Une partie de l’armée campait dans l’île de Lobau, dont le 4e corps ainsi que la réserve de cavalerie du général Lasalle. Relmyer servant dans cette dernière, il n’était séparé du 18e de ligne que par une promenade. Mais la marche fut plus longue que prévu à cause des encombrements causés par les convois d’artillerie. L’île de Lobau et ses alentours se hérissaient de canons. Des canons sur les îles Masséna (on baptisait chaque îlot du nom d’un maréchal, d’un héros de l’Empire, d’un allié...), Saint-Hilaire, Lannes, Alexandre... Des pièces de six, de douze et même de dix-huit livres, des obusiers... Sans parler des gigantesques canons de siège saisis dans les arsenaux de Vienne que les Autrichiens, dans la précipitation de leur retraite, avaient oublié de saboter. En tout cent treize bouches à feu. Attaquer aurait été suicidaire pour les Autrichiens. Napoléon roquait pour se protéger, mais il le faisait de telle sorte qu’il bloquait par là même ses adversaires et reprenait l’initiative. Désormais, l’archiduc Charles se voyait contraint d’attendre l’assaut des Français. Il est vrai cependant qu’il se préparait à les recevoir de pied ferme, accumulant les retranchements du côté d’Aspern et d’Essling.
Comme à son habitude, Relmyer s’entraînait. Plus inattendu, des spectateurs l’observaient, à distance. Parmi eux se trouvait Saber. Margont s’approcha de lui.
— Que fais-tu là ?
— J’apprends, répondit Saber dans un murmure admiratif. Si jeune et déjà si doué... Il me ressemble.
Margont, coutumier de la vanité époustouflante de son ami, se contenta de contempler à nouveau Relmyer. Certes, les attaques de celui-ci semblaient diablement précises. Mais elles étaient donc extraordinaires à ce point ? Saber était lui aussi un fin duelliste et, encore une minute auparavant, Margont le plaçait au-dessus de Relmyer.
— Il est meilleur que toi, Irénée ?
— Il m’étendrait raide mort en moins de dix secondes. Il me surpasse, concéda-t-il. Exclusivement dans ce domaine-là, évidemment.
Margont ne se remettait pas de sa surprise. Saber ne complimentait jamais autrui (excepté les femmes, qu’il flattait en espérant ainsi les séduire, comme si elles étaient aussi avides que lui de ce petit-lait-là). Décidément, Relmyer était l’homme de tous les miracles.
Le jeune hussard se fendait, battait en retraite tout en parant une pluie de coups imaginaires, et repartait soudainement en avant, attaquant, feintant, esquivant... Pour Margont, tout cela était pareil à un chant grégorien : fort beau, mais incompréhensible. Saber, lui, possédait les compétences nécessaires pour juger et il s’émerveillait, allant jusqu’à se tapoter la cuisse pour se retenir d’applaudir.
— Il ne vit que pour l’art de l’épée, ajouta-t-il à mi-voix, sans détourner la tête.
C’était totalement faux. La plupart des gens ne voyaient que la surface de Relmyer. Celle-ci était brillante, alors ils n’allaient pas chercher plus loin. Sa violence dissimulait sa souffrance.
— Il possède un talent naturel et la rage d’apprendre. On le surnomme la Guêpe... Bézut l’avait pris comme élève. Hélas, ils se sont fâchés.
Bézut ? Probablement encore un célèbre maître d’armes régimentaire. Saber connaissait les plus illustres d’entre eux. Il aurait été leur biographe s’il n’avait pas eu à coeur de se consacrer exclusivement à son autobiographie.
— J’ai su cela par l’un de ses cavaliers, expliqua Saber.
Pagin, très certainement. D’autant plus que celui-ci faisait partie des spectateurs.
— Pourquoi s’exercer si dur au sabre alors qu’il existe des pistolets ? s’interrogea Margont à voix haute.
— Quand ceux-ci sont déchargés, tu es perdu, répliqua Saber. Et puis, ces armes sont peu fiables, peu précises et rarement mortelles. De toute façon, il paraît que ce Lukas Relmyer tire aussi très bien au pistolet.
Relmyer aperçut Margont, s’interrompit et le salua de sa lame. Saber bomba le torse.
— Je savais qu’il avait entendu parler de moi.
Relmyer s’approcha de Margont, le sabre encore à la main. Le lâchait-il jamais, d’ailleurs ? Malgré son entraînement intensif, il demeurait alerte, étranger à tout signe de fatigue.
— Cher ami ! Puis-je vous entretenir à l’écart ?
Saber, raidi, contenait des flots de dépit et de jalousie. Les deux hommes s’éloignèrent tandis que les admirateurs se résignaient à rejoindre leurs bataillons.
— Avant toute chose, je dois vous prévenir d’un danger, déclara Margont. Si c’est bien l’homme que nous recherchons qui a mis le feu aux ruines de cette ferme, alors il est particulièrement prudent. S’il apprend que vous êtes de retour, il se peut qu’il tente de vous tuer. Veillez donc à prendre une escorte quand vous vous éloignez de nos campements.
Relmyer rengaina sa lame, heurtant bruyamment la garde contre le fourreau.
