CHAPITRE II

Pour les soldats français, ce 21 mai 1809 signifiait la fin du monde ou quelque chose s’en approchant. Napoléon était attaqué par cent mille Autrichiens, mais ne pouvait aligner que vingt-cinq mille combattants. Le reste de son armée – cinquante mille hommes – était bloqué sur la rive ouest du Danube ou sur l’île de Lobau, au milieu du fleuve, attendant de pouvoir traverser. Puisque les Autrichiens avaient détruit les ponts habituels, les pontonniers français avaient réalisé des ouvrages de fortune : le grand pont, long de sept cents mètres, qui reliait la rive ouest à la grande île de Lobau, et le petit, long de cent mètres, qui reliait Lobau à la rive est. Ils s’activaient maintenant à réparer ces ouvrages improvisés que l’ennemi sabotait sans cesse. En amont, les Autrichiens poussaient dans les flots des barges en flammes, des radeaux emplis de pierres, des troncs d’arbres et même des moulins. Régulièrement, ces projectiles, emportés par le courant grossi par la fonte des neiges, percutaient la pile d’un pont ou emportaient une partie du tablier. Les Français de la rive est étaient assaillis de toutes parts par des nuées d’Autrichiens. Le village d’Aspern constituait la gauche de l’armée française et celui d’Essling la droite. Entre les deux, des plaines où s’entremêlaient les cavaleries des deux camps.

Vers six heures du soir, l’archiduc Charles, commandant en chef de l’armée autrichienne, ordonna que le village d’Aspern fût enlevé à n’importe quel prix. Il se rendit même en ce point du champ de bataille pour encourager personnellement ses soldats, quitte à s’exposer. Dans Aspern, pris par les Français, perdu et repris plusieurs fois de suite, bombardé et incendié, on vit à nouveau affluer les masses autrichiennes. Aspern était seulement défendu par la division Legrand. Or l’ennemi attaquait au nord et au nord-ouest avec les divisions Fresnel, Vogelsang, Ulm et Nostitz. À l’ouest et au sud-ouest, c’étaient les divisions Kottulinsky et Vincent qui donnaient l’assaut. Au sud, enfin, dans le Gemeinde Au, un bois touffu, la division Nordmann combattait dans la plus grande confusion les restes de la division Molitor, espérant prendre le village à revers. Quelques heures auparavant, l’archiduc Charles s’y était également déplacé afin de galvaniser ses troupes. Mais celles-ci continuaient à piétiner dans les fourrés et à voir leurs charges se briser contre les troncs et les Français. Aspern était devenu un petit pois que cette énorme mâchoire autrichienne tentait de broyer.

Le capitaine Quentin Margont, appuyé contre un tonneau, essayait de se faire une idée de la situation. Autour de lui, les soldats de son bataillon s’activaient, enchaînant les salves, abrités derrière une barricade de fortune qui bloquait l’une des deux rues principales du village d’Aspern. Un bric-à-brac de charrettes et de meubles, c’était tout ce que l’on avait trouvé à opposer aux Autrichiens. Les offensives ennemies se succédaient sans relâche depuis le début de l’après-midi, mais il semblait que, cette fois-ci, c’était l’Autriche entière qui marchait dans leur direction. Des lignes et des lignes de fantassins qui formaient des vagues blanches empressées. Un aide de camp français arriva au galop. Il cherchait désespérément le général de division auquel il devait transmettre les ordres de l’état-major. Plus les Autrichiens s’approchaient, plus il revoyait ses intentions à la baisse. Point de général de division ? Pas même un général de brigade ? Alors un colonel ? Lorsque les premières balles sifflèrent à ses oreilles, il se dit qu’un capitaine suffirait amplement. Il s’approcha de Margont, couché sur le cou de sa bête qui écumait.

— Tenez bon, le 18e régiment d’infanterie de ligne arrive pour vous soutenir ! Transmettez à votre général.

— Mais c’est nous, le 18e de ligne ! protesta Margont.

L’aide de camp cligna des yeux.

— Ah bon ? Vous n’appartenez pas à la division du général Molitor ? Mais cela ne va pas du tout, vous ne devez pas être là ! Vous devez aller secourir la division Molitor !

