Margont passa un temps interminable allongé au bord du Danube, en compagnie d’une foule de blessés. Les gémissements et les supplications se mêlaient au roulement de fond des canonnades. Des infirmiers, trop peu nombreux, couraient de l’un à l’autre. L’un d’eux, très jeune, toisa Margont et, sans prendre le temps d’examiner la blessure, décréta : « Ce n’est rien. » Un autre, en revanche, prenait une expression catastrophée chaque fois qu’il passait devant lui. Finalement, une barque amena une poignée de voltigeurs surchargés de munitions, renfort dérisoire, et repartit avec quelques chanceux, dont Margont.
Napoléon avait prévu de traverser le Danube à toute vitesse. Il avait cru que les Autrichiens ne parviendraient pas à résister à son armée et se replieraient. La tournure des événements, radicalement inattendue, générait une confusion invraisemblable. Car Lobau servait à la fois de lieu de passage pour les divisions qui se retrouvaient bloquées là et d’hôpital temporaire improvisé. Les soldats s’accumulaient dans cette île comme des grains de blé dans un grenier. Les cent mille soldats autrichiens tenaient toujours fermement la rive est du Danube tandis que, sur la rive ouest, se trouvaient Vienne et une population hostile aux Français. Hier encore, Napoléon régnait sur la quasi-totalité de l’Europe et voilà que, maintenant, son univers semblait se réduire à l’île de Lobau, quatre kilomètres de long sur quatre de large. La taille d’une souricière.
Margont fut recousu par un aide rempli de bonne volonté, mais qui tremblait d’avoir à s’occuper d’un gradé et s’excusait tandis qu’il piquait et repiquait maladroitement la peau. La blessure était superficielle. La balle avait seulement zébré le flanc, se contentant de mordre la chair sans percer l’abdomen. Ce qui inquiétait Margont, c’était la gangrène. Allait-elle engloutir son corps comme la pourriture ronge une pomme ? Il passa une nuit désastreuse.
Le lendemain, les combats reprirent à quatre heures du matin.
La multitude gémissante des blessés croissait dans Lobau, envahissant les lieux telle une marée à l’agonie. Des infirmiers et des volontaires leur tendaient des gamelles d’eau qu’ils remplissaient dans le Danube. Que vouliez-vous boire d’autre ? On débarqua des Français et des Badois en sang. Un sergent nouveau venu, balafré comme une chemise vingt fois rapiécée, se dressa sur son coude sanglant et clama d’une voix vive :
— On revient d’Aspern, les enfants ! On l’a repris, c’foutu village ! Vive le maréchal Masséna !
La nouvelle fut fêtée par des « Vive Masséna ! » et des « Vive l’Empereur ! ». Margont pensait à Lefine, à Saber et à Piquebois. Pataugeaient-ils encore dans ces monceaux de décombres, suffoquant dans la fumée et renvoyant balle pour balle aux Autrichiens ? Ou le régiment avait-il été relevé et se reposait-il, à l’arrière, en réserve ? À moins que ses amis ne gisent en morceaux dans une barque, la main dans l’eau, à la dérive...
Les nouvelles et les rumeurs se succédaient, s’emballaient. Les villages d’Aspern et d’Essling étaient à nouveau attaqués, on les avait perdus ou presque, repris ou pratiquement... Et dans les plaines qui les séparaient, on s’entre-tuait comme jamais. Tandis que sur les ponts une fois de plus réparés des soldats affluaient, les barques continuaient leur va-et-vient, si lourdes de blessés que l’eau en affleurait dangereusement le bord. On amena un chef de bataillon du 57e de ligne et des cuirassiers furieux d’avoir été stoppés en pleine charge.
— Silence pour le chef de bataillon ! tonna un sergent-major.
— Oui, écoutons le chef de bataillon ! reprirent en écho des soldats.
On plaça ce gradé à l’ombre d’un saule et on se tut. Sa cuisse saignait, mais, tout à son auditoire, il ne lui prêtait plus attention.
