CHAPITRE XXIV

Elle avait prévu qu’ils n’apprécieraient pas cette silhouette dégingandée, cette gueule longue, cette laideur qui ne pouvait devenir beauté que pour des gens comme elle saturés de fadeurs. Manuel arrivait d’un air nonchalant, pas pressé. Pas l’air invité du tout, ni l’air concerné, l’air de celui qui va peut-être s’emmerder, ou qui aura peut-être une surprise. Un air qui ne pouvait pas faire plaisir à ceux qui attendaient depuis près de deux heures. Un air trop moderne au sens noble, qui plongeait le nez des autres dans leur caca routinier et sordide. Un air qui n’annonçait rien de bon, une morale différente, une façon de vivre incompréhensible, une façon de baiser qui devait les enrager pour le peu qu’ils puissent en subodorer.

— Salut… Désolé pour le retard, mais le boulot et le reste… On boit un coup ?

Sans transition au Champagne le merdeux ! Même pas le pastaga ni le whisky, le Champagne. À l’aise et comme si chaque jour il se rinçait les dents avec. Il grimaçait de satisfaction, approchait d’Alice et l’embrassait sur le nez :

— Toi, quand tu invites c’est pas du gros rouge, hein ? Tu as toujours eu de grands goûts et j’aime.

Comme s’il avait écouté à la porte, comme s’il venait d’un coup bousiller les avertissements jésuites du père Arbas. Il était livide Trois-Pièces, il flairait la concurrence, la classe.

— Oh ! Mais je vous connais vous, disait Manuel en pointant sa coupe vide vers Pierre Arbas. Le double suicide.

Je me disais aussi, la maison me paraît familière. Dis donc, Alice, tu sais où tu loges, j’espère ? Bon, je n’en dis pas plus.

Il prit une bouteille, la présenta aux coupes vides qui réchauffaient dans des mains crispées, mais aucune ne se tendit.

— Je vois, vous avez bien profité, pas vrai ? Elle fait bien les choses, ma copine Soult.

La première, Magali Arbas réagit, regarda le visage prématurément fané d’Alice, puis celui du garçon et eut un petit sourire rêveur.

— Mais je gêne ? Continuez comme si je n’étais pas là.

C’est de bon cœur.

Il s’éloigna d’Alice pour approcher du buffet, commença de picorer. Elle prit une bouteille et rejoignit Pierre Arbas :

— Vous n’allez pas refuser… Il est encore très frais.

— Buvez à ma santé, intervint soudain Manuel. Sans mon article ils vous expulsaient tous. Ça a fait plus de bruit que vous ne l’imaginez. Désormais, la mairie va mettre des chaussons de velours pour y revenir.

— Nous saurons nous défendre seuls ! répliqua Arbas sèchement.

— Sans la presse vous ferez quoi ?

— Nous sommes déjà unis. C’est énorme.

— Mais les moyens, les relations, les appuis, vous ne pensez pas que ça compte ?

— Ils nous ont toujours manqué, monsieur, pourquoi viendraient-ils aujourd’hui ? Une vieille baraque retapée au milieu d’un quartier pourri qui s’écroulera de lui-même sans besoin de bulldozers, ça ne fait pas une ligne dans votre journal et vous le savez fort bien. Vos patrons sont trop proches de nos ennemis pour vous permettre d’écrire une seule ligne contre eux. Ne me dites pas le contraire.

— Non, mais il n’y a pas que le journal ; on peut alerter des tas de gens, d’associations.

Le sourire de Pierre Arbas était celui d’un homme que rien ne pourrait convaincre et c’était par cette force qu’il survivait encore, dépassait les autres qui se noyaient dans une médiocrité consentie.

— Nous n’accepterons jamais, monsieur.

— Comme les Sanchez ?

— Non. Nous nous défendrons et personne ne nous délogera facilement. Nous sommes tous sur le pied de guerre. D’ores et déjà nous avons une discipline d’état de guerre. Si c’est votre patron qui vous envoie, vous pourrez au moins lui rapporter mes paroles. Nous pouvons tenir un an s’il le faut et nous le ferons.

— Vous vous accrochez dur à cette baraque ? Mais si on vous offre deux, trois fois mieux. Vous, vous résisterez à la tentation, mais les autres, ceux-là ?

Pierre sourit et se tut. Ce fut le Navet qui prit la parole :

— C’est ici que nous voulons vivre, pas ailleurs.

— Mais qu’est-ce qui vous retient donc dans cette maison ? Elle est aussi pourrie que le reste malgré vos aménagements intérieurs. Personne ne voudrait-y vivre, personne sauf vous tous, et c’est incompréhensible.

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