CHAPITRE X

Mme Blanken ne correspondait pas au portrait qu’en avait brossé Relmyer. Celui-ci la disait insensible. Pourtant, elle eut un sourire affectueux quand elle aperçut Luise. Sourire qui se décomposa au moment où ses yeux se posèrent sur Relmyer. Luise la salua par une révérence. Margont imagina une rangée de petites filles, dont Luise, s’inclinant pareillement sur le passage de Mme Blanken, dans un long couloir.

— Madame Blanken, j’aimerais que vous acceptiez de parler avec Lukas durant quelques minutes, implora Luise.

La vieille dame se tourna vers Margont qui se présenta.

— C’est un ami, expliqua Luise. Il nous aide dans nos recherches... Lukas et le capitaine Margont souhaitent se rendre à votre orphelinat pour interroger des proches de Wilhelm...

Les traits de Mme Blanken se crispèrent ; ils conféraient à son visage une allure de nappe froissée. Elle lança sèchement :

— Qu’ils s’en approchent et je les fais arrêter tous les deux ! Soyez assurée que j’y parviendrai. Aisément, d’ailleurs. Le général de Lariboisière loge chez moi...

Elle ignorait ostensiblement Relmyer. Lui serrait les

101 dents, raide comme une épée. Luise cherchait une issue là où il n’y en avait pas.

— Laissez-les donc faire, je vous en prie. Que cette histoire se termine le plus vite possible et que nous soyons enfin tous libérés ! Autorisez Lukas à aller là-bas, qu’il trouve ce qu’il pourra y trouver ou qu’il ne découvre rien, mais, par pitié, qu’il se débarrasse de cette affaire !

Mme Blanken lui prit la main.

— Il y est déjà allé. Il ne vous l’a pas dit ?

Tous trois se tournèrent vers Relmyer qui, jusqu’à présent, avait été ignoré.

— Pourquoi nous avoir caché que vous vous étiez rendu à Lesdorf ? s’énerva Margont.

— Ce n’était qu’un détail et je n’y ai rien appris... C’était peu avant la bataille d’Essling. Wilhelm avait disparu, j’étais très inquiet pour lui. Je vous rappelle, madame, que j’ai à peine eu le temps de parler à deux ou trois personnes avant que vous ne me fassiez chasser.

Mme Blanken se rapprocha de Relmyer.

— Quel toupet ! Vous osez vous plaindre d’avoir été jeté dehors ? Avec l’esclandre que vous avez déclenché ? Vous avez forcé l’entrée de mon orphelinat en bousculant le concierge et son fils, vous vous êtes mis à crier pour exiger de voir untel et untel, vous avez terrorisé tout le monde en marchant comme un furieux dans les couloirs... Quand on s’amuse à faire le renard dans un poulailler, on ne s’étonne pas ensuite de voir rappliquer le fermier avec son fusil ! Nous avons dû alerter la gendarmerie impériale pour vous déloger ! Vous avez de la chance que Luise vous chérisse. C’est pour elle que j’ai fermé les yeux. Une fois ! Mais approchez-vous encore de Lesdorf, vous ou vos hussards, et vous verrez !

— Et si je venais seul ? proposa Margont.

— Même mal, même remède. Il faut laisser faire la police. Bien sûr, la plupart des policiers ont fui Vienne ou ont suivi l’armée autrichienne. Le peu qui reste a déjà bien assez affaire en assurant l’ordre, conformément aux ordres de votre Napoléon. Mais, dès que la guerre sera terminée, la vie reprendra son cours normal et une enquête débutera. D’ici là, malheureusement, nous ne pouvons qu’attendre...

Relmyer était en ébullition.

— C’est tout ? L’homme qui a tué Franz a récidivé avec Wilhelm et vous, vous proposez de patienter jusqu’à la fin des combats ? Quant à la police autrichienne, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne brille pas par son efficacité.

Mme Blanken le toisait avec mépris.

— Parce que vous avez mieux à suggérer, peut-être ? Vous voulez mener votre propre enquête ? Vous allez encore insulter le monde entier et faire tout votre vacarme ! Où cela vous mènera-t-il ? Nulle part ! Cependant, j’ai quelque chose à vous montrer, à vous, mais aussi à Luise.

