CHAPITRE XIX

La petite troupe cheminait vers le nord. Elle avait contourné Vienne avant de s’engouffrer dans la forêt. Margont, dénué de tout sens de l’orientation, était déjà perdu. Relmyer, en bon hussard, se montrait à l’aise dans les lieux hostiles. Il avait déployé des hommes en avant-garde et sur ses flancs. Il scrutait les environs, son regard semblant se faufiler entre les feuillages. Ces cavaliers vert et écarlate évoquaient quelques gouttes d’une sève sanglante perdues dans l’immensité végétale. Les arbres, titans aux branches surchargées de feuilles, les écrasaient de leurs verticales vertigineuses. Ils composaient une sorte de palais aux dimensions affolantes. S’il n’y avait pas eu la guerre, Margont aurait aimé se perdre ici.

Les trois duellistes suivaient Relmyer. Les deux cavaliers de la compagnie d’élite n’adressaient jamais la parole au hussard du 5e régiment. Ils ne se connaissaient que parce que la lame de Relmyer avait aimanté les leurs. Cependant, Margont se disait qu’il était à peine moins insensé qu’eux. Ne se mêlait-il pas d’une affaire risquée pour des motifs complexes qu’il ne pouvait partager avec quiconque ? Finalement, une vingtaine d’hommes se trouvaient réunis là, mais pour des raisons fort différentes. Personne ne vit dans le même monde.

— C’est encore loin, mon lieutenant ? demanda Lefine.

Relmyer interrogea le guide en autrichien. Le dos de celui-ci se courba, comme si les questions de cet officier étaient des coups.

— Non, plus que deux lieues, monsieur, répondit-il avec crainte.

Margont parla à voix basse.

— Vous est-il vraiment impossible d’éviter ces duels ?

— Il est clair que je ne leur échapperai pas. Dès que nous aurons fini d’interroger ce Grich, je devrai en découdre avec eux.

— Pardon ?

Relmyer écarta mollement les mains.

— Comment aurais-je pu gagner un répit sinon en leur fixant rendez-vous ? Nous nous battrons à Mazenau. Tout le monde y trouve son compte : nous, nous ne perdons pas de temps, et eux, ils obtiennent ce qu’ils veulent dans un endroit tranquille. Dans l’île de Lobau, nous risquerions d’être dérangés par un officier supérieur opposé aux duels ou par des gendarmes impériaux au zèle excessif. Je me souviens de la promesse que je vous ai faite, mais, là, la situation ne dépend pas de ma volonté.

En dépit de l’ombrage, Margont transpirait comme s’il s’était trouvé sous un soleil de midi.

— Trois duels... Le premier en sera peut-être un. Seulement, si vous êtes blessé, le second ne sera qu’un meurtre, une exécution !

— Pas du tout. Si je suis blessé, nous examinerons tous ensemble la blessure. S’il s’avère que celle-ci est superficielle, mon adversaire sera déclaré vainqueur et j’enchaînerai avec le duel suivant.

Margont l’interrompit d’un geste. Il ne supportait plus ce règlement et sa logique qui conférait une illusion de raison à cette folie. Cependant, Relmyer, tout à ses explications, poursuivit :

— Bien évidemment, une blessure sérieuse entraîne la suspension des combats. Le problème peut venir d’une contestation. Si l’unanimité ne peut pas être obtenue à l’amiable, l’avis d’un médecin sera sollicité et cette dernière opinion sera souveraine. La fatigue sera traitée de la même façon. L’épuisement reporte un duel d’une journée, une blessure grave au jour suivant le rétablissement plein et entier.

— Enfin pourquoi ? Pourquoi prendre plus de risques encore ?

— Vous posez cette question parce que vous ignorez ce qu’est la vie d’un duelliste renommé. Bien sûr, il attire à lui les lames avides de le battre. Mais le voilà célèbre. Partout, on le craint autant qu’on l’admire et qu’on l’envie. 11 s’enrichit en donnant des leçons et en remportant des duels qui sont autant de paris sur lesquels il peut miser. Il prend de l’avancement, vite et beaucoup. Sans mon sabre, je ne serais pas lieutenant. Lieutenant à vingt ans ! Certaines femmes – superbes, je vous l’assure – sont prêtes à toutes les damnations pour qu’un bretteur réputé les serre dans ses bras.

— Tout cela vaut-il la peine de mourir ?

— Tout cela vaut dix fois la peine de mourir. Qu’un seul de ces sabreurs me serve deux centimètres de métal dans la poitrine et cette vie est pour eux. Prenez Pagin, par exemple. Il y a encore quelques mois, il avait peur de tout et de tout le monde. L’apprentissage du sabre l’a transformé. Regardez aujourd’hui son assurance, sa joie de vivre... Voilà pourquoi il galope sans cesse partout : il rattrape les années qu’il a perdues à demeurer inerte, englué dans ses peurs.

