiment demain mais j’ai voulu savoir si je m’habituerais à la pensée que les anciens propriétaires sont morts asphyxiés dans leur chambre.
— Ils se sont suicidés, dit Trois-Pièces.
— Je sais.
— Vous avez l’air de penser qu’ils se sont asphyxiés par accident.
— Non, je me suis mal exprimée. Vous m’avez dit votre nom ?
— Arbas… Cadre au chômage… Je travaillais dans la vente automobile et…
— Je sais ce que c’est, dit-elle un peu trop vite.
— Vous êtes au chômage ? fit Arbas attentif.
— Je crois avoir trouvé quelque chose… Mais rien n’est sûr, bien sûr.
— Vous allez vivre ici, demanda Roques, toute seule ?
— Je vais du moins essayer, dit-elle… Et si c’est concluant je resterai.
— Le vieux vous le donnerait en viager ?
— Voilà, dit-elle heureuse de la proposition. Il me le donnerait en viager.
Le nom de ce vieux restait toujours bloqué dans sa mémoire comme noyé dans les nombreux cognacs.
Demain il serait parmi les rescapés, toutes ces choses que l’alcool recouvrait de plus en plus en fin de journée.
— Il vous ferait les mêmes conditions ?
— Je pense… Mais seulement si j’ai mon emploi bien entendu…
— Et vous travaillez où ? demanda Arbas en tendant ses Pall Mall.
Elle en prit une, dut la serrer fermement, s’aider de la main qui tenait encore le verre de vin pour ne pas trembler et du Margnat coula sur le sol plastifié. Elle s’excusa mais ne fit pas un mouvement pour aller chercher la serpillière. Elle ne voulait pas qu’ils la suivent.
— À propos il y avait un chat ici mais je ne sais plus ce qu’il est devenu.
— C’est ça qui sent ?
— C’est vrai, reconnut-elle. Au début ça m’a sauté aux narines et depuis je m’y suis habituée. Il a dû s’oublier dans un coin le coquin. Je suis désolée mais pour aujourd’hui… Demain je tâcherai d’être plus coopérante… On prendra le pot de l’amitié.
Presque véhémente, elle en disait trop et savait que ce torrent verbal disparaîtrait avec l’alcool le lendemain et qu’elle serait désemparée, liée par ses paroles de la veille.
— Ne m’en veuillez pas.
— Qui avait ces clés ?
— Mais le propriétaire, voyons…
— Cambrier ?
Était-ce Cambrier ou un piège avec n’importe quel autre nom que le cadre chômeur lui tendait ? Elle haussa les épaules :
— Je sais, moi… C’est Cambrier le vieux ?
— Vous le connaissez, oui ou non ? dit le cadre nerveux.
Roques le prit par le bras.
— Du calme.
Ils regardaient son corsage et elle se souvint qu’elle ne portait pas de soutien-gorge et que machinalement elle avait dû l’ouvrir une fois dans l’appartement. Ils devaient voir ses seins, peut-être le gauche. Elle rit un peu stupidement.
— Vous allez installer quoi exactement ici ? dit le jeune.
— Voyons, Pierre, je t’en prie, dit Fruits et Légumes.
— Installer quoi ?
— Vous savez, cria le jeune, cette rue, le quartier c’est le coin des putes, non ? Vous n’imaginez pas que vous allez travailler en studio… On les voit arriver les filles comme vous, d’abord une puis deux, trois, quatre…
Comme les Bougnouls, hein ?
Elle se décida à poser son verre de vin, se rendit compte que sa main était poisseuse, comme un sang violet. Vineux. Dégueulasse.
— Vous me prenez pour une prostituée ?
— Pierre est énervé, excusez-le… Douze mois de chômage n’ont jamais rendu quelqu’un très calme. Il se contient la plupart du temps mais…
— Psychiquement fragile, murmura Alice en souriant.
Je sais.
— Elle est complètement imbibée, dit le cadre avec dégoût.
Curieux, mais il commençait à ressembler à Poivre d’Arvor. Elle le regarda avec gentillesse et sans se rendre compte qu’il était dégoûté.
— Nous reviendrons demain, dit Roques. Nous sommes désolés.
— Il faudrait quand même savoir… Elle a bien un contrat de location…
— Les clés, juste les clés, mon cher petit monsieur, dit-elle en riant. On ne vous a jamais dit que vous ressembliez au présentateur de la deuxième chaîne ?… Mes compliments…
— Vous allez travailler où donc ? Vous pouvez nous le dire, non ?
— Pour un organisme important… Je ne peux pas encore vous en dire plus et puis vous m’embêtez. Foutez le camp !