Mme Blanken exhiba un carnet qu’elle tenait discrètement à la main. Un peu plus tôt, Margont avait noté ce détail pour l’oublier aussitôt. Voilà que, maintenant, ce petit objet devenait momentanément le centre de l’univers.

— Je me doutais que Luise vous inviterait à cette soirée et que vous en profiteriez pour tenter de discuter avec moi, reprit-elle tout en gardant le calepin emprisonné dans ses doigts osseux. En dépit de notre désaccord, je tiens à vous montrer que vous vous trompez sur mon compte. J’ai toujours eu à coeur de protéger les jeunes gens qui m’étaient confiés. Puisque la police a échoué, j’ai moi aussi mené mon enquête, mais à ma manière. Avec soin ! Je la poursuis encore, d’ailleurs. Si vous n’étiez pas parti, Lukas, je vous aurais fait part de mes premiers résultats. Et à vous également, Luise, si vous n’aviez pas rompu tout lien avec moi parce que vous m’estimiez responsable de la fuite de Lukas. J’ai dressé la liste de tous les pensionnaires disparus, non seulement ceux de Lesdorf, mais aussi ceux des orphelinats voisins. Ensuite, j’ai essayé de savoir ce qu’il était advenu de ces jeunes gens. Je voulais me pencher sur chaque cas afin de m’assurer que certaines disparitions ne cachaient pas en réalité un enlèvement, voire pire. J’en ai recensé quarante entre 1803 et 1809. Je n’ai pas pu remonter plus tôt que 1803. Après de longues investigations que j’ai menées moi-même ou financées, j’ai pu retrouver la trace de vingt-neuf d’entre eux. J’ai noté les noms de ces garçons et de ces filles, la date de leur disparition, quand et où ils étaient finalement réapparus lorsque tel était le cas.

Elle tendit le carnet à Luise qui l’ouvrit, mais Relmyer le lui prit des mains. L’écriture, appliquée, scolaire, alignait méticuleusement les informations. Mme Blanken se montrait heureuse de pouvoir prouver sa bonne foi. Elle souriait, confiante, s’attendant à ce que Luise et Relmyer reconnaissent ses efforts et lui présentent des excuses pour l’avoir si souvent critiquée. Mais les choses se déroulèrent tout autrement. Relmyer tressauta, frappé par un coup invisible, et s’emporta.

— Qu’est-ce que c’est que cette absurdité ? Comment avez-vous pu inscrire que Mark Hasach avait servi dans l’armée ? Vous avez noté qu’il avait disparu en décembre 1804 et qu’il avait été tué le 2 décembre 1805, à la bataille d’Austerlitz, à laquelle il avait participé en tant que soldat de l’Infanterieregiment 20 Wenzel Kaunitz. C’est impossible ! Je le connaissais : lui aussi était pensionnaire à Lesdorf, précisa-t-il à Margont. Sa bouche était dans un état épouvantable, emplie de chicots. Or une mauvaise denture constitue

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l’un des rares motifs qui empêchent d’intégrer l’armée, car il faut être capable de déchirer ses cartouches avec les dents pour pouvoir verser la poudre dans le canon de son fusil. De toute façon, il haïssait les militaires parce que la guerre avait emporté ses parents.

Mme Blanken fronça les sourcils.

— J’ignorais tout cela. Mais que voulez-vous dire exactement ?

Relmyer feuilletait le calepin à toute vitesse, en tournant les pages à les déchirer.

— Et celui-ci ! s’exclama-t-il. Albert Lietz : disparu en août 1805 et soi-disant mort à la bataille d’Austerlitz, dans l’Infanterieregiment 29 Lindenau. Lui aussi, je le connaissais ! Je vous jure qu’il est impossible qu’il se soit jamais engagé dans l’armée ! Albert était le plus grand couard qu’on ait jamais vu. Quand il avait quinze ans, il avait peur de ceux qui en avaient douze et il se laissait taper par eux. Tu t’en souviens, Luise ? Il sanglotait à la moindre remarque. Le seul fait de marcher dans sa direction le faisait fuir ! Il est impensable qu’il ait pu devenir soldat !

— C’est exact, confirma Luise.

