Lefïne était furieux. Il allait et venait sous le toit de branchages aménagé par Saber et Piquebois, près de leur tente.
— Les partisans ont failli nous trouer la peau !
C’était bien la dixième fois qu’il répétait cette phrase, comme si celle-ci était devenue une limite indépassable.
— Cette enquête, c’est sa guerre, pas la nôtre ! s’exclama-t-il, là encore pour la énième fois.
Margont était adossé à un tronc. Quel miracle d’être officier : l’île de Lobau se transformait à toute allure en une ville-bastion, mais, lui, il avait la chance d’avoir du temps libre ! Lefine était couvert de sueur.
— Enfin, pourquoi voulez-vous vous mêler de cette affaire ? C’est pour cette Autrichienne ? Cette Luise Mitter quelque chose... Pourquoi aller s’amouracher d’une belle qui a des problèmes quand on peut en câliner deux qui ont le coeur léger ? Ah, ce n’est pas que pour elle. Ce sont encore les magnifiques idées de la Révolution qui sèment la zizanie dans votre tête !
Il ôta sa chemise pour en changer. Son épaule gauche portait la cicatrice d’un coup de sabre : souvenir espagnol d’un dragon léger anglais. Une estafilade barrait son ventre : attaque à la baïonnette mal parée.
Un coup de crosse prussien avait fracassé sa clavicule droite. L’os s’était consolidé dans une posture vicieuse, si bien qu’une arête osseuse anormale saillait, mettant la peau sous tension comme si elle voulait jaillir hors de ce corps. Un semis de brûlures tapissait son dos, traces de projections incandescentes dues à l’explosion d’un caisson à munitions. La saga de l’Empire se lisait sur la peau couturée des soldats.
— Être un Bon Samaritain, ce n’est pas une qualité, mais une tare.
Il enfila sa nouvelle chemise avec tant de colère qu’il faillit la déchirer. Margont se rafraîchissait en s’éventant avec un livre. Décidément, la littérature était pleine de ressources.
— Ce n’est pas cela. Ce n’est pas que cela.
— Mais si, c’est toujours cela ! « Il faut apporter les idéaux de la Révolution aux autres peuples ! », « À bas les monarchies, vive la Liberté ! » Je les connais, vos chansons. Vous êtes un fruit de la Révolution, mais l’arbre est en train de mourir. Nous avons tous été naïfs ! Parce que moi aussi, j’y ai cru : liberté et égalité pour tous, la paix, le progrès, une Constitution garantissant les mêmes droits à chacun... Ce sont des utopies et vous, vous vous battez encore pour elles ! Cette armée est emplie de soldats qui veulent libérer le monde. Cela fait bien les affaires de l’Empereur qui...
Lefine s’étrangla sur cette phrase tandis que Margont s’empressait de s’assurer que personne n’avait entendu. Une critique de l’Empereur pouvait vite vous faire passer pour un espion subversif, un royaliste, un vendu aux Vendéens, un comploteur jacobin... Ces dernières années, en France, la liberté d’expression bégayait de plus en plus. Lefine reprit un ton plus bas :
— L’Empereur abuse ! Qu’est-ce que la moitié de l’armée fout en Espagne à s’entr’égorger avec les Espagnols, les Portugais et les Anglais ? On devait juste mettre un orteil en Espagne et voilà qu’on s’y retrouve enlisés jusqu’au cou. Quand est-ce qu’il y aura enfin la paix ? Quand on sera tous morts ? Et vous, vous vous embarquez dans cette affaire ! Tout ça parce que cette histoire vous apitoie et que vous croyez encore qu’il faut aider son prochain ! Quatre ou cinq ans de guerre de plus et, quand tous les autres auront été tués ou auront perdu tout espoir, vous serez le dernier républicain humaniste.
Lefine avait prononcé ces mots avec dérision. Il éclata de rire et s’appuya d’une main contre un tronc, narquois.
— Le monde est fou, mais vous n’êtes pas le moins atteint ! Sauf votre respect, mon capitaine.