— L’Empereur est en train d’enfoncer le centre autrichien ! annonça-t-il vigoureusement.
Explosion de « Hourra ! » et de « Vive l’Empereur ! ». En fait, ce chef de bataillon, grisé de se voir propulsé sur une tribune, donnait plus d’élan à ses propos que n’en avait l’attaque à laquelle il avait participé. Alors que les blessés de Lobau enterraient déjà l’armée autrichienne, dans la réalité, l’artillerie ennemie dévastait les rangs des assaillants tandis que la cavalerie française, appelée à la rescousse, ne parvenait pas, elle non plus, à emporter la décision. Mais cette tactique extrêmement agressive d’un adversaire pourtant plus faible en nombre ébranla le moral des Autrichiens et obligea ceux-ci à modérer leur fougue, par prudence.
Margont aperçut le médecin-major Jean-Quenin Brémond, l’un de ses amis d’enfance. Brémond avait des cheveux châtain clair tirant sur le roux et de grands favoris. Il demeurait serein tout en débordant d’énergie. Il désignait les blessés à opérer dans l’heure, apprenait au passage à un aide à mieux serrer les bandages, réquisitionnait les plus valides pour secourir les autres... Son oeil exercé repéra immédiatement Margont. Il pâlit et, en quelques rapides enjambées, vint examiner la blessure.
— Ce n’est rien.
Margont poussa un soupir de soulagement.
— Seulement même ce rien peut faire le lit de la gangrène, ajouta-t-il.
— Je sais, Jean-Quenin. Je changerai mes bandages quand ils seront sales et je vais me débrouiller pour bien me nounir. As-tu soigné des gens de notre connaissance ?
— Non. Mais cela ne veut rien dire. Il y a des blessés partout.
— Et allez, encore ! crièrent plusieurs soldats.
Le Danube charriait les restes du petit pont. Celui-ci venait de s’effondrer une nouvelle fois. Des pontonniers et des fantassins, emportés par le courant, agitaient vainement les bras. Tandis que les milliers de soldats du 3e corps d’armée du maréchal Davout se retrouvaient coincés dans l’île, Napoléon fulminait sur la rive est et cherchait partout des renforts pour soutenir son attaque contre le centre autrichien.
— Cela va de plus en plus mal pour le citoyen empereur, s’inquiéta Brémond.
Il avait été un révolutionnaire de la première heure et n’avait pas bien accepté le basculement d’une république à un empire, même si cet empire respectait plusieurs des acquis fondamentaux de la Révolution. Le médecin-major appelait donc de temps en temps Napoléon le « citoyen empereur » parce qu’il considérait que tous les citoyens étaient parfaitement égaux. Pour lui, être empereur était un métier comme un autre et le mot « citoyen » importait plus que celui qui le suivait. Rien ne l’agaçait autant que ceux qui employaient ce terme par ironie ou de façon péjorative pour insulter leurs domestiques. On en rencontrait encore régulièrement, de ces républicains sans concessions. S’il avait été colonel (« citoyen colonel »), Napoléon lui aurait probablement confié la garnison d’une ville. Éloignée, la ville. Et petite, la garnison. Mais comme il était médecin, il pouvait à loisir parler aux bandages et aux membres amputés.
