CHAPITRE IV

Monique Larovitz sursauta en apercevant le grand couteau à découper que la nouvelle locataire tenait d’une main tremblante au-dessus de sa tête.

— Vous n’avez rien à craindre… Voyons… Pourquoi êtes-vous si effrayée ?

Alice la regarda comme si c’était un rêve puis se traita de tous les noms. Conditionnée par Bossi, elle en faisait trop et ils allaient se douter de quelque chose.

— ’Scusez-moi mais je suis un peu partie… D’accord j’ai bu un peu mais vous comprenez… Trouver un boulot et un appart le même jour.

— Je comprends, dit la jeune femme.

Pas belle, ça non, mais l’air gentil. Mièvre avec sa peau trop blanche et sa bouche en cœur trop rouge. Maladive comme une fleur de serre mal chauffée.

— Venez prendre un peu de potage avec moi ? J’en ai fait pour les enfants.

— Je vais déranger.

— Non, mon mari est en voyage pour son métier…

Je suis seule et obligée de rester à la maison.

— Je ne suis pas présentable.

— Nous sommes entre femmes, vous savez.

La même entrée ou presque, la même cuisine Monsieur Meuble ou Géant du Meuble. Elle se retrouva avec un bol plein de soupe paysanne.

— C’est pas des sachets. Pour les gosses vaut mieux pas hein ?

— C’est bon.

Le bol était déjà un programme. Comme à une vieille d’hospice ou une clocharde à l’Armée du Salut. Parce qu’une assiette c’est déjà le luxe, le raffiné, la civilisation.

Elle but quand même jusqu’au bout cette première soupe offerte depuis des années.

— Vous savez, ils ne sont pas méchants mais nous avons eu tant de désagréments depuis quelque temps.

— Les Sanchez ?

Elle avait quelque chose d’un navet. Un gentil navet avec sa houppette de cheveux vaguement punk sur le crâne. Un navet que des gosses auraient peinturluré pour en faire un visage. Mais le navet persistait plus que l’humain.

— Ils n’auraient jamais dû vouloir partir.

— Fragiles, murmura Alice… Psychiquement fragiles.

— C’est quoi ?

— Vous ne vous doutiez de rien ?

— Nous savions qu’ils préparaient quelque chose…

Peut-être un départ… Vous voulez de la soupe, il en reste ?

— Je veux bien.

Elle se forcerait mais continuerait à profiter de cette présence amicale. Même si la fille était simplette. Ça lui faisait du bien d’être là.

— Pierre, Pierre Arbas est nerveux… Toute la journée à attendre…

— Il n’a aucun espoir ?

— De toute façon il faut bien que quelqu’un attende, non ?

« Complètement siphonnée », pensa Alice. C’est qui qui boit du cognac ici ? Ce navet répondait toujours à côté de la plaque et c’était affolant. C’était quoi le Bunker, un asile de fous camouflé au sein de la ville, une autre planète ? Un vaisseau spatial égaré qui attendait d’être réparé pour filer vers les étoiles avec ses non-humains.

— Bien sûr, fit-elle bien décidée à ne plus jamais contrarier personne dans l’immeuble. Votre mari voyage ?

— V.R.P.

— Oh ! Fit Alice toujours impressionnée par l’utilisation aisée de sigles, abréviations et autres monogrammes.

Dans le milieu social il y en avait des dizaines qui formaient un code hermétique, un langage chiffré pour initiés.

— Il voyage beaucoup et ne peut être ici que le samedi et le dimanche. Mais alors il met les bouchées doubles.

Alice cligna de l’œil, égrillarde, mais visiblement elle n’était pas dans le coup et le navet parlait d’autre chose.

Soudain elle pouffa. Il y avait Roques qui vendait du légume au rez-de-chaussée et cette femme gentillette qui avait l’air d’un navet échappé de son éventaire. Elle secoua la tête, expliqua que c’était nerveux.

