CHAPITRE XII

Le chat les réveilla en marchant sur leur visage. Manuel sursauta et se dressa :

— Mais d’où il sort, celui-là ?

Alice n’ouvrit même pas les yeux, sourit :

— Il vient quand ça lui plaît, mais je ne sais pas comment… Il doit exister un passage quelque part.

— Possible…, murmura-t-elle enfoncée dans un bonheur béat.

Le corps maigre, mais chaud de Manuel se sépara du sien et elle se sentit perdue.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Il doit arriver par là.

Elle se dressa sur un coude et le vit allongé à plat ventre, la tête sous l’espèce de banquette garnie aussi de moquette, la même que le sol, et de coussins.

— Il me faudrait une lampe électrique.

— J’en ai vu une à la cuisine.

Elle perdit trois secondes à s’attendrir devant les deux tasses de café, la verseuse en verre à moitié pleine. Tout avait commencé là. À moitié riant, à moitié inquiète, elle avait dénoué la cordelière du peignoir bleu layette.

Elle s’allongea sur le dos du garçon toujours à plat ventre, épousa ses reins, ses fesses.

— Regarde, c’est dans le coin. Il y a un trou carré. Tu sens le courant d’air ? Ça communique avec une autre pièce.

Elle mordait sa nuque aux cheveux fins, massait ses épaules osseuses. Elle se souleva sur ses bras et il fit un demi-tour sur lui-même et elle put le prendre en elle.

— Je n’ai pas cherché, dit-il, plus tard.

— Je sais, c’est moi qui ai voulu. Ne t’inquiète pas.

Ils déjeunaient face à face dans la cuisine qui donnait sur la cour par une sorte de vasistas très haut. Le ciel était bleu.

— Tu as donc vu tous tes voisins sauf les Caducci et le mari de Monique Larovitz ?

Il prenait des notes sur son calepin tout fripé.

— Ils ne t’avaient invitée que pour t’interroger.

— Pierre Arbas surtout.

— Il a dû aller rendre visite au vieux Cambrier dans sa résidence du troisième âge. Le vieux n’a jamais entendu parler de toi. Ils se méfient donc, c’est normal.

Elle tartinait de beurre des biscottes qu’elle parvenait à avaler avec plaisir. Ils avaient fait l’amour plusieurs fois, avaient dormi très tard puisqu’il était près de onze heures.

— Tu sais que j’ai trente-deux ans ? Dit-elle soudain.

Il continua d’écrire comme s’il n’avait rien entendu.

— Tu as remarqué qu’il y avait aussi un escalier à vis dans l’appartement sur le même palier.

— Tu as entendu ? J’ai trente-deux ans, dix ans de plus que toi. Ça te flatte peut-être mais moi ça me dérange. Je n’ai pas l’habitude de violer les gamins.

— Tu y es venue de toi-même ! Dit-il très sèchement et elle détesta cette expression. Venir à quoi, à son sexe ?

— Tu en avais envie.

— Toi encore plus. Je ne voulais pas rendre la situation délicate. Je ne suis pas ici pour coucher avec toi et je veux que les choses soient nettes.

— Bien, bien, fit-elle conciliante. Mais je n’avais aucune idée préconçue et tu t’es presque imposé pour venir loger ici. Ne compte pas d’ailleurs que je te fasse une fleur pour les cinq cents francs promis.

Il cessa d’écrire, fouilla dans la poche de son Jean et en tira une liasse. Il en détacha cinq billets et elle vit qu’il ne lui en restait que deux ou trois. Mais elle les plaça à côté d’elle, bien décidée à les garder.

— Comme ça je me sens plus libre, dit-il. Ne crois pas que chaque soir je ferai ta toilette et qu’au petit matin je te baiserai.

Elle croqua dans sa biscotte avec sérénité. Il lui fallait considérer Manuel comme elle considérait une bouteille de cognac. Avidement tant qu’elle restait sur le rayon, avec indifférence mêlée de mépris une fois vidée. Si elle s’avisait de tomber amoureuse d’une bouteille vide, c’était véritablement la catastrophe pour elle.

— C’est tout ce que tu as appris ? Je suis certain qu’il y a eu d’autres trucs passionnants mais tu étais trop bourrée pour tout enregistrer.

— Attends, fit-elle sans se fâcher, il y a eu l’histoire des clés. J’ai pensé à les réclamer. Ils m’ont dit que c’était une habitude, que chacun avait les clés des voisins en cas de gros pépins.

— Ils ont dit ça ? Qui ?

— Arbas, sûrement lui. Alors je lui ai dit de me filer celles des autres mais il y a eu de la gêne. Puis Trois-Pièces m’a répondu.

— Trois-Pièces ?

— Il porte toujours un complet trois-pièces et j’ai horreur de ça.

— Poivre d’Arvor aussi. Cette nuit, tu m’as dit que tu étais amoureuse de lui… Tu ne te souviens pas ?

— Qu’est-ce que j’ai encore dit comme conneries ?