— Un poltron en 1804 qui se transforme en combattant en 1805 ? Et là ! Ernst Runkel ! Il disparaît en octobre 1805 et il réapparaît mort à Austerlitz, dans l’Infanterieregiment 23 Salsburg ! Ernst, un soldat ? Ce bigot rêvait de devenir prêtre ! Il lisait la Bible toute la journée, il était enfant de choeur, il nous assommait de paraboles...

— C’est vrai aussi, déclara catégoriquement Luise.

— Ces informations sont fausses ! conclut Relmyer. Alors, où ces adolescents sont-ils passés en réalité ?

Mme Blanken se raidit. Les muscles de son cou, contractés, saillaient sous la peau.

— Lukas, vous perdez la raison ! Le drame qui vous a frappé vous a tellement traumatisé que vous voyez des enlèvements partout ! Cela ne fait que me conforter dans mon point de vue : laissez enquêter la police. Elle, elle possède les compétences nécessaires et elle ne se laissera pas aveugler par l’émotion, à la différence de vous.

— En somme, vous nous abandonnez une fois de plus ! répliqua Relmyer.

Margont intervint, sentant que Mme Blanken était sur le point de gifler Relmyer, à moins que ce ne fût l’inverse. Leurs visions du monde et de la façon dont l’enquête devait être menée étaient aussi incompatibles que l’étaient le bruit et le silence.

— Madame, qui vous a donné ces renseignements ?

— Un ami, l’Oberstleutnant Mallis.

— Pouvons-nous nous entretenir avec cet officier ?

— Bien sûr. Traversez le Danube et demandez l’Infanterieregiment 59 Jordis. Marchez dans la direction des coups de feu, vous ne pouvez pas le rater.

— Je vois... J’aimerais garder ce carnet.

— Je le confie à Luise à condition qu’elle me le rende d’ici quelques semaines. Je tiens à le conserver.

— Comment cet officier a-t-il pu établir ces informations ?

— À ma demande, il a consulté les registres de l’armée. Les jeunes dont nous nous occupons n’ont pas de famille, pas de fortune personnelle. Lorsqu’ils s’en vont ainsi à l’aventure, sans réel projet, ils sombrent vite dans la pauvreté. L’armée est alors souvent l’une des rares portes qui leur demeurent ouvertes. Sur les trente jeunes dont j’ai retrouvé la trace, pas moins de dix ont choisi la voie militaire. Onze, d’ailleurs, en fait.

— Vous n’avez pas dit tout à l’heure que vous n’en aviez retrouvé que vingt-neuf ? s’étonna Margont.

— Voici le trentième, répliqua-t-elle en désignant Relmyer.

De rage, Relmyer devint écarlate. D’une certaine manière, sa présence jouait contre lui, incitant à croire qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter lorsque des adolescents disparaissaient, que ceux-ci finiraient par refaire surface un jour ou l’autre. Cette ironie lui tordait les entrailles.

— Ce pauvre Mallis a passé un temps insensé à examiner les listes des effectifs militaires à la recherche de tel ou tel nom, précisa Mme Blanken. Tous ces papiers et ces...

Relmyer s’éloigna brutalement et Luise le suivit en silence. Elle avait peur, sans savoir précisément ce qu’elle craignait. Margont remercia Mme Blanken avant de rejoindre Relmyer. Celui-ci se penchait sur le carnet, le visage aspiré par ces pages.

— Harald Tyler ! Il avait disparu avant moi, en janvier 1803. On le retrouve mort à Austerlitz, dans l’Infanterieregiment 9 Czartoryski ! Encore un ! Austerlitz a bon dos !

Il parcourait de plus en plus vite ces informations.

— D’après ce carnet, cinq des disparus qui figurent dans les registres de l’armée ont été tués à Austerlitz. Le cinquième est un certain Karl Fahne, des chasseurs volontaires viennois. Cinq morts à Austerlitz ? C’est considérable !

— Il y a eu beaucoup de victimes autrichiennes à Austerlitz, intervint Luise.

— Malgré tout, c’est un chiffre étonnamment élevé, précisa Margont. Cela représente la moitié de ceux qui ont prétendument choisi une carrière militaire. Pourtant, à la bataille d’Austerlitz, l’armée autrichienne a subi une proportion de tués presque dix fois moindre.

Relmyer continuait à désigner des noms.

