CHAPITRE XIV

Manuel fila sur la pointe des pieds vers l’escalier à vis et elle pouffa, faillit éclater de rire au nez de Pierre Arbas qui se tenait devant la porte palière. Il souleva un trousseau de clés du bout de ses doigts :

— Voilà ce que vous avez réclamé.

— J’ai réclamé quelque chose, moi ? Fit-elle, joyeuse, en pensant à Manuel qui se terrait.

— Mais les clés des autres appartements puisque vous êtes des nôtres désormais.

— Des vôtres ?

Quand avait-elle pensé qu’ils formaient peut-être un groupe de fanatiques, une secte ? Arbas n’avait-il pas une arrière-pensée de la transformer en adepte ?

— Merci, dit-elle, alors je peux aller chez les autres comme ça, sans demander la permission ? Comme les autres peuvent venir chez moi ?

— N’exagérons pas… C’est juste en cas de nécessité absolue.

— Si j’ouvre le gaz comme les Sanchez ?

Il continua à sourire comme s’il s’attendait à cette réponse :

— Oui. Nous avons ouvert en effet, vu que nous ne pouvions rien faire, appelé la police. Nous n’avons pas jugé utile de leur raconter que nous pouvions pénétrer les uns chez les autres. C’est un petit secret. Vous le partagez maintenant.

— C’est sympa, fit-elle.

— Voulez-vous venir boire le thé chez moi ?

Elle s’y attendait si peu qu’elle le regarda bouche bée.

— Vous détestez le thé, je peux vous faire un café ou un chocolat. Vous me trouvez peut-être bien audacieux, mais la journée est terriblement longue et je suis très seul en fait.

— Je… je ne peux pas aujourd’hui…

— Dommage, dit-il avec un sourire vraiment attristé.

Je pensais que vous étiez affranchie de certaines convenances. Si j’invite Mme Roques ou Monique, je sens que je commets un impair, même plus, une sorte d’offense à leur fidélité conjugale.

— Et comme moi je vis seule, vous pensiez…

Un test habile parce qu’il soupçonnait la présence d’un homme dans cet appartement ? Une façon subtile de savoir si c’était pour le plaisir ou pour quelque chose de plus inquiétant.

— Non… Mais vous m’avez paru libérée de certaines aliénations. Vous pensez que si je vous invite je deviendrai aussitôt entreprenant ? Il ne ressemblait pas du tout à Poivre d’Arvor, en fait, et son trois-pièces ne lui allait pas du tout. Elle l’imaginait plus volontiers en tenue plus décontractée, même en combinaison de mécano par exemple. Pourquoi s’imposait-il cette élégance anglaise un peu plaquée, à cause de sa bonne femme, Magali la Mijaurée ?

— Je suis occupée et franchement j’ai envie de rester seule pour le moment.

— Vous seriez capable vous de m’inviter chez vous ?

— Oh ! Pourquoi pas ?

— Je peux aller chercher tout ce qu’il faut pour le thé et le confectionner aussi bien ici. Je sais très bien le faire et j’ai aussi des petits gâteaux que je fais moi-même. Il faut bien tuer le temps, n’est-ce pas ?

Brusquement, elle lui découvrit quelque chose de faux comme le costume. Sa petite combine devenait visible à l’œil nu. Il jouait le chômeur à bout de nerfs, à bout d’attente, le chômeur qui va bientôt basculer dans la déprime la plus totale et qui soudain se raccroche à des occupations dérisoires : les petits gâteaux, le thé, les voisines à domicile qu’on peut toujours draguer, comme le ferait n’importe quel type que la crise économique rend oisif. Mais Pierre Arbas était le petit malin. Il n’avait nul besoin de combler la tristesse de ses jours. Sa bonne femme devait bien se comporter au lit et le laissait comblé jusqu’au soir, de même s’il était sans emploi c’était certainement qu’il l’avait bien voulu. Elle irait se renseigner du côté des garages où il travaillait autrefois.

— Vous n’êtes pas si malheureux, monsieur Arbas.

Vous avez une jolie femme, vous êtes jeune et…

Il secouait la tête d’un air lugubre.

— Je suis seul en fait, très seul.

Elle restait sur l’image de Magali Arbas. Cette pétasse n’avait pas une tête de femme prête à aider sa voisine et à livrer les mômes des autres à l’école. Donc, elle aussi forçait sa nature.

— Désolée, monsieur Arbas, et merci pour les clés.

Elle referma la porte et revint songeuse vers la cuisine.

— Pauvre conne, dit Manuel déboulant silencieux de la vis, tu avais une occasion superbe de pénétrer chez lui.

Tu rates toutes les occases.

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