— Je suis ma propre escorte.
— J’espère que vous m’avez entendu. Pouvons-nous nous rendre maintenant à votre ancien orphelinat ?
— Hélas je n’y suis pas le bienvenu. On m’en veut beaucoup d’avoir semé le trouble, avant mon départ, en 1804. Il faut dire que, par dépit, j’étais devenu agressif. Il m’est même arrivé de bousculer durement le responsable de l’enquête. J’en voulais à tout le monde.
Ses propos le plongèrent dans le désarroi et sa main vint se poser sur son sabre, sa béquille.
— Nous menons une enquête, cela nous donne des droits, décréta Margont.
De lassitude, les paupières de Relmyer s’affaissèrent.
— Bien sûr. Mais ce n’est pas aussi simple. Mme Blanken, cette vieille pie insensible et bornée, dirige toujours l’orphelinat de Lesdorf. Or, je vous l’ai dit, elle est liée à l’aristocratie viennoise. Si vous allez fureter dans son nid sans son accord, elle ne se contentera pas de vous donner des coups de bec. Ses piaillements nous attireront des ennuis autrement plus graves.
Relmyer poursuivit d’un ton que la colère rendait cinglant comme ses coups de lame.
— L’Empereur veut que Vienne se tienne tranquille, donc les fauteurs de troubles sont lourdement condamnés. Si une douzaine de comtesses et d’épouses de notables autrichiens se plaignent de nous en prétendant que nous semons la panique dans un orphelinat, on nous jettera aux arrêts de rigueur. Croyez-moi, la Blanken a le bras long et la gifle efficace.
Margont battit en retraite. Il fallait prendre le temps de se renseigner sur tout ennemi potentiel avant de l’affronter.
— De toute façon, sans la coopération de cette dame, nos recherches seraient peu productives, précisa Relmyer. C’est pourquoi je vous propose de procéder autrement. J’ai envoyé l’un de mes hussards porter une lettre à Luise pour lui demander d’essayer d’arranger une rencontre entre Mme Blanken et nous. Elle m’a répondu que ses parents allaient donner un bal. Napoléon fait pression sur les Viennois afin qu’ils organisent des réceptions. L’Empereur veut divertir ses officiers et montrer qu’il est si confiant en sa victoire à venir qu’il autorise régulièrement ses soldats à perdre leur temps en badinages mondains. Il a même invité des acteurs parisiens pour qu’ils jouent dans le théâtre du château de Schönbrunn, où il s’est installé. Les Mitterburg ont accepté parce que, comme bien des Autrichiens, ils tentent de composer avec les deux camps. Si l’archiduc Charles l’emporte, ils expliqueront que les Français les ont obligés à donner cette soirée, ce qui est vrai. Et si c’est Napoléon qui gagne cette guerre, le commerce des Mitterburg continuera à fructifier...
Margont hocha la tête.
— Il faut avouer que les relations franco-autrichiennes sont si compliquées que tout le monde y perd son latin ! Sous la Révolution et le Consulat, l’Autriche et la France étaient ennemies. Puis on se réconcilie après Austerlitz. Alors les soldats français s’entendent dire qu’il ne faut plus critiquer les Autrichiens, car ceux-ci sont nos amis. Aujourd’hui, l’Autriche recommence à nous faire la guerre. Mais nul doute que, si Napoléon triomphe, elle s’empressera de s’allier à nouveau avec lui, pour atténuer sa colère et limiter l’ampleur des sanctions !
Relmyer s’amusait de l’ironie de ces renversements incessants de situation.
— Beaucoup d’Autrichiens sont patriotes, déclara-t-il. Mais ceux qui ménagent la chèvre et le chou sont aussi nombreux. Et ces derniers, que font-ils d’autre sinon imiter leur empereur François Ier, qui retourne sa veste après chaque défaite ?
Là, il se mit à rire de son insolence.
— Mais revenons à notre enquête. Mme Blanken sera invitée. Elle fait partie des incontournables de ce genre de réceptions. Mieux, d’après Luise, elle se range dans le camp des mi-figue mi-raisin. Durant le bal, nous pourrons l’approcher. Alors, peut-être parviendrons-nous à l’amadouer et à l’interroger. M’écoutez-vous ?
— Absolument, répliqua Margont.
Il accordait son attention à Relmyer, mais il pensait également à Luise. Il allait donc la revoir. Produirait-elle le même effet sur lui que la première fois ?
— La soirée aura lieu le 31 mai. Nous avons tout juste le temps de préparer nos uniformes d’apparat. Je serais heureux que Lefine se joigne à nous. Sans lui, nous...
Il n’acheva pas sa phrase.
— Et le fameux Piquebois ! s’exclama-t-il. C’est un ancien hussard, donc je tiens à ce qu’il soit des nôtres. D’ailleurs, avez-vous d’autres amis ?
Margont indiqua du regard la silhouette qui s’éternisait sous un saule.
— Le lieutenant Saber, qui bouillonne là-bas, et le médecin-major Brémond.
— Ils seront les bienvenus ! Vous allez voir ce qu’est un bal viennois. Un pur moment de magie.