— Impossible, nous...

— Ce sont les ordres, capitaine !

— On ne sait même pas où est cette division !

— En fait, moi non plus, mais c’est votre problème. Transmettez mon message à votre colonel.

— Mais enfin, comprenez que nous ne pouvons pas nous dégager et qu’il nous faut sur-le-champ des renforts !

— C’est vous, les renforts ! Les renforts du général Molitor !

Ce dialogue de sourds venait du fait que cet aide de camp, effrayé d’avoir à s’approcher de ce lieu de carnage, avait tardé à exécuter sa mission. Ses ordres dataient d’une demi-heure et étaient périmés puisqu’ils avaient déjà été appliqués grâce à un autre messager. Mais Margont, comme tous les officiers subalternes, l’ignorait. Un soldat terrorisé gesticula fébrilement.

— On s’en fout, de votre Molitor ! Où y sont, nos secours à nous, nom de Dieu ? Et pourquoi le reste de l’armée met tout ce temps pour nous rejoindre ?

— Il n’y a plus de ponts, les Autrichiens les ont détruits ! Allez soutenir la division Molitor !

Sur ce, l’aide de camp tourna bride et s’enfuit, son cheval filant ventre à terre.

— Plus de ponts ? répéta Margont, hébété.

Son vieil ami, le sergent Lefine, se coula le long de la barricade jusqu’à lui sans jamais exposer la plus petite partie de son corps.

— Qu’est-ce qui se passe avec les ponts ? Ça veut dire quoi : « plus de ponts » ?

Le vacarme des fusillades hachait les conversations. Le sous-lieutenant Piquebois, qui n’avait entendu qu’un mot sur trois, s’exclama :

— Courage, la division Molitor arrive en renfort !

Cette excellente nouvelle fut saluée par des cris de joie. Les bataillons autrichiens, culottes et habits blancs, casqués, progressaient en formations denses, tempête de neige furieuse dans un paysage de printemps. Les balles écumaient leurs rangs, tapissant les rues de blessés qui rampaient sur les côtés pour éviter d’être piétinés. Les officiers arboraient des manteaux sombres et des ceintures d’étoffe dorée. Ils brandissaient leur épée pour se faire voir de leurs hommes et les exhorter à aller de l’avant. Entre la fumée des armes et celle des incendies, on y voyait de moins en moins. On tirait à l’aveugle. Un premier bataillon autrichien vint percuter la barricade que défendait Margont. Les soldats se criblaient de coups de feu à quelques pas les uns des autres. Des habits blancs tombaient, encore et encore, mais d’autres les remplaçaient. L’odeur de poudre brûlée saturait l’air. Lefine, qui se tenait à un pas de Margont, lui criait quelque chose. Mais Margont n’entendait que les hurlements de rage ou de douleur et le crépitement des détonations qui lui martelait les tympans.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— ... perdue !

Margont pouvait compléter la phrase. Les Français refluèrent en désordre, talonnés par les Autrichiens. Chaque maison avait été transformée en bastion et, depuis les fenêtres, on canardait les assaillants. L’église et son mur d’enceinte tenaient lieu de forteresse. Les pans de murs et les décombres des habitations détruites par l’artillerie se garnissaient de défenseurs. On se retranchait même derrière les pierres tombales du cimetière, les tas de fumier... Un caporal s’effondra devant Margont.

— Ces idiots tuent autant des nôtres que d’Autrichiens !

Il agrippa Lefine par une manche et frappa vivement à la porte d’une bâtisse en pierre.

— France ! France ! s’époumonait-il, tapant à s’en briser le poing.

Ils ne pouvaient plus reculer : la masse des soldats en train de se replier s’étranglait dans les ruelles. Un fourmillement bleu sombre paniqué sur lequel pleuvaient les balles. Le lieutenant Saber arriva au pas de course, força le passage, enjamba une fenêtre et se faufila au milieu du foisonnement des fusils pointés sur l’ennemi. Un instant plus tard, il ouvrait la porte à ses amis.

— Si je n’étais pas là...

Margont le bouscula pour se mettre à couvert avant d’être heurté lui-même par Lefine et des soldats effarés.