— Et là ! Ferdinand Rezinski ! Disparu en juillet 1803 et mort à la bataille d’Elchingen, en octobre 1805. Et celui-ci, Georg Knesch, disparu en janvier 1807 et mort à l’entraînement en mai 1807, dans l’Infanterieregiment 49 baron Kerpen. Sur les dix personnes soi-disant devenues soldats, sept sont décédées ! Dont Mark, Albert et Ernst ! Or eux, je jure sur le Christ que jamais rien n’aurait pu les obliger à choisir la voie militaire.

— On a truqué les registres de l’armée, conclut Margont. Peut-être que certains de ces jeunes gens ont réellement péri à Austerlitz. Mais, effectivement, il suffit de rajouter un nom sur une longue liste de morts au champ d’honneur pour qu’une disparition soit mise sur le compte des combats. Et tout comme Franz et Wilhelm, il s’agit d’adolescents orphelins. Je pense que nous avons affaire au même assassin. Celui que nous recherchons est un corbeau, un charognard : il prospère sur les charniers. C’est grâce à la guerre qu’il a pu faire un si grand nombre de victimes sans attirer l’attention. Il doit se réjouir de tout coeur quand un conflit est sur le point d’éclater, il doit même le souhaiter. Peut-être fait-il partie de tous ces pousse-à-la-guerre. Je l’imagine bien aider le monde à basculer dans le chaos en excitant les esprits belliqueux, afin de se livrer plus facilement à ses penchants en dissimulant ses traces dans les fosses communes ! Regardez, nous ne sommes même pas capables de faire le tri entre les décès qu’il faut lui imputer et ceux qui sont dus aux affrontements.

— Au moins Mark, Albert et Ernst, assura Relmyer.

En ajoutant Franz et Wilhelm, on passait déjà à cinq victimes.

— Plus, en fait. Car, pour rester discret, il a sûrement dû frapper dans différents orphelinats. L’un des « morts d’Austerlitz », ce Karl Fahne, était de l’orphelinat de Baumen et la « victime d’un entraînement » et celle d’« Elchingen », de celui de Granz.

Tout devenait pire que ce que Margont avait imaginé. Il n’arrivait même pas à concevoir pareille abomination. Il s’était lancé dans cette affaire avec trop d’assurance. Maintenant, il se retrouvait au bord d’un abîme dont la seule vue lui donnait le vertige. Il lui fallait des mots, de la raison, de la logique. Il allait une nouvelle fois analyser la situation. De la même façon que Jean-Quenin Brémond, ébranlé par un échec thérapeutique, autopsiait un patient décédé d’une maladie indéterminée.

— Sur les sept personnes de ce carnet qui se sont prétendument engagées dans l’armée et qui sont mortes, deux ont disparu en 1803, deux en 1804, deux en 1805 et une en 1807. Mais c’est à partir de 1805 que leurs noms apparaissent dans les registres militaires. On peut supposer que le coupable s’est beaucoup inquiété de l’enquête déclenchée par la découverte du corps de Franz, en 1804. C’est pourquoi il s’est débrouillé par la suite pour manipuler les registres de l’armée. Cet assassin dissimule habilement ses crimes. Les deux seules fois où l’on a retrouvé les cadavres de ses victimes, c’est parce qu’il a été pris de court. Ce fut le cas pour Franz, car, en s’apercevant de votre fuite, il a su que vous alliez donner l’alerte, et pour Wilhelm, parce qu’il a été surpris par une patrouille. Mais je ne comprends pas pourquoi il les a ainsi balafrés tous les deux. A-t-il fait de même avec les autres ? Ce sourire le trahit et constitue un indice important. Pourtant cet homme essaie d’en laisser le moins possible. On dirait qu’il ne peut pas s’empêcher de mutiler le visage de ceux qu’il assassine, que ce geste s’impose à lui. Quand nous comprendrons pourquoi il agit ainsi, nous en apprendrons beaucoup sur lui.

Relmyer fixait le carnet, obnubilé. Margont continuait à faire le point.