Elle s’appuya au mur pour se rapprocher de la porte déjà ouverte. Se rendit compte que juste en face de l’autre côté du palier une jeune femme était dans l’encadrement de sa propre porte.
— Bonsoir, dit Alice… Vous êtes ma voisine ? J’arrive juste et j’ai l’impression que ça ne plaît pas à ces deux messieurs. On dirait des flics… S’ils continuent je vais finir par appeler les vrais…
— Attendez, dit la jeune femme… Je suis Monique Larovitz… Si vous avez besoin de moi… Le temps de coucher mes enfants et je suis à votre disposition.
— Mais ils s’en vont, dit Alice. Pas vrai, monsieur Roques ? Votre ami est vraiment fragile du point de vue psychique… Mais comme j’ai eu à souffrir d’un long et douloureux chômage je ne lui en garderai pas rancune.
— D’accord, dit Roques… Nous aurons bien l’occasion de nous revoir.
— Bonsoir… Hé ! Attendez ! Le chat, à qui est-il ?
— À moi, dit Pierre Arbas entre ses dents. Il n’a rien à faire ici.
— D’accord, si je le revois je vous le rapporte… Il a dû crotter dans un coin.
Elle referma sa porte et dut s’appuyer au mur. Ça venait comme ça sans prévenir. En général elle était couchée à cette heure-ci et dormait comme une masse.
Elle aurait voulu retrouver ce flot de sottises. En un instant elle avait certainement grillé ses chances, donné des soupçons. Sa mission se terminait sur-le-champ et elle pensait même qu’il lui fallait rentrer chez elle. Mais le pouvait-elle ? Et ce fric, ce fric dans lequel elle avait déjà mordu sans pouvoir même rendre ces quatre ou cinq dérisoires billets.
— Merde, merde ! Cria-t-elle, les larmes pleins les yeux en glissant le long des murs jusqu’à la cuisine où la vue de son sandwich la révulsa. (De même les deux bouteilles, pinard et gnôle.) La plus belle conne… Vous la connaissez la plus belle conne ?
À la télé plus de Poivre, rien qu’un truc incompréhensible. Peut-être un jeu ou une parlote. Un type posait des questions. Comme toujours. C’était ça la télé maintenant. Elle s’appuya au mur, ferma les yeux. La nausée, le vertige, les jambes mortes et pourtant l’envie de faire l’amour, d’être caressée, entourée.
« Si je m’en sors je freine sur le cognac. »
Sortir de quoi ? De cette impression qu’elle allait crever ou de celle d’avoir tout gâché, tout brûlé face à ce petit con en costume trois-pièces. Pourtant il l’aurait baisée, lui, malgré son air dégoûté. Elle avait lu ça dans ses yeux plus que dans ceux du marchand de légumes.
Elle trouva la salle de bains, fit couler l’eau de la douche, hésita puis se plaça dessous, nuque offerte.
Glacial, le jet picorait sa peau révulsée. Il fallait qu’elle sorte de cette mare d’alcool journalier. Elle n’arrêtait pas de se mentir. Certainement quinze cognacs, peut-être dix-huit depuis le matin. Fatal qu’en fin de journée elle ait craqué. Au bon moment alors que deux des quatre occupants du Bunker étaient là chez elle.
— Ils étaient là, gémissait-elle sous la pluie froide, je pouvais les inviter à prendre quelque chose. Je pouvais commencer mon boulot, moi, sans avoir l’air de m’imposer puisque c’étaient eux qui venaient de faire irruption chez moi, eux qui se sentaient plutôt couillons… Je crois que depuis quelques années j’ai le don pour tout gâcher, foutre en l’air.
Elle finit par se redresser, coupa la douche, trouva une serviette pour s’envelopper la tête. Elle se regarda dans la glace du lavabo. À faire peur avec sa gueule d’alcoolo mais baisable avec ses nichons fiérots, surtout le gauche le plus actif toujours. Elle lui sourit vaguement, pensa à la tête de ce jeune type, Arbas hein ? Et comment avaient-ils dit au fait pour le vieux qui vendait en viager ? Cambrier ? Ou quelque chose…
Elle essuya ses cheveux mais ne pouvait tenir debout et le fit, appuyée à la baignoire. Qu’est-ce qu’elle venait foutre dans cette salle de bains inconnue ? Si elle n’avait pas avalé quelques verres avant de rencontrer Bossi elle n’aurait jamais accepté.
— Un jour que j’aurai bu ils se mettront à quinze pour me sauter et ça ne va pas tarder.
On sonnait depuis un moment et elle se croyait ailleurs, dans son appartement. Le téléphone de son voisin sonnait toujours comme ça. Mais là c’était à la porte et elle eut peur, terriblement peur. Ils revenaient tous cette fois pour la cogner.