Il tourna la tête, pas autrement ému, et suivit la silhouette menue.
— Sans ses enfants je vous fais remarquer.
— Ils sont à l’école, non ?
— Un mercredi ?
Elle leva les yeux vers l’appartement des Larovitz, mais une seule fenêtre était ouverte. Les enfants dormaient dans la chambre qui faisait l’angle.
— Elle sort parce qu’ils restent.
— Ils sont retenus en otages, peut-être !
— Non. Je ne pense pas. Moi, j’ai l’impression qu’ils s’arrangent pour qu’il y ait le moins de monde possible à l’extérieur. Faites le compte pour aujourd’hui. Roques, légumes et fruits, est à son boulot mais sa femme dans son troisième. Troisième également Caducci, le couple au complet. Elle ne travaillera que vers midi. Chez les Arbas, la femme est dehors mais lui est là-dedans. On peut considérer que Roques est aussi dans la maison, n’est-ce pas ?
Bossi ne lui avait donné aucune directive précise dans le fond, même pas un rendez-vous. Une poignée de fric.
Elle aurait pu filer avec. Pourquoi cette confiance ? Peut-être qu’elle était discrètement surveillée.
— Je vous en prie, Alice, aidez-moi à aller plus loin. Je serai d’une discrétion vraiment exemplaire, je vous le promets. Et vous pourrez compter sur moi pour participer au ménage. Je fais bien la cuisine, une vaisselle ne m’effraie jamais.
Elle but une autre gorgée. Déjà, le parfum du cognac disparaissait et elle avait besoin de le sentir dans sa bouche puis dans tout son corps. Elle eut un sourire un peu niais qu’il dut prendre pour de la gentillesse.
— Vous ne pouvez pas refuser. Un mois. Combien payez-vous de loyer ? Je donnerai la moitié. Pas plus d’un mois, je vous le jure.
Elle ouvrit son sac et vit les billets en vrac. C’était rassurant. Elle aurait aimé qu’il les voie aussi, qu’il comprenne qu’elle n’avait pas besoin de fric pour le moment. Et puis elle voulait être seule.
— Il faut que je rentre, dit-elle.
— Mais vous n’avez pas répondu… Je serai là toute la journée si vous changez d’avis.
— N’espérez pas, dit-elle.
— Quand commencez-vous le boulot ?
— Bientôt.
Elle régla au comptoir et retourna à sa place pour y prendre ses cigarettes. Il levait vers elle sa tête un peu trop longue. Des tas de garçons avaient ce visage désormais.
Dans le style de certains chanteurs.
— Ne faites pas cette tête, dit-elle.
Roques lui sourit quand elle entra dans le magasin et choisit des oranges, une salade et des pommes.
— Vous savez pour hier au soir…
— Je n’ai pas de rancune, dit-elle. Je pensais offrir un pot aujourd’hui mais je pense que samedi ce sera mieux non ?
— Peut-être…, fit-il évasif.
— Mais j’y tiens… Ce sera sympathique, non ?
— Vous connaissez ce garçon auquel vous parliez ? Il est journaliste… Il va essayer de vous faire parler des Sanchez. Ils ne peuvent pas leur ficher la paix. Ils sont morts, enterrés et ils n’aimeraient pas qu’on les traite ainsi.
Elle hocha la tête et emporta ses provisions, eut du mal à ouvrir la porte à cause de ses mains encombrées et monta chez elle. Elle rangea fébrilement la bouteille de cognac toujours visible, croqua dans une pomme, alla jeter un coup d’oeil à la fenêtre. Elle pouvait voir Manuel Mothe dans le bar. Il avait simplement changé de place, pris la sienne pour surveiller le Bunker. Elle haussa les épaules, songea à la cour qui se trouvait derrière l’immeuble. Il fallait ouvrir la fenêtre de la chambre des Sanchez pour plonger à l’intérieur. Elle n’avait rien de particulier, servait de garage à des vélos, une moto, différentes choses. En face elle découvrait la fenêtre des Larovitz…
Une sonnerie retentit et ce n’était pas celle de la porte ni celle d’un téléphone puisque les Sanchez n’en possédaient pas. Elle venait pourtant de la porte, d’un petit placard tapissé comme le reste du vestibule. C’était le concierge électronique. Elle appuya sur un bouton, entendit quelqu’un siffloter.
— Oui, qui est-ce ?
— Manuel Mothe ; vous m’ouvrez ?
— Je suis occupée maintenant… Que voulez-vous ?
— Juste une petite visite.
« Quel emmerdeur » pensa-t-elle. Il allait tout gâcher avec les voisins et Bossi serait furieux. Ça ne lui avait pas suffi de se faire virer de son journal ?
— Écoutez-moi, dit-elle, je n’ai pas besoin d’être compromise… Je ne suis pas tout à fait divorcée et mon mari cherche toutes les occasions de me faire prendre en flagrant délit. Alors vous me foutez la paix, pas vrai, vous serez très chouette…
— Je ne vous crois pas. Vous ne seriez pas journaliste vous aussi ? D’un grand journal ou d’un hebdo ?