— Plusieurs personnes ont tenté d’arrêter le bourreau de Franz et de protéger ceux auxquels il risquait de s’en prendre, s’il venait à récidiver. Mais toutes ces bonnes volontés ont été bernées par ce meurtrier. La police a échoué. Ce lieutenant-colonel, ce Mallis, ne s’est pas inquiété de retrouver autant de disparus tués à Austerlitz. Il a dû attribuer cela au hasard, à la malchance. Quant à Mme Blanken, elle s’est donné bien de la peine pour mener ces recherches. Or elle a sûrement concentré ses inquiétudes et ses efforts sur la dizaine de personnes dont elle ne retrouvait pas la trace ― et, aussi bien, celles-ci sont aussi vivantes que vous ― sans réaliser qu’elle dirigeait son énergie dans la mauvaise direction. Les enquêteurs, Mallis, Mme Blanken et les autres : l’assassin les a tous dupés.

— Sauf moi ! objecta Relmyer.

— La seule preuve de cette manipulation : c’est Luise et vous qui la détenez. Peu de personnes connaissaient suffisamment bien ces jeunes gens pour affirmer avec certitude qu’ils ne seraient jamais devenus soldats. Les victimes sont rattachées à des régiments différents, car le contraire aurait attiré l’attention. Cela nous indique que la falsification a eu lieu au niveau des registres. Autrement, l’assassin aurait dû faire appel à un complice dans chaque régiment, ce qui est trop compliqué et trop risqué, quelqu’un aurait fini par parler. Nous avons désormais une piste : découvrir qui a truqué les registres militaires. Il s’agit de l’assassin lui-même, ou d’un complice.

— Un complice... répéta Relmyer.

Jusqu’à présent, il avait assimilé son combat à un duel. C’était la raison majeure pour laquelle ce type d’affrontement l’obsédait et avait fini par le fasciner. Or voilà qu’apparaissait la possibilité que les choses fussent plus complexes encore. Luise ne retenait pas ses larmes. Elles roulaient sur ses joues et s’écrasaient sur le décolleté de sa robe.

— Nous savons maintenant pourquoi il s’en prend à des orphelins. Des parents ne seraient pas tombés dans le piège. Ils auraient crié à cet imbécile de Mallis que les registres étaient faux. Alors cet Oberstleutnant aurait réclamé des vérifications ! Quant à Mme Blanken, elle a porté seule sur ses épaules des recherches qui auraient dû être menées par des dizaines de pères, mères, frères, soeurs, grands-parents, oncles et tantes ! Cette foule en colère aurait brisé le silence et harcelé sans relâche les autorités, tant et si bien que celles-ci n’auraient jamais abandonné l’enquête. Pourquoi toujours nous ? N’est-ce pas assez de ne pas avoir de famille ? Faut-il en plus que notre solitude attire de tels monstres ?

Pour la première fois depuis leurs retrouvailles, Relmyer exprima de la tendresse pour Luise. Il la serra dans ses bras, ignorant les regards outrés qui s’accumulaient sur leurs épaules. Margont l’enviait. Il aurait voulu avoir ce geste. Il sentit qu’il avait franchi un cap, dépassé une limite sans s’en apercevoir. Désormais, quoi qu’il arrive, même si cela devait lui prendre un, deux voire dix ans, il n’abandonnerait pas cette affaire avant de l’avoir résolue. D’une certaine manière, il était devenu un second Relmyer.

Celui-ci libéra finalement Luise alors qu’elle souhaitait prolonger ce moment.

— Le meurtre de Wilhelm et votre retour n’étaient effectivement pas une coïncidence, ajouta Margont. La guerre vous a ramené ici. De même, l’assassin sait qu’il peut recommencer à frapper avec le moins de risques possible. Car on n’a pas fini de compter les morts au champ d’honneur... Si cet homme n’avait pas été surpris par une patrouille, nul doute que le nom de Wilhelm serait apparu sur la longue liste des victimes autrichiennes d’Essling. L’assassin profite des combats.

La plupart des disparitions ont eu lieu en période de guerre. Dans ces moments-là, les armées recrutent à tour de bras et les disparitions se multiplient : fuites pour éviter l’enrôlement ou, au contraire, engagements spontanés... Les enlèvements se noient dans la masse des absences inexpliquées. Quant à la police, elle est débordée et désorganisée quand le pays est envahi. L’assassin dissimule ses traces encore mieux qu’avant : la guerre est devenue sa « saison de chasse ». Je vous le dis, c’est un charognard ! On peut craindre qu’il recherche déjà une nouvelle victime...