Margont s’énervait. Il n’était pas susceptible, mais un peu quand même. En fait si, il l’était. Bon, et alors ?
— Je fais ce que je veux ! Il y a des gens qui vont soigner les lépreux ou les pestiférés, d’autres qui donnent leur fortune aux pauvres... Je ne sais pas, moi, il y a ceux qui ne vivent que pour eux et ceux qui existent aussi un peu pour les autres.
— Tout à fait d’accord. Simplement, nous ne plaçons pas du tout le juste milieu au même endroit. Laissez donc faire les policiers autrichiens.
— J’y ai pensé. Mais où se trouvent-ils, les policiers autrichiens ?
Effectivement. De l’autre côté du Danube, avec l’archiduc Charles. Ou dans les forêts, à guetter quelques Français trop aventureux...
— Si encore tout s’arrangeait avec la paix, reprit Margont d’une voix vive. Mais tu as entendu comme moi Relmyer ! On se soucie à peine de la vie de quelques adolescents orphelins ! On préfère bâcler l’enquête pour ne pas faire de bruit parce que cela arrange certains. La vie est tellement plus simple quand on ferme les yeux ! Et toi, tu me demandes de faire comme tous ces gens-là ? Eh bien, non ! Qui a levé la main pour m’aider quand ma famille m’a fait enfermer contre mon gré dans cette abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert pour m’obliger à devenir moine ? J’avais six ans et j’y ai passé de force quatre ans de ma vie ! Quatre ans !
Lefine était consterné.
— Vous comparez votre histoire à celle de Relmyer ? Oh, le dangereux mélange ! Catastrophe !
— Beaucoup de gens étaient au courant, mais se disaient : « Ce ne sont pas nos affaires. » Un jour, j’ai interpellé le marchand de vin qui fournissait l’abbaye. Il m’a répondu : « Mon petit, tu n’es pas mon fils. » Oui, mais le problème, c’est que mon père était mort. À qui devais-je m’adresser alors, à part au Ciel ? D’ailleurs, ce n’est pas Dieu qui m’a libéré, mais la Révolution.
Margont cessa de crier, mais le ton de ses paroles anéantissait toute idée de négociation.
— Donc je vais m’occuper de cette affaire. Parce que, ainsi, je réglerai quelques comptes avec mon passé, même si ce n’est qu’indirectement. Je suis convaincu que cela m’aidera à ranger certains souvenirs dans des tiroirs que je pourrai enfin fermer et oublier.
Margont sourit. Il rit, même. Il se sentait mieux d’avoir pu formuler clairement ce qu’il ressentait au plus profond de lui.
— Tu n’es pas obligé de m’aider, Fernand. Comme tu le vois, en fait, c’est une affaire très personnelle.
Il se releva et entreprit de corriger sa tenue.
— Finalement, je ne suis pas qu’un Bon Samaritain... fit-il remarquer. Puis-je compter sur toi ?
— Bien sûr. Parce que vous êtes mon meilleur ami. Je ne suis pas qu’un égoïste... Hélas pour moi...
Margont s’en réjouit ouvertement. Sa relation avec Lefine était complexe. Margont était trop idéaliste, il nageait dans les utopies et s’obstinait à vouloir les concrétiser. Lefine se montrait en tout point l’inverse : pragmatique, débrouillard et au bon sens ancré dans le quotidien. Margont avait besoin de Lefine, car celui-ci l’aidait à garder les pieds sur terre. En échange, il lui apportait l’excitation enivrante des velléités de changements et l’ampleur des Grands Projets. En somme, ils trouvaient ensemble un équilibre entre rêves et réalité, équilibre qu’ils ne parvenaient pas à atteindre chacun séparément. Plusieurs années de guerre avaient consolidé cette amitié, d’autant plus qu’ils s’étaient mutuellement sauvé la vie.
— Alors, allons trouver Relmyer, qu’il nous conduise à son ancien orphelinat, décréta Margont.
— Mais je persiste à dire que c’est un bien dangereux mélange.