Grogna Alice, vexée… N’empêche que je les ai embarrassés et je vais insister pour avoir ces clés.

— Oui, c’est une bonne idée… Mais, comme il y a toujours une personne qui reste en permanence dans chaque appartement, ça nous avancera à quoi ?

— Ils avaient ces clés pour pénétrer ici. Moi, je crois que les flics ne l’ont pas su. Ils ont agi de quelle façon ?

— Le jour du drame ? C’est l’odeur du gaz qui les a alertés, je pense. Ou alors de ne pas avoir vu les Sanchez le lendemain.

— Tu as écrit l’article, oui ou non ?

— Je n’ai pas parlé de ça. Ils ont appelé la police et j’ai été chargé d’aller voir. Tu crois qu’ils seraient rentrés, les auraient vus morts et auraient ensuite parlé d’une odeur de gaz ?

— Il y a des bourrelets le long de la porte d’entrée.

Comment auraient-ils pu sentir le gaz ? Et autre chose.

Le premier jour, Monique Larovitz m’a tenu un langage surprenant. J’ai cru qu’elle était siphonnée. Et quand j’y réfléchis… Tu sais ce qu’elle m’a dit : « Ils n’auraient jamais dû vouloir partir. » Moi, j’ai cru sur le coup à une périphrase, comme certains disent au sujet de quelqu’un de mort qu’il s’est éteint… Mais elle a dit également qu’ils préparaient quelque chose.

Manuel commençait à écrire puis il plaqua son crayon entre deux pages avec irritation :

— Qu’insinues-tu, qu’ils ont liquidé les Sanchez, que ces derniers préparaient une évasion du Bunker ?

— Je n’insinue rien. Si tu m’emmerdes, je fous le camp toute la journée. Je peux même aller dormir ailleurs, dans un hôtel, et te laisser mijoter ici. Tu te prends pour qui, merde ? Tu n’as aucun droit sur moi parce que j’ai porté la main à ta queue cette nuit. Je n’insinue rien. Je rapporte ce que j’ai entendu. C’est certainement une périphrase mais si tu la rapproches de l’histoire des clés, c’est troublant. Je vais prendre une douche.

Elle s’enferma dans la salle de bains pour bien montrer son indépendance mais, une fois dans l’eau chaude, elle s’alanguit, ferma les yeux pour imaginer complaisamment ce qui aurait pu arriver si…

Quand elle sortit, le cheveu humide, elle pensa qu’il était parti, mais le retrouva en haut dans le pigeonnier. Il avait démonté la banquette, juste une grosse planche soutenue par des murets de briques, et il étudiait le trou du chat.

— Tu vois quelque chose ?

De la main, il lui fit signe de se taire. Elle s’allongea pour essayer de voir. Il avait gratté un peu à côté et découvert le rose d’une brique.

Il se releva, lui fit signe de descendre.

— Il y avait six appartements, dans le temps. Maintenant, il n’y en a que cinq. Deux au premier dont celui-ci, deux au troisième avec les Roques et les Caducci, un seul au deuxième. Je pense qu’ils ont dû partager à trois. Deux escaliers à vis et pour Arbas une simple porte de communication.

— Le chat appartient à Arbas. Pourquoi laisser un trou ?

— Je n’en sais rien.

— Pour écouter la conversation des Sanchez quand ils montaient dans le pigeonnier ?

— Tu persistes dans l’idée que les Sanchez étaient devenus suspects pour les autres ? C’est ce que tu vas raconter au gros Bossi, hein ? Comme ça, il sera pleinement rassuré et aura la preuve que les Sanchez ne sont pas morts de crainte d’une expropriation mais assassinés par les autres copropriétaires pour des raisons obscures. Comme cela, tout le monde sera content. Soulagé. Tu auras droit à une belle prime, à un poste d’assistante sociale.

— Tu es vraiment dégueulasse ! Toi, tu veux absolument prouver que ces gens-là sont morts à cause de la société. Qu’ils ne supportaient pas l’idée d’aller habiter ailleurs… Tu veux en quelque sorte prouver qu’en utilisant le mot expulsion au lieu d’expropriation tu n’étais pas loin de la vérité. Tu es venu ici pour ta vérité…

— Du moins, c’est la mienne, pas celle de la mairie.

— Si je voulais vraiment faire le jeu de la mairie je parlerais plutôt d’accident, non ? Bon, je préfère filer. J’ai besoin de fringues et de calme.

— Attends, rapporte-moi des gauloises, un rasoir, de la mousse.

— D’accord mais je ne fais pas crédit.

— Tu as peur que je joue les gigolos ?

— Tu es vraiment très délicat de me rappeler la différence d’âge… Je ne sais pas quand je rentrerai.

— Annonce-toi. Je n’ai pas l’intention de les laisser entrer ici à leur guise. Ramène un autre verrou. Nous l’installerons cette nuit. En attendant, je vais pousser un truc contre la porte.

— Mais ils se douteront qu’il y a quelqu’un ici.

— Et alors ? Ils ne pourront quand même pas s’en formaliser ?

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