— Bien sûr qu’il va tuer à nouveau ! s’écria Relmyer.

Des têtes se tournèrent dans sa direction. Le chef d’orchestre flancha et les musiciens émirent quelques fausses notes. Il leur fit de nouveau face et amplifia ses gestes. La musique devint plus forte, c’était flagrant. Relmyer se plaça au milieu de la piste de danse, bousculant les couples et se faisant percuter par eux.

— Inutile de jouer fortissimo, ils sont tous sourds ! lança-t-il à pleine voix.

L’orchestre s’obstinait, des danseurs fuyaient la piste, des officiers furieux marchaient vers Relmyer, des invités interloqués s’adressaient des coups d’oeil...

— Lukas Relmyer le trouble-fête vous souhaite une excellente soirée ! vociféra-t-il. Dansez, dansez ! Un jour viendra où vous serez bien obligés d’ouvrir les yeux et les oreilles !

Il se précipita sur une porte-fenêtre et l’ouvrit à la volée pour sortir. Il avait besoin d’air. Margont le suivit. Des couples se reformèrent et reprirent leur valse. Le caillou avait traversé la mare et celle-ci faisait déjà mine de l’avoir oublié.

Relmyer marchait vite, les dents serrées, la respiration bruyante. Margont le talonnait.

— Je comprends votre colère, mais la priorité est d’identifier cet homme et de l’arrêter. Ensuite, vous pourrez à loisir régler vos comptes avec...

— Je ne supporte plus leur silence ! Il hurle à mes oreilles, il est assourdissant, il me tue !

Il se passa alors quelque chose de tout à fait étonnant. Piquebois, adossé à un bâtiment annexe, contemplait les étoiles. Ayant reconnu la voix de Margont, il tourna la tête dans cette direction. Relmyer et Pique-bois ne s’étaient jamais rencontrés. Pourtant, au moment où Relmyer l’aperçut, il se figea net.

— Lieutenant Piquebois ? demanda-t-il.

— Pour vous servir, lieutenant Relmyer, alias la Guêpe, répondit joyeusement Piquebois.

Une lueur d’excitation dansait dans les yeux de Piquebois et un sourire exalté avalait son visage. À peine ces deux hommes s’étaient-ils croisés que ce contact avait généré une étincelle de folie qui les embrasait tous les deux.

— Un duel amical ? proposa Piquebois tandis que Relmyer dégainait déjà son sabre, comme si les mots devenaient superflus quand il existait une telle harmonie de pensées.

Margont se raidit, désignant les deux officiers d’un index menaçant.

— Je vous l’interdis formellement ! Lukas, rengainez !

Relmyer se débarrassa de sa pelisse.

— Avec Margont, cela ne fait qu’un seul témoin.

Piquebois jeta son habit à terre.

— Ne perdons pas de temps à en trouver un second. Puisque Quentin est un ami commun, comptons le double.

Margont se plaça entre eux, ce qui pouvait être dangereux si l’un d’eux considérait cela comme un affront.

— Lieutenant Piquebois, vous rengainez séance tenante ou je vous fais jeter aux arrêts.

Margont levait déjà le bras pour attirer l’attention d’une sentinelle plus occupée à déshabiller les belles Autrichiennes dans ses rêveries qu’à garder les alentours. Piquebois effectuait des moulinets pour s’échauffer le poignet.

— Nous faire emprisonner n’y changera rien, Quentin. Relmyer et moi, nous nous battrons en duel dès notre sortie.

— Ou même en prison, surenchérit Relmyer. Nous saurons bien convaincre nos gardiens de nous armer et ils se régaleront du spectacle.

C’était aberrant, mais il avait raison. Margont tentait envers et contre tout de les raisonner, mais les deux lieutenants ne l’écoutaient plus.

— Au 8e hussards, on ne cesse de vanter vos mérites, le complimentait Relmyer avec envie.

Piquebois jubilait.

— On en dit trop ! Quant à moi, j’ai entendu dire que votre lame était sans pareille. Il faut absolument qu’elle rencontre la mienne.