Les Autrichiens ralentirent, puis s’immobilisèrent. La résistance acharnée des Français cassait leur élan. Margont grimpa à l’étage. Il se fraya un chemin parmi les blessés et les tireurs pour gagner une lucarne. Chaque fenêtre de la rue était hérissée de fusils qui écrasaient les Autrichiens sous leur feu. Gagnait-on ? Perdait-on ? La situation était de plus en plus confuse. Sous les yeux de Margont, la maison d’en face s’effondra d’un bloc avec sa foule de défenseurs. On ne voyait plus d’elle que des flammes dansantes et des fumées noires tourbillonnantes parsemées d’étincelles orangées. L’aide de camp avec lequel il s’était entretenu revenait au galop, mais son cheval s’envola en deux morceaux dans un bruit d’explosion. Cette vision le pétrifia.

— Ils font tout sauter ! clama une voix.

Les Autrichiens avaient installé leurs canons dans la partie d’Aspern qu’ils contrôlaient et bombardaient les Français à bout portant. Ces derniers, décimés et découragés, se replièrent tandis que les maisons s’écroulaient sur eux. À la seconde même où Napoléon apprit la perte d’Aspern, il ordonna sa reprise immédiate. Si Aspern tombait, les plaines du centre deviendraient indéfendables. Il ne resterait plus que le village d’Essling qui se retrouverait encerclé et donc perdu. La ligne défensive française était pareille à un alignement de dominos. La chute d’un seul entraînerait irrémédiablement l’effondrement en série de tous les autres. C’était tout ou rien, Aspern-plaines-Essling ou le fin fond du Danube.

Margont pressait le pas vers l’arrière, tentant de remettre de l’ordre dans la cohue des rescapés. Personne ne comprenait la situation excepté les très hauts gradés – et encore... Il voyait s’agiter des troupes françaises au sud du village. Lesquelles et pour quoi faire, il n’en avait pas la moindre idée. Les lignes bleues se déployaient dans les champs et les prés comme à l’entraînement. On n’allait quand même pas donner une nouvelle fois l’assaut à ce tas de cailloux et de braises ? Des officiers faisaient signe aux survivants d’Aspern d’accélérer leur retraite.

— C’est ça, pressons-nous, pesta Lefme. On ne fait pas attendre la mort, c’est inconvenant.

Ils eurent à peine le temps de former une ligne de bataille. Un général – Molitor ? non, un autre général que Margont ne connaissait pas – dégaina son sabre et le pointa sur le clocher d’Aspern qui tenait toujours debout, criblé d’impacts de boulets, la toiture effondrée et fumante, pic dérisoire.

— En avant !

Cette contre-attaque, menée par la division Carra Saint-Cyr (qui avait traversé juste avant l’effondrement du pont) et par les restes de la division Legrand, fut efficace. Les Français refoulaient les habits blancs ou les piégeaient dans les maisons éventrées. En représailles, les Autrichiens contre-attaquèrent à leur tour. Finalement, le ciel commença à s’assombrir. À défaut de nouveaux renforts, c’était la nuit qui arrivait. On n’allait quand même pas se battre en pleine obscurité ? Les Français perdaient maintenant maison après maison. Sur le Danube, le pont réparé, sans cesse endommagé par les esquifs qu’expédiaient les Autrichiens, s’écroula une nouvelle fois, précipitant des cavaliers du 2e régiment de cuirassiers dans les flots où ils coulèrent à pic. Enfin, l’intensité des combats diminua. Margont, exultant d’avoir survécu, marcha vers Lefine pour se réjouir avec lui. Le poids qui cessait de l’écraser était tel que, tout à son bonheur, il passa sans réfléchir devant la brèche d’un mur. Un coup sec claqua. Margont eut le réflexe de se jeter à couvert. Il se demanda s’il était touché, car il avait tant sollicité ses muscles qu’il avait mal partout. La terreur déforma le visage de Lefine. Margont suivit le regard de son ami et posa les yeux sur son flanc. Une tache sombre y grandissait.

— C’est trop idiot...

Sur quoi, il s’allongea précautionneusement.

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