Margont avait un point de vue plus complexe. Âgé de neuf ans en 1789, il s’était immédiatement enflammé pour la Révolution tout en ne comprenant qu’une minuscule partie de ce qui arrivait et en imaginant le reste. Vingt ans plus tard, comme Jean-Quenin, il était humaniste et républicain, mais son opinion sur Napoléon différait. Les monarchies et les empires – autrichiens, prussiens, anglais... – livraient une guerre à mort à la république française et à tout ce qu’elle avait produit, dont cet Empire français. Entre autres parce que ce dernier ne respectait pas la notion d’aristocratie par droit du sang et accordait des droits à tous. Chacun de ces deux systèmes, le monarchique et le républicain, voulait éradiquer son rival pour modeler le monde à son image. Or la France se trouvait bien isolée dans ce combat. L’autre république, il fallait aller la chercher à l’autre bout de l’Atlantique, aux États-Unis. À qui confier le pouvoir ? On n’avait guère que deux possibilités. Soit à Napoléon, ce génie militaire qui – même s’il transfigurait, transmutait la république en un « empire d’inspiration républicaine » – défendait une grande partie des acquis de la Révolution à coups de victoires tonitruantes. Soit à des gouvernants – mais lesquels ? – qui ne parviendraient pas à le conserver face aux armées ennemies. Auquel cas on verrait resurgir un roi français extirpé d’on ne savait quel caveau poussiéreux. Un roi que les monarchies européennes s’empresseraient d’asseoir sur un trône à Paris avant de se disputer les ficelles agitant cette marionnette. Margont servait donc l’Empereur parce qu’il n’avait pas d’autre choix. Pour lui, les idées étaient plus puissantes que les hommes. Que l’on marchât en criant « Vive la République ! » (ce qui était son cas) ou « Vive l’Empereur ! », de toute façon, on apportait avec soi les idéaux de la Révolution : liberté, égalité, respect de chacun... Et ces notions ensemençaient les esprits de ceux que l’on combattait. Si la république ne gagnait pas aujourd’hui, elle l’emporterait plus tard. Toute la question étant de savoir quand arriverait enfin ce « plus tard ». Car les guerres se succédaient sans relâche depuis des années...
— Puisque ta plaie est superficielle, tu pourrais te rendre utile, reprit Brémond. Je pense qu’il y a quelqu’un que tu devrais rencontrer.
Le médecin-major tendit l’index. Margont ne voyait que des blessés et de la souffrance.
— Elle est autrichienne, mais elle parle bien français.
Margont l’aperçut. Elle portait une robe ivoire. Du sang tachait ses pans, tel un ourlet de mort.
Beaucoup de femmes suivaient l’armée bien que cela fût interdit quand elles n’étaient pas personnellement employées par celle-ci. Cantinières, vivandières, blanchisseuses, jeunes bourgeoises rêvant d’aventures, dames de la bonne société, Autrichiennes amoureuses le temps d’une campagne, prostituées : la détresse de ces heures les rendait toutes égales, toutes semblables. Des sentinelles tentaient de les empêcher de gagner Lobau. Cependant, profitant de la confusion, plusieurs d’entre elles étaient malgré tout parvenues à s’y rendre. Elles cherchaient leur mari ou leur amant parmi les agonisants, tout en priant pour qu’il ne fût pas là, elles tentaient d’avoir des nouvelles, elles offraient de l’eau... En se cantonnant au sud de l’île, là où l’on rassemblait les blessés et les prisonniers, elles se tenaient suffisamment loin des combats pour ne pas risquer d’être exposées. Le front se trouvait en effet à six kilomètres au nord-est, mais demeurait invisible du fait des bois qui couvraient l’île et les abords du Danube. On ne le localisait que grâce au bruit de tonnerre et aux multiples panaches de fumée qui envahissaient le ciel.
— Elle cherche un adolescent qui a disparu, expliqua Brémond. Dans un chaos pareil, tout le monde se moque de ses questions. Si un officier l’accompagnait, certains soldats se montreraient moins discourtois et ses recherches gagneraient en efficacité.
— J’y vais.
Margont se leva en grimaçant ; une créature invisible lui dévorait le flanc. Aider quelqu’un chaque fois que possible coulait de source pour ces deux hommes. Toujours cet esprit humaniste que la réalité n’arrivait pas à écoeurer. Ils ne considéraient pas cette femme comme une ennemie. Leurs adversaires, c’étaient les rois et ceux qui les soutenaient. En fervents républicains, ils voulaient libérer le peuple autrichien du joug monarchique.
