CHAPITRE XXVI

À plusieurs reprises, elle se réveilla dans la nuit, croyant sentir une odeur de gaz. Ils avaient pourtant fermé le compteur, mais elle rêvait qu’ils commençaient d’être asphyxiés par leurs voisins.

Elle finit par se lever bien avant l’aube et alla ouvrir les volets du living, fut heureuse d’apercevoir le bistrot ouvert. Le beau-frère du patron lui adressa un petit signe de la main, bien qu’il ne la connaisses pas. La boutique des Roques était également ouverte, car elle pouvait voir le reflet de ses néons dans la vitrine du bistrot.

Elle finit par grimper dans le pigeonnier, s’allongea sur la moquette pour passer la tête sous la banquette bricolée par Sanchez et flaira en direction du trou par où passait le chat. Tiens, elle ne l’avait pas revu depuis plusieurs jours. Arbas devait le surveiller pour qu’il ne vienne pas chez elle. De l’autre côté, il y avait donc une pièce appartenant aux Arbas, une pièce nue, mais curieusement, alors qu’elle était presque délabrée, Manuel avait noté la présence d’un tuyau en cuivre neuf amenant le gaz jusqu’au mur mitoyen, juste au-dessus de la chatière.

— Une installation établie par Arbas lui-même. C’est un bon bricoleur et j’ai trouvé tout le matériel adéquat chez lui. Il n’a eu qu’à brancher un tuyau souple, le faire passer dans le pigeonnier pour liquider les Sanchez.

— Mais que faisaient-ils dans cette pièce ? On les a retrouvés dans leur chambre.

— Les Sanchez devaient se méfier et préférer coucher là-haut où il n’y avait pas d’installation de gaz. Mais ils n’ont pas été assez prudents et les autres les ont quand même eus. Ensuite, rien de plus facile que de venir ventiler la pièce et de placer les cadavres dans leur chambre à coucher avant qu’ils ne refroidissent.

Alice redescendit préparer du café, en but deux tasses d’un air songeur. Elle ne pouvait que faire confiance à Manuel sur la description de la pièce où Arbas avait installé le gaz. Au début, il n’admettait pas l’hypothèse que les Sanchez aient pu être assassinés et depuis peu il paraissait s’évertuer à le prouver au contraire. Pourquoi cette nouvelle attitude ? Était-elle vraiment étayée sur des faits nouveaux, des découvertes ou découlait-elle d’un plan tortueux ? Manuel Mothe poursuivait un but bien précis qu’elle ignorait mais l’argent des Sanchez devait l’intéresser. Pour un garçon qui parlait de filer aux antipodes, quinze à vingt millions anciens représentaient une fortune.

À dix heures, elle garnit un carton et alla sonner chez les Larovitz. Ce fut Monique qui vint ouvrir. Plus navet que jamais avec sa mine défaite et l’absence totale d’expression. Pourtant, elle parut contente des petits fours et canapés rassis.

— Il ne fallait pas.

— Ça va se perdre. Vous êtes seule ?

— Serge a amené les gosses à l’école et fait des courses.

Je crois que j’ai trop bu hier. On n’a pas l’habitude. Ici on se réunit quelquefois, mais juste avec quelques bouteilles de rosé. On fait des merguez, des couscous…

— C’est Bachir qui vous a appris à le cuisiner ? lança Alice sautant sur l’occasion.

— Bachir ? L’Algérien qui louait au second ? On le connaissait pour ainsi dire pas.

— Il y avait des Arabes ici ?

— Oui, des Algériens.

— Longtemps ?

— Je ne sais pas bien, un an.

Alice avait décidé de jouer le rôle qu’on attendait d’elle, celui d’une femme que le mot Algérien révulsait. Elle était certaine d’obtenir un écho raciste en agissant ainsi.

— Quelle horreur ! Vous ne deviez pas oser sortir de chez vous ? Et quand votre mari n’était pas là la nuit ?

— Oui, j’avais peur, très peur même. Surtout après l’histoire qui est arrivée à Magali Arbas. Ils l’ont coincée dans l’escalier et sans Roques et Sanchez…

— Vous voulez dire qu’ils voulaient la violer ?

— Oui, c’est ça.

— Vous avez assisté à la scène ?

— Non. On me l’a rapportée.

— Vous avez entendu crier ?

— Non, rien. Mais elle a vraiment failli y passer… On ne pouvait pas supporter ça, vous comprenez ? Et puis tout le reste. La saleté, les poux. Les gosses avaient des poux.

— Il y en a toujours dans les maternelles.

— Oui, mais on savait que c’était ici qu’ils les attrapaient. Il y avait aussi la cuisine, les odeurs, le mouton qu’ils avaient amené vivant et qu’ils gardaient dans une pièce… Ce n’était pas supportable, non, vraiment.

— Vous avez vu ces choses-là, le mouton par exemple ?

— On l’entendait… Les Arbas l’entendaient, les Sanchez aussi.

— Et que s’est-il passé ?