Margont chassa de la main les mouches qui tournoyaient autour de la tête de son cheval et l’agaçaient sans relâche.

— Vous êtes semblable à lui. Pagin se « remplit de fer » pour affronter un danger imprécis qui le tourmente. Vous agissez de même. Sauf que vous, vous avez une idée plus claire de la menace que vous affrontez.

— Oui et non. En partie seulement. Moi, j’ai été blessé par ce qui m’est arrivé. Mon épée est ma béquille : enlevez-la-moi et je m’effondre. Je lui suis reconnaissant de m’aider à marcher de nouveau et, en même temps, elle me rappelle le passé et elle attire les duellistes.

Margont le contemplait avec une compassion mêlée de crainte : à ses yeux, Relmyer était atteint d’une maladie grave qui étendait peu à peu son emprise.

— Vous avez commencé à vous entraîner au sabre pour apprendre à vous défendre. Seulement, les armes sont comme le vin, elles finissent par s’emparer de vous. Lukas, vous êtes devenu le fourreau de votre lame.

— Tant que mon enquête ne sera pas résolue, je ne pourrai pas me débarrasser d’elle. Après, j’essaierai...

Le maréchal des logis-chef Cauchoit rapprocha sa monture.

— Votre conversation est bien trop compliquée. Plutôt dix jours de gloire que dix mille de médiocrité.

— Superbe épitaphe, lui répondit Margont.

Puis, se tournant vers Relmyer, il ajouta :

— Supposons que vous remportiez ces trois affrontements : combien de duellistes seront attirés par ce triple... succès ?

— Mais tous ! Mon duel avec Piquebois n’est même pas la seule cause de cette situation. Ma réputation pèse lourd... Il n’est pas très aisé de...

Pour chasser les mouches qui le tourmentaient, le cheval de Relmyer venait de lever la tête lorsqu’une partie de celle-ci éclata sous l’impact d’un coup de feu. Margont, le visage éclaboussé de sang, vit la bête s’effondrer sur le côté tandis que Relmyer était précipité à terre, une jambe et un étrier en l’air et les mains tirant sur des rênes devenues brutalement inertes. Cette première balle fut aussitôt suivie d’un concert de détonations. Un hussard de l’avant-garde, fauché, partit en arrière tandis que la monture de son compagnon s’écrasait avec son cavalier. Des nuages de fumée blanche se matérialisaient partout : dans les fourrés, derrière les troncs... Une silhouette grise épaula Margont mais Lefine lui décocha prestement un coup de pistolet qui l’atteignit à la cuisse.

— Ce sont des miliciens ! À mort la Landwehr ! s’écria le maréchal des logis-chef Cauchoit.

Le sabre à la main et entraînant dans son sillage son ami le trompette et quelques hussards, il lança une charge droit sur une masse de fantassins qui se formait sur la route. Ces Autrichiens n’étaient pas des soldats de métier. Ils avaient cru que l’effet de surprise et le succès de leur première volée mettraient les Français en déroute. La trentaine d’entre eux qui venait de se placer à découvert pour mieux ajuster ses tirs fut percutée de plein fouet par les cavaliers. Le maréchal des logis-chef se démenait, en transe. Son sabre s’abattait avec furie, blessant, tuant, tuant, blessant... Le trompette portait ses coups exclusivement au visage et à la gorge, ne laissant derrière lui que des corps morts et défigurés, déshumanisés. La troupe de miliciens disparut en un éclair ; ce carnage sema la confusion chez les Autrichiens. Bien qu’ils fussent encore nombreux et, pour la plupart, abrités derrière des troncs, plusieurs d’entre eux s’enfuirent, se volatilisant à travers la végétation. D’autres continuaient à cribler les Français de coups de feu. Le pauvre guide réquisitionné, pris pour un traître, reçut deux balles dans le dos. Les hussards s’engouffrèrent au trot dans les bois, riant de leur peur. Leurs pistolets faisaient mouche et leurs sabres ne dépassaient personne sans l’avoir étendu. Relmyer, déjà dégagé, debout, gluant du sang de son cheval, parcourait fébrilement les fourrés des yeux. Il ne se préoccupait pas de ses hommes. Il ignorait jusqu’à la bataille qui faisait rage autour de lui. Il indiqua une direction. Le tir qui avait abattu sa monture provenait de là.

— C’est lui ! C’est lui qui a tué Franz ! Lui !