Elle coupa la communication et retourna dans la cuisine, ouvrit le meuble suspendu pour prendre la bouteille de cognac et s’en octroya une gorgée. Horrible après celui du bistrot mais elle savait qu’elle en reprendrait. Par gorgées mesurées elle pouvait réduire sa consommation de moitié. Le pire c’étaient les bistrots.
Et s’il n’y avait pas eu celui d’en face jamais elle n’aurait osé venir dans le Bunker. C’était un peu comme un foyer dans un théâtre. On y oubliait la comédie ou la tragédie pour renouer avec la réalité.
Au bout d’un moment elle comprit que la solution n’était pas de s’enfermer dans cet appartement à attendre Dieu savait quoi. Elle devait agir, provoquer les rencontres. Mais on n’allait pas chez les gens à neuf heures et quelque du matin.
À tout hasard elle faillit aller sonner chez la voisine de palier mais craignit que les gosses ne soient réveillés par la sonnerie et ne crient. Elle décida de grimper chez les Arbas. Se souvint que la femme travaillait à plein temps et qu’il prendrait sa visite comme une invite. Pas question d’embrouiller encore plus sa vie avec ce genre de type. Depuis que son mari ne faisait plus partie de sa vie elle était enfin débarrassée des trois-pièces fil-à-fil.
Elle referma sa porte, s’appuya contre, désemparée.
Il y avait encore combien de fric dans son sac ? Quatre mille quatre. Elle pouvait ramener ça à Bossi, promettre que dès que possible elle rembourserait régulièrement.
Puis en route vers sa piaule minable. Elle garderait juste de quoi se payer une chouette bouteille de fine Champagne, irait la picoler tranquille chez elle. Ivre morte, overdose alcoolique mais pas cette solitude encore pire du Bunker où, à cause du fric, elle n’osait même plus boire un verre.
Elle sortit en coup de vent, fonça vers la mairie et, dix minutes après ce coup de cafard, se trouvait face au gros mou en train de vider son sac. Juste un billet de cent francs glissé dans ses bottillons pour la fine Champagne. Le gros regardait le fric glisser en strates sur sa plaque de verre.
— Manque sept cents francs… Je vous jure que je trouverai à vous rembourser mais c’est pas un travail pour moi. Il faut que vous me compreniez… Je ne suis pas douée… Et puis ça me donne le noir. Ils vivent comme des aliénés dans cette baraque. Ils ont entassé des vivres, du moins les Sanchez, les autres j’ignore, ils surveillent étroitement, ils sortent au compte-gouttes.
— Au compte-gouttes, expliquez, dit le gros mou impassible. (Juste sa bouche béante avec comme de la bave luisante vers la luette.)
— Oui, j’ai constaté. Par exemple ma voisine ne mène jamais ses gosses à l’école et le mercredi elle sort seule puisque les gosses n’ont pas classe et restent dans l’appartement.
— En moins de vingt-quatre heures vous avez trouvé ça… Vous n’avez pas perdu votre temps, dites.
— Ce n’était pas le plus difficile… Mais le plus terrible c’est d’attendre dans l’appartement, d’écouter… De rester disponible en cas de visite ou de fait singulier. Je suis comme un sous-marin dans une mare aux canards, vous comprenez… Je me transforme en voyeur, en écouteur et pour quoi faire ?
— Vous n’allez pas vous dégonfler, dit le gros, pas si vite. Vous le voulez ce poste, oui ?
— Vous ne me le donnerez pas. Je n’ai rien moi, même pas une promesse écrite, même pas un bail pour l’appartement et je ne me souvenais même pas du nom du vieux dans sa résidence-club.
— Qui vous l’a demandé, le nom de Cambrier ?
— Deux… Ils étaient deux hier soir et j’ai déconné… Je crois que je me suis compromise, monsieur Bossi. Vous ne pouvez pas me faire confiance. Prenez le fric et je vous jure que dès que possible je vous paierai ce que j’ai dû dépenser mais je ne pouvais pas faire autrement…
— Qui étaient ces deux hommes ?
— Le marchand de légumes, le cadre au chômage…
Arbas.
— Ils sont venus vous voir ?
— Entrés comme chez eux, oui, avec une clé.
— Comment se fait-il ? Vous devez exiger qu’ils vous rendent cette clé.
— Exiger ? Fit-elle catastrophée. Mais vous n’avez pas compris que je démissionne, que le fric est là, que je ne veux plus aller dans le Bunker… Non, écoutez, il y a certainement des gens…
— Vous vous ferez rendre cette clé sinon les flics sauront qu’ils pouvaient entrer chez les Sanchez, vous comprenez ?
— Monsieur Bossi, sanglota-t-elle… Je suis malade, je veux essayer de me faire hospitaliser. Vous ne savez pas mais je picole dur et pour des riens. Vous n’avez pas trouvé celle qui convenait, monsieur Bossi.
Il regroupait les billets avec précision et les lui tendait :
— Vous préférez racoler au centre commercial ?
Retournez là-bas sinon vous aurez des ennuis encore plus sérieux.