— Mais ménage tes forces ! ajouta Jean-Quenin Brémond. Ne commence pas à gambader sans te soucier de ta blessure.
Margont hocha docilement la tête.
— Oui, oui. Les bons médecins voient des mauvais patients partout !
Tout en marchant vers cette jeune femme, Margont la détaillait sans qu’elle s’en aperçût. Elle possédait incontestablement du charme. Ses cheveux bruns soulignaient la pâleur de son teint. Son visage – nez étroit, fins sourcils et traits déliés – entraînait les regards dans son sillage. À cette vision séduisante s’en superposait une autre, subjective, peut-être mensongère, peut-être pertinente. Il s’agissait de cette impression déroutante de force et de fragilité. Ce paradoxe, énervant comme un méli-mélo de fils impossibles à dénouer, s’imposait à l’esprit de Margont. Celui-ci se demandait s’il était le seul à le ressentir. Elle s’approchait des Autrichiens comme des Français, frémissant devant l’horreur des mutilations. Elle leur parlait, mais tous, inlassablement, secouaient la tête. Elle s’arrêta longuement, indécise, devant un soldat de la Landwehr, la milice autrichienne, dont la tête n’était plus qu’un enroulement de bandages et l’uniforme gris un amalgame de charpies sanglantes. Comme il se montrait sourd à ses questions – à moins qu’il ne fût mort –, elle dut se contenter d’examiner ses mains et finit par s’éloigner. Elle répétait les mêmes phrases, tantôt en autrichien, tantôt en français avec un léger accent.
— Je cherche un jeune Autrichien, Wilhelm Gurtz. Il a seize ans. Il est très blond et un peu fort. Il s’est peut-être engagé dans l’armée autrichienne, alors il est possible qu’il soit ici.
Elle s’exprimait avec beaucoup de sang-froid en dépit de la vue de ces corps martyrisés et du poids de ces regards posés sur elle. Margont fut envahi par un désarroi teinté de jalousie. Il était blessé, mais aucune femme n’avait de raison de le chercher. L’Autrichienne s’engouffra dans un bois où l’on comptait plus d’hommes écharpés que de troncs. Un cuirassier lui fit signe du bras. Sa bouche saignait, ornant sa grosse moustache rousse d’une mousse écarlate.
— La soeur charmante que voilà !
L’Autrichienne secoua la tête.
— Je ne suis qu’une amie. Il n’a plus de famille, il est orphelin.
— Moi aussi, je suis orphelin ! annonça joyeusement un voltigeur aux mains pansées. Et je n’ai pas d’amie !
Margont arriva sur ces entrefaites. Il s’inclina courtoisement.
— Mademoiselle, je me présente : capitaine Margont, 18e régiment d’infanterie de ligne. Peut-être accepteriez-vous mon aide pour vos recherches ?
Trop chevaleresque : la jeune femme réprima un sourire. Elle l’examina brièvement, tentant d’évaluer si elle pouvait lui faire confiance.
— Avec plaisir. Mon nom est Luise Mitterburg. Savez-vous où il y a d’autres prisonniers et d’autres blessés ?
Partout, faillit répondre Margont.
— Suivons le rivage, déclara-t-il.
Le voltigeur oublié les regarda s’éloigner. Ça, pour voltiger, il voltigeait : on l’expédiait bien trop souvent en première ligne à son goût.
— Les belles pour les officiers, les donzelles pour les troupiers et le malheur pour les voltigeurs, conclut-il.
Deux personnes accompagnaient Luise. Une vieille dame renfrognée et vêtue de noir et un domestique âgé. Luise oscillait entre découragement et obstination.
— J’ai passé une partie de mon enfance dans un orphelinat, expliqua-t-elle spontanément. Je suis très liée à cet établissement, comme vous l’imaginez, bien que j’aie eu le bonheur d’être adoptée. L’un des pensionnaires, Wilhelm Gurtz, un adolescent, a disparu voici trois jours. Nous le cherchons partout. Peut-être s’est-il enrôlé dans un régiment de volontaires sur un coup de tête ! Il faut absolument le retrouver.
