Knerkes chevauchait seul à travers champs. Il souriait, fou de joie d’être encore en vie.
La veille, lorsque l’archiduc avait ordonné la retraite, les régiments des soldats de métier avaient constitué de puissantes colonnes de marche soutenues par la cavalerie. En revanche, plusieurs bataillons de la Landwehr et des volontaires avaient fondu, perdant des déserteurs par grappes entières. Knerkes s’était noyé dans la masse des milliers de fuyards.
Il s’était caché dans un bois, patientant jusqu’à la nuit afin de laisser s’éloigner l’armée autrichienne. Il avait revêtu un habit civil qu’il avait conservé pour l’occasion. Son rang de capitaine l’autorisait à posséder un cheval. Comme il servait dans les volontaires, l’armée ne lui avait cependant pas fourni de monture, étant incapable d’équiper un si grand nombre de combattants. Il utilisait donc sa jument personnelle, si bien que, maintenant, plus rien n’indiquait son statut d’officier autrichien. Désormais, il allait se faire passer pour un civil ayant fui les combats et qui retournait chez lui pour récupérer des affaires.
À la nuit tombée, il s’était prudemment mis en route. Il avait contourné les Français par le nord-ouest, surveillant l’immense étendue de leurs feux de bivouac. Par à-coups, le vent portait jusqu’à lui les chants des soldats victorieux. Ce large détour lui fit perdre du temps. Au lever du jour, il n’était pas encore arrivé chez lui. Or les poursuites menées par les hussards et les chasseurs à cheval avaient surtout lieu durant la journée. Dès l’aurore, il avait donc été forcé de ralentir sa progression. Il était parvenu pratiquement hors du champ d’action des deux armées. Mais, par prudence, il ne se déplaçait que d’une cachette à une autre. Il se dissimulait dans un bois, étudiait les alentours, repérait un autre bois, une ferme désertée... Dès que le champ était libre, il se précipitait vers ce nouveau point. Il dut attendre un moment, tapi dans un bosquet, tandis que passaient au loin des hussards français déployés en ligne. Ils ratissaient un pré parsemé de cadavres, à la recherche de la dépouille d’un officier supérieur.
Enfin, Knerkes se trouva suffisamment au nord-ouest du champ de bataille pour ne plus risquer de rencontrer un peloton de cavalerie. Il se rendit alors au trot jusqu’à Radlau.
Le village semblait désert. Les combats n’étaient pas parvenus jusque-là. Knerkes demeurait vigilant. Il pouvait tomber sur un fuyard ou des voleurs occupés à piller les habitations évacuées.
Il faisait le point sur sa situation. Lukas Relmyer ne renoncerait jamais à le chercher. Cette pensée l’épouvantait. Que pouvait-il exister de pire qu’un homme vous traquant sans relâche ? Par ailleurs, Teyhern lui avait annoncé que l’armée avait découvert qu’il manipulait les registres militaires. Ce naïf voulait le faire chanter ! Quelques coups de couteau avaient réglé ce problème. Mais les enquêteurs militaires n’en resteraient pas là. Teyhern lui avait juré qu’il ne leur avait rien révélé, mais cela était-il vrai ? De plus, lors de sa tentative de chantage, Teyhern l’avait prévenu qu’il avait confié des lettres à des amis en leur demandant de les faire parvenir au ministère de la Guerre s’il ne les avait pas recontactés au bout de quelques semaines. Teyhern avait ainsi cru se protéger. Il projetait de quitter Vienne et de reprendre son train de vie opulent à Berlin. Malheureusement pour lui, Knerkes avait lui aussi décidé de s’enfuir... Il pensait s’installer en Westphalie ou en Bavière. On le croirait mort à Wagram.
Knerkes aurait pu fuir immédiatement, mais il voulait d’abord repasser chez lui. Il désirait récupérer quelques effets personnels ainsi que l’argent qu’il avait amassé en prévision de son départ définitif. Il n’avait pas osé prendre cet or avant la bataille. Si son cheval avait été blessé ou tué, Knerkes aurait dû l’abandonner avec ses sacoches emplies de pièces. De même, s’il avait été capturé, sa monture et sa fortune auraient été saisies. Or pas de nouvelle vie possible sans argent. Mais ces deux motifs n’étaient pas les seuls à le ramener là. Un adolescent l’« attendait », ligoté et bâillonné dans la remise. Knerkes avait réussi à l’attirer chez lui et à le maîtriser juste avant que la bataille n’éclate et ne le mobilise. Maintenant qu’il était veuf, il pouvait utiliser sa propre maison pour ses crimes. Ce jeune homme devait être très affaibli : il n’opposerait aucune résistance...
Knerkes arriva devant sa demeure. L’excitation l’envahissait ; son visage se couvrit d’une pellicule de sueur. Il mit pied à terre, attacha à la va-vite son cheval à un piquet et se précipita vers la remise. Il ouvrit et se retrouva face à la silhouette d’un adulte. Knerkes recula, dérouté, tandis que Relmyer s’avançait vers lui. Relmyer vivait une incroyable minute de triomphe. C’était infiniment plus encore que de se trouver devant le coupable pour l’arrêter. Il quittait la pénombre de la remise, mais il croyait sortir de la cave de la ferme en ruine. Le captif, qu’il avait libéré deux heures plus tôt, s’était enfui, mais Relmyer imaginait que l’adolescent était