Une telle coïncidence était impossible. Relmyer avait-il succombé à la folie ? Ou les avait-on trahis ? Dans les bois, l’officier que désignait Relmyer se détacha des combattants pour prendre la fuite. Cet Autrichien arborait un habit gris aux parements rouges sur les revers des manches et le col. L’élégance de son uniforme contrastait avec les manteaux grossiers de certains miliciens. Des mèches châtain clair dépassaient de sous son bicorne noir bordé de doré. Margont entr’aperçut brièvement son visage. Il lui donnait dans les quarante ans. Relmyer s’était déjà lancé à sa poursuite dans les bois, un pistolet dans une main et son précieux sabre dans l’autre. Tout autour de lui, c’était l’hallali. Les hussards, quoique largement inférieurs en nombre, avaient définitivement pris l’ascendant sur leurs adversaires. Ils se ruaient en hurlant sur tout ce qui bougeait. Leurs chevaux plongeaient dans les groupes de miliciens, bousculant les corps, et les cavaliers sabraient comme ils auraient fauché de l’herbe. Margont se retrouva face à une vague d’Autrichiens en déroute. Combien étaient-ils ? Des dizaines ? Il crut qu’il cillait être écharpé, mais sa seule présence exacerba la panique des fuyards. Ce flot humain ricocha sur lui et les miliciens s’égaillèrent dans une autre direction. Margont voulut poursuivre sa route, mais des mains se levèrent tout autour de lui. Il venait de faire quinze prisonniers. Un hussard jaillit d’un bosquet, le sabre brandi. C’était le trompette de la compagnie d’élite. Il passa en coup de vent au milieu de ce qu’il prit pour une poche de résistance et expédia une attaque vers le visage du cavalier qui, selon lui, commandait à toute cette racaille. Margont eut à peine le temps de plonger contre le cou de son cheval. La pointe perça son shako. Il voulut crier pour corriger cette méprise, mais le trompette était déjà loin, pourchassant les silhouettes qui couraient. S’agissait-il vraiment d’une erreur due à la confusion générale ? Margont empoigna l’un de ses deux pistolets d’arçon et dut lutter contre l’envie d’abattre le cheval de ce forcené. Pagin arriva sur ces entrefaites, la lame sanglante, le visage griffé par les branchages. Il contempla Margont et les captifs avec des yeux étonnés.

— Victoire ! vociféra-t-il en se dressant sur ses étriers, sabre levé vers les cieux.

Son hurlement fit courber le dos de la quinzaine d’Autrichiens. Relmyer revenait vers eux au pas de course.

— Il s’enfuit ! Pagin, ton cheval !

Le hussard n’osa pas protester et mit pied à terre. Margont tenta de parler, mais Relmyer bondit en selle et lança sa monture qu’il éperonna jusqu’au sang. Margont le suivit, abandonnant Pagin qui, dédaigneux des prisonniers, cherchait quelqu’un à combattre. Les deux cavaliers dépassèrent le maréchal des logis-chef Cauchoit qui épouvantait à lui seul un reste de compagnie. Il était couvert de sang et laminait tout ce qui s’opposait à lui. Un véritable ange biblique de la destruction.

Margont se retrouva dans une clairière artificielle. Quelques chevaux autrichiens piaffaient, attachés à des branches. À l’autre bout de cette étendue de troncs coupés, des silhouettes fuyaient au galop.

— Il a peu d’avance sur nous ! cria Relmyer.

Les montures de Relmyer et de Margont filaient, dévoraient la distance. Elles étaient d’une tout autre espèce que les bêtes vieillies que l’armée autrichienne fournissait aux miliciens. Petit à petit, les fuyards devenaient plus faciles à distinguer. L’officier au bicorne pointa son arme dans leur direction.

— C’est lui ! hurla Relmyer.

— Baissez la tête ! avertit Margont.

Une détonation éclata. La balle manqua sa cible. Le fugitif changea de tactique, donna un coup de rênes et disparut dans la forêt. Relmyer vibrait.

— Il oblique vers le nord-est. Il veut rejoindre le côté autrichien, mais le Danube lui barrera la route.

Les deux poursuivants s’engouffrèrent à leur tour dans les bois. La silhouette de l’Autrichien apparaissait et disparaissait par intermittence. Margont utilisa coup sur coup ses pistolets d’arçon pour tenter d’abattre la monture, en vain.

— Nous nous éloignons de notre armée !

— Où est-il passé ? s’angoissa Relmyer.

L’homme semblait avoir été happé par la végétation.

Margont ralentit l’allure de son cheval et le fit bifurquer sur un sentier.

— Par ici.