— On les a forcés à partir.

— Facilement ?

Monique Larovitz ne répondit pas, ouvrit la boîte et sourit en voyant les petits fours.

— Ils étaient tellement bons que je suis contente d’en remanger aujourd’hui.

— Vous les avez fait expulser ?

— Ils sont partis.

— Sans difficulté aucune ?

— Non, enfin il a quand même fallu se montrer intransigeants. Mais il y avait Arbas, Roques, Sanchez qui parlait leur langue et les connaissait. Vous comprenez qu’ils étaient dangereux. Ils buvaient et ils se battaient, ils se chauffaient avec des bouteilles de gaz et comme disait Pierre, c’était dangereux ces bouteilles.

— Pas plus que le gaz de ville.

— Oui, mais là-haut il n’était pas installé… Ils avaient aussi des braseros, vous vous rendez compte, et ils faisaient le méchoui sur le carrelage. On pouvait tous flamber une nuit. Et puis la musique. Tout le samedi, le dimanche, je croyais devenir folle. On leur disait de baisser le son, mais il n’y avait rien à faire. Ils ne voulaient rien savoir. Ils ont été jusqu’à quinze là-haut. Bachir encaissait les loyers. Une somme élevée. Il gagnait son argent sur notre dos, en jouant avec notre vie, notre sécurité, notre tranquillité. Arbas avait essayé de le lui faire comprendre, mais il avait la loi pour lui et surtout des relations.

— Mais comment avez-vous obtenu leur départ ?

— Je ne m’en suis pas tellement occupée. Ces messieurs ont tout organisé… Moi, avec mes gosses, je suis si occupée, vous comprenez. Je ne me suis pas mêlée de ça mais quand ils sont partis on a respiré et on a décidé de partager l’appartement entre nous, de faire un sacrifice pour que la situation ne se renouvelle pas. Le vieux Cambrier ne demandait pas mieux. Il n’aurait jamais pu en tirer un sou. Il fallait des gens comme nous pour s’accrocher ici, comprenez-vous ?

— Où sont-ils partis ?

— Les Arabes ? Je n’en sais rien et je m’en fous. Bon débarras. Ils n’ont qu’à retourner chez eux. Il y aurait moins de crimes et de chômage.

— Vous en avez revu ?

— Non, jamais, et d’ailleurs je ne les reconnaîtrais pas… Si vous croyez que je regarde les Arabes dans la rue quand je sors. Ils me font peur et ils me dégoûtent…

Elle monta chez les Arbas avec un autre carton. Magali vint lui ouvrir, prit le carton avec une sorte d’agacement.

— Il ne fallait pas… Nous sommes au régime… Mais c’est gentil.

— Je viens d’apprendre que vous avez failli avoir de graves ennuis avec les Algériens qui habitaient en face, dit Alice sans lui laisser le temps de parler d’autre chose.

Quelle horreur ! Une chance qu’ils ne soient plus là. Moi je n’aurais plus osé sortir.

— C’est ce qui arrivait, dit Magali, mais qui vous a raconté ça ?

— Monique Larovitz.

— C’est une vieille histoire. Je préfère ne pas en parler.

— Vous avez vraiment risqué d’être violée ? demanda Alice en paraissant à la fois émoustillée et horrifiée.

— C’est du passé… Il est inutile d’en parler.

— Vous auriez pu porter plainte…

— Nous avons préféré trouver une solution plus discrète et plus efficace.

— Ce Bachir était responsable. Vous le voyez dans le coin ?

— Oh ! Il n’a pas demandé son reste… C’étaient tous des clandestins et il était en contravention avec la loi.

— Des clandestins ? Vous voulez dire que personne ne savait qu’ils étaient dans cette ville, en France ?

— Exactement. Bachir leur prenait cinq cents francs à chacun. Soit cinq mille par mois, des fois plus. Ils ont été jusqu’à quinze dans l’appartement et si nous avions laissé faire il aurait pu en faire rentrer vingt, trente. C’était infernal. Nous avions acheté nos appartements en viager et lui, avec une simple location, il embêtait tout le monde, vous comprenez ? Il nous bafouait. Ils ne respectaient rien. On avait repeint la montée d’escalier pour qu’elle soit plus présentable… Eh bien, ils la salissaient avec leurs mains dégoûtantes, leurs vêtements. Il y avait pire, leur W.-C. Bouché.

— Bien sûr, s’ils étaient quinze…

— C’était un cauchemar.

— Et comment vous ont-ils coincée ? Comment ont-ils osé puisqu’ils étaient clandestins donc obligés de se montrer discrets ?

— Vous croyez que j’exagère ? Vous ne vous êtes pas retrouvée devant votre porte sur ce palier, en ayant perdu votre clé et cette bande autour de vous qui se refermait peu à peu sous prétexte de me porter secours. Non, vous ne pouvez pas comprendre ce que j’ai vécu à ce moment là. J’étais fébrile, terrorisée, et j’ai compris que si je ne criais pas ils allaient me violer là sur le palier.

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