— Vous comprenez que Pierre…

Elle rougit. Un radis rose c’était quand même mieux, pensa Alice qui flottait sur des coussins de vapeurs de cognac. Mais elle avait repris un peu de lucidité. Elle était sûre que Monique machin avait le béguin pour Arbas et que ce dernier, une fois peut-être, désœuvré, comme tout un chômeur, avait dû se laisser aller. Et désormais il peuplait le romantisme flou de la petite voisine.

— Je veux dire M. Arbas, mais vous verrez ici on est tous copains, on s’appelle par nos prénoms. Il règne beaucoup d’entente, de sympathie… Pierre a beaucoup de responsabilités étant donné que les autres messieurs…

Navet désuet ! « Ces messieurs me disent, trempez-la dans l’huile… » Alice souriait, très égayée. Une chaude ambiance dans le Bunker ? Partousait-on ? Elle ne le pensait pas, mais à la fin une certaine complicité devait s’instaurer.

— Vous vous entendez comme larrons en foire, hein ?

— Oh ! Qu’allez-vous imaginer ? fit le navet offusqué.

Alice se le tint pour dit, reposa son bol avec encore un fond de soupe froide.

— Vous avez encore faim ? Je peux vous faire un beef, ce que vous voulez… J’ai le congélateur toujours plein…

Cette fois, Alice ne riait plus et regardait le combiné congélateur-réfrigérateur. Le premier était presque plus important que le second et qu’y avait-il derrière les portes en faux bois des placards de la cuisine intégrée ? Des tonnes de sucre, des litres d’huile, des conserves par centaines ? L’état de siège, les restrictions, la famine et la fin du monde s’inscrivent dans l’avenir de ces gens-là ? Une secte ? Voilà la solution. Une secte qui vivait repliée sur elle-même. Des sataniques qui adoraient le diable et faisaient des sacrifices humains ?

— Ne jugez pas Pierre Arbas… Il croyait que vous aviez des arrière-pensées… Il est venu ensuite ici m’expliquer.

Elle rougit :

— Léon Roques, lui, a dû aller faire sa comptabilité comme chaque soir avant de dormir. Il se lève tôt pour aller à Sainte-Musse faire le plein de sa camionnette…

C’est dur comme métier…

— Votre mari, c’est comment ?

— Serge, sa famille est polonaise.

— Que vous disait Pierre ?

— Il était désolé. Nous vivons un peu sur les nerfs avec cette histoire d’expropriation et nous devons nous méfier. Vous savez qu’on doit nous exproprier ?

— Non… Vous croyez ?

Grave, plus navet que jamais dans le sérieux, Monique soupira :

— Voilà d’où vient le malentendu. Il était impossible de concevoir qu’une personne au courant accepte de venir reprendre cet appartement abandonné depuis la mort des Sanchez… Et vous avez parlé de viager.

— Le vieux, comment l’appelez-vous ?

— Cambrier ? C’est un demi-fou… Il ne pense qu’à l’argent…

C’était bien Cambrier ; tout allait bien.

— Il voulait essayer de vous embobiner. Il perd la tête et depuis longtemps. Voilà pourquoi il vous a dit ça.

— Pour le moment je loue.

— Oui, bien sûr, il ne peut espérer trouver mieux. Oh, pardon je voulais dire mieux comme arrangement. Il préférerait un viager, bien sûr, avec bouquet et rente.

Nous lui donnons quand même mille cinq cents pour cet appartement. Si nous ne l’avions pas retapé ce serait quoi ? Un gourbi !.. D’ailleurs, ceux qui n’avaient rien fait c’étaient des gourbis, des étables à cochons tout juste bonnes pour les Arabes… D’ailleurs le vieux il voulait louer à des Arabes, vous vous rendez compte.

— Votre mari est polonais ?

— Mais français ; il a fait son service et il est catholique comme tout le monde…

Alice se demanda soudain si les Larovitz possédaient également une pièce à l’étage à laquelle on accédait par un escalier à vis.

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