Tout en parlant, ils se jaugeaient du regard, échauffaient leurs muscles et se déplaçaient lentement, avec fluidité, vers un réverbère situé immédiatement derrière la grille du jardin. On assistait à un rituel fait de séduction et de mort, un pas de danse qui vous entraînait avec grâce vers la tombe.

— Qui touche fait mouche ? proposa Piquebois.

Relmyer était aux anges.

— Il n’y a pas mieux ! Puisque c’est purement intellectuel, autant s’arrêter au premier sang. De toute façon, je ne vais pas vous occire. Les amis de mes amis sont mes amis...

— Évidemment que vous n’allez pas me tuer puisque c’est moi qui vais vous expédier dans un brancard.

La sentinelle vint se figer au garde-à-vous devant Margont.

— Allez chercher un docteur. Demandez le médecin-major Brémond.

— Prêt ? demanda Piquebois.

— Toujours !

Piquebois attaqua avec un ample couronné à peine retenu. L’une de ses bottes dont le mouvement circulaire brisait la tempe de l’adversaire comme une coque de noix. Relmyer esquiva. Piquebois se lança alors avec fougue dans sa tactique favorite : attaques à bras raccourci, battements, fausses attaques, feintes, tentatives de désarmement, attaques composées, ripostes, parades et parades trompées, enchaînements agressifs, retraites inattendues et bien d’autres encore, le tout ponctué de changements de rythme incessants. Cette multiplicité étourdissante le rendait imprévisible. Dans un combat avec Piquebois, on ne savait pas sur quel pied danser. On se noyait dans cette cacophonie calculée avant d’être touché par le coup final, toujours totalement déroutant. Ses attaques étaient précises et difficiles à parer, c’est pourquoi Relmyer se démenait, de plus en plus concentré, esquivant vivement ou déviant la lame adverse. Piquebois déployait une force que son corps n’aurait pas laissé soupçonner. Quand son sabre butait bruyamment contre celui de Relmyer, des étincelles jaillissaient et l’Autrichien grimaçait de douleur. Le hussard bougeait beaucoup pour éviter les coups. Chacun adaptait rapidement sa tactique. Piquebois mit moins de violence dans ses assauts, car celle-ci n’impressionnait aucunement Relmyer. Il y gagna encore en précision. Relmyer cessa de vouloir fatiguer Piquebois. Il venait de prendre la mesure de l’endurance du Français qui se démenait comme un diable sans s’essouffler ni faiblir. Piquebois rabattait Relmyer vers l’angle situé entre la conciergerie et la grille d’enceinte. Sans espace, Relmyer ne pourrait plus esquiver aussi facilement. Celui-ci lança un coup d’estoc en direction du visage de Piquebois. Il visait le menton, mais son offensive l’obligeait à s’exposer. Piquebois para et se fendit pour enchaîner immédiatement par un assaut en direction du flanc. Relmyer, qui n’avait mené son action que pour inciter Piquebois à réagir de la sorte, dévia le sabre adverse dont il avait anticipé le trajet et sa lame – juste la pointe – se ficha dans l’épaule gauche de son adversaire. Piquebois cligna des yeux. Une tache sombre grandissait sur sa chemise. Il regarda sa blessure avec le même étonnement que s’il avait contemplé une prairie d’herbe bleue sous un ciel vert. Il s’effondra et se retrouva assis, les jambes écartées, le sabre encore à la main. Jean-Quenin Brémond se précipita à son secours. La musique du bal, en bruit de fond, devenait de plus en plus audible au fur et à mesure que des invités ouvraient les fenêtres pour voir ce qui se passait. Piquebois ignorait le médecin-major.

— Vous êtes fou, Relmyer... Lancer une fausse attaque pour faire réagir l’adversaire, oui. Seulement, lancer une véritable attaque pour obtenir la même chose alors que votre adversaire est d’un niveau élevé... J’ai failli vous tuer...

Relmyer acquiesça. Il respirait vite. Il savait qu’il avait frôlé la mort.

— Si mon attaque avait été feinte, incomplètement développée, elle ne vous aurait pas berné. J’ai pris des risques, certes. Mais c’est vous qui êtes à terre.

Margont suffoquait de colère.

— Bravo, Antoine ! Tu es content maintenant ?

— Oui, murmura Piquebois.

Et le pire, c’est qu’il l’était vraiment.

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