Le fuyard avait pris un chemin mal entretenu. Margont avait remarqué de justesse son uniforme gris à travers le fouillis des fourrés. Relmyer, qui avait failli s’égarer, avait été dépassé par son ami et frappait la croupe de sa jument du plat du sabre. Son cheval remonta en trombe et doubla en force la monture de Margont, l’expédiant hors du sentier. Ce dernier se dégagea et reprit son galop. Il sentait la peur enfler en lui. Il était désormais convaincu que rien de ce que faisait le fugitif n’était lié au hasard. Relmyer et lui ne voyaient ici qu’un labyrinthe végétal incompréhensible alors que leur adversaire s’y déplaçait comme s’il s’agissait des rues de sa ville natale. Margont ne se sentait plus comme un chasseur traquant un loup, mais comme un brochet se jetant à pleine vitesse sur un hameçon. Il cria à Relmyer :

— Il connaît cette forêt : c’est lui qui maîtrise cette poursuite, pas nous !

Relmyer ne l’écoutait pas. Il repérait autre chose. La monture du milicien n’était pas à la hauteur de la tactique de son cavalier. Elle commençait à montrer des signes de fatigue. La sienne, en revanche, le cou tendu et les naseaux frémissants, grignotait l’écart qui les séparait. Margont avait du mal à ne pas se laisser distancer. Il n’était pas rompu aux poursuites. Les branchages fouettaient son visage, le déconcentrant, tandis que les buissons meurtrissaient ses jambes et les flancs de son cheval. Relmyer, étranger à ces souffrances, brandissait son sabre, promesse d’une sanction foudroyante. Le terrain était maintenant en pente douce, ce qui entraîna une nouvelle accélération de la course. Le fugitif manoeuvrait sa monture au milieu des obstacles. Il bifurqua subitement sur la droite, abandonnant la piste pour s’engager dans un enchevêtrement de petits buissons. La végétation l’avala. C’était un choix étonnant : sur le sentier, la voie était moins obstruée et donc plus rapide. Relmyer continua droit devant lui. Margont choisit de demeurer dans les traces du fuyard afin de refermer le piège. L’homme, malgré son talent, était ralenti. Relmyer quitta le chemin à son tour et le rattrapa. Il chevauchait à son niveau, à quinze pas sur sa gauche. Il allait le dépasser et lui couper la route lorsque le milicien et sa monture semblèrent s’affaisser, comme entraînés par un effondrement de terrain. La pente que celui-ci dévalait venait brutalement d’accentuer son inclinaison. Relmyer le dominait maintenant et le fugitif descendait toujours plus bas. Le cheval de Relmyer se cabra. Son hennissement effrayé précipita le jeune hussard dans la terreur. Relmyer, cramponné à ses rênes, devinait le danger plus qu’il ne le voyait. Son esprit n’arrivait pas à interpréter le chaos d’images qu’il percevait : le ciel, des arbres, un à-pic rocheux... Relmyer perdit l’équilibre et s’écrasa sur le sol rocailleux. Ce fut ce qui lui sauva la vie. Lorsque les jambes avant de son cheval retombèrent, l’une d’elles ne rencontra que le vide. La bête bascula la tête la première et alla se fracasser le poitrail cinq mètres en contrebas. Elle roula sur elle-même en soulevant des aiguilles mortes et acheva sa course contre un tronc d’arbre – son cou, brisé, formait un angle droit. L’attention de Margont avait été détournée. Lorsqu’il fixa à nouveau celui qu’il poursuivait, il eut juste le temps de se coucher sur son cheval. L’homme s’était arrêté et, tourné vers lui, le visait de son pistolet. Il avait choisi son moment à la perfection, preuve que tout s’était déroulé comme il l’avait prévu. Margont tira vivement sur ses rênes. La balle frappa sa monture à l’encolure et celle-ci s’étala de tout son long. Encore étourdi par le choc de sa chute, Margont baignait dans la douleur. Il dégaina son épée, tenta de se relever et s’effondra. Un étrier le retenait. Sa bête, à l’agonie, cherchait vainement à se redresser. Du coup, Margont demeurait au sol, le pied gauche empêtré et agité par les secousses de l’animal. Il tentait de se libérer tout en brandissant sa lame. On ne l’aurait pas comme ça ! Il allait se démener comme un enragé ! Le milicien le contemplait, hésitant. S’il avait eu un autre pistolet chargé, il aurait achevé ce ver gigotant. Il avait empoigné son sabre, mais ce capitaine risquait de le blesser avec son épée. L’Autrichien préféra ne pas s’attarder. Il y avait peut-être d’autres poursuivants. L’homme éperonna sa monture. Un caillou vint ricocher sur un tronc, non loin de lui. Au sommet du promontoire rocheux, Relmyer lui jetait des pierres, espérant l’assommer. Des pierres ! Dérisoire... Margont se dégagea enfin. Une tache rouge et brûlante envahissait son flanc. Sa blessure s’était rouverte.

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