Sa voix s’éteignit presque en prononçant cette dernière phrase. Mais ses yeux restaient secs. Margont demanda :
— À quoi ressemble-t-il, votre...
— Plutôt gros, avec des joues pleines. La solitude et la tristesse le poussent à manger. Blond paille, tassé sur lui-même, les jambes arquées, la démarche lente. Des yeux très bleus. Il paraît plus jeune que son âge. On ne le prendrait quand même pas dans un régiment... Ah, bien sûr que si ! Les régiments acceptent tout le monde Bientôt, on composera des bataillons avec des vieillards, et des enfants.
C’était déjà le cas, en fait. Quant à ce qu’il en était de la limite d’âge inférieure... Dès dix ans, on pouvait être enfant de troupe et accompagner une compagnie, à quatorze, jouer dans la musique régimentaire et, à seize, s’enrôler comme combattant.
— Eh bien, capitaine, que proposez-vous ?
— Les prisonniers sont rassemblés...
— Je m’y suis déjà rendue.
Cette façon qu’elle avait de le bousculer irritait Margont et le séduisait à la fois.
— Pourquoi regardez-vous sans cesse dans cette direction ? interrogea-t-elle en indiquant Aspern.
Les bois alentour dissimulaient le village en ruine, mais de grosses colonnes de fumées blanches ou noires signalaient sa présence. Cette Autrichienne se montrait bien perspicace.
— Hier, je me trouvais là-bas, répondit Margont. J’y ai reçu ma blessure. Mes amis y sont probablement toujours. Tout a pourtant été détruit, je me demande ce qui peut bien continuer à flamber.
— Quand la guerre a tout ravagé, il faut encore qu’elle brûle les cendres.
Luise s’adossa à un arbre. Une pellicule de sueur recouvrait son visage. La chaleur écrasait les lieux et la vision des blessés rendait l’atmosphère plus suffocante encore.
— Je ne vais jamais le retrouver. Qui se soucie d’un orphelin alors que la guerre plonge le monde dans le chaos ?
— Moi, répliqua Margont.
Elle rit. Il était impossible de savoir si c’était par moquerie ou pas.
— Pourquoi donc ?
Margont hésita. Puis il en dit plus qu’il ne l’aurait voulu.
— Parce que, à une époque, d’une certaine manière, moi aussi, je me suis retrouvé orphelin.
C’était trop ou trop peu. Pourtant, Luise répliqua de façon déroutante :
— Cela ne m’étonne pas. Je l’avais deviné.
Son visage blêmit. Elle oublia l’existence de Margont et se dirigea vers un homme grisonnant qui errait parmi les blessés en tentant d’éviter de les voir. Avec ses yeux rougis par les larmes et ses vêtements noirs, il évoquait un corbeau de mauvais augure. Quand il l’aperçut, il secoua tristement la tête.
— Il est mort, annonça-t-il en autrichien. Ce n’est pas la guerre. C’est un meurtre.
— Nous nous en doutions, non ? répondit-elle avec un aplomb surprenant.
— Des soldats français gardent sa dépouille. Ils posent des tas de questions et ils ne veulent pas nous remettre le corps. Ils pensent que c’était un espion ou un partisan. Pis encore, ils exposent son cadavre près d’Ebersdorf.
— Leurs insuccès militaires les rendent agressifs et stupides. Ils...
Elle s’interrompit. Il venait de lui venir à l’idée que Margont pouvait comprendre l’autrichien. Belle intuition. Quoiqu’un peu tardive... Elle se tourna vers lui et, inclinant légèrement la tête sur le côté, elle déclara d’une voix affable, en français :
— On vient de m’apprendre que Wilhelm a été retrouvé. Juste à côté d’ici. Hélas, il...
Elle avait du mal à poursuivre. Margont lui épargna cela.
— Je parle votre langue.
Loin d’être gênée par cette annonce, elle enchaîna :
— C’est un bien grand malheur de ne pouvoir ensevelir ce garçon en terre consacrée. Je sais que j’abuse, mais peut-être que vous, un officier, vous pourriez nous aider à régler ce malentendu en discutant avec les autorités de votre armée. Nous souhaitons seulement comprendre ce qui s’est passé et lui offrir une sépulture décente. Je vous en prie...
Elle tentait de l’amadouer en jouant les jeunes femmes frêles et désemparées. Or Margont était persuadé de deux choses : elle n’était ni frêle, ni désemparée. Il s’exhorta intérieurement à refuser, puis il céda sans même comprendre pourquoi.
— Je vais faire mon possible.
— Je vous remercie mille fois, s’empressa-t-elle d’ajouter afin de sceller cette promesse.
Margont rejoignit Jean-Quenin Brémond en se maudissant. Cette femme l’avait manipulé ! Et que pour-rait-il bien leur dire, aux « autorités de son armée » ? Ah, elle l’avait bien eu, mais le pire, c’était qu’il avait capitulé devant elle en toute connaissance de cause. Par ailleurs, le mot « meurtre » avait été prononcé. Cette histoire prenait une ampleur imprévue.
Il demanda à Brémond de lui rédiger un sauf-conduit, afin qu’on ne le prenne pas pour un déserteur. Une balle avait failli lui percer le ventre, inutile de risquer d’en ajouter une douzaine d’autres délivrées par un peloton d’exécution.
— Cela ne sera pas long, expliqua-t-il. Je pense que je ne suis pas en état de me battre, mais je peux me déplacer...
Jean-Quenin Brémond acquiesça.
— Cesse de m’importuner avec ta culpabilité : tu n’es pas en état de rejoindre ta compagnie pour l’instant. De toute façon, le pont nous reliant à la rive autrichienne est à nouveau coupé. Et quand on l’aura réparé, nos maréchaux préféreront faire passer les régiments qui n’ont pas encore combattu, plutôt que des groupes hétéroclites et désorganisés d’éclopés qui ne savent même pas où se trouve leur bataillon.
Jean-Quenin haïssait toutes ces formalités administratives dont l’armée se montrait si friande. Il prenait un malin plaisir à les tourner en ridicule en s’y conformant à la lettre. Il griffonna donc une lettre illisible qui chargeait Margont de parcourir les environs afin de se livrer à des réquisitions pour le compte du Service de santé des Armées : linge pour faire de la charpie, vivres, eau-de-vie...
— Mais ce n’est pas parce que ta blessure est légère que tu dois faire n’importe quoi, ajouta-t-il.
Comme Margont ne l’écoutait déjà plus, il donna une tape sur la plaie de son ami qui pâlit. Une démonstration très convaincante.
— Alors ménage tes forces. Je te prête l’un de mes chevaux, tu te fatigueras moins.
Margont le remercia chaleureusement et enfourcha la monture qui, irritée par les tirs d’artillerie de plus en plus impérieux, piaffait et renâclait. L’homme qui avait retrouvé Wilhelm se nommait Bergen et enseignait dans l’orphelinat qui accueillait l’adolescent. Il convainquit Luise Mitterburg de ne pas les accompagner. Celle-ci et ses deux domestiques ne les suivirent que jusqu’à la rive ouest, empruntant le grand pont que des pontonniers consolidaient aussi vite que possible en attendant qu’un autre tronc d’arbre le détruise à nouveau. À peine arrivée sur la berge, la jeune Autrichienne s’éloigna à pas rapides. Elle réalisait enfin la nouvelle que l’on venait de lui apprendre. Elle parvenait encore à contenir sa peine, mais pour combien de temps ? Or elle ne voulait pas que Margont voie ses larmes. Elle disparut au milieu d’une foule de femmes. Rongées par l’inquiétude, celles-ci l’assaillaient de questions qui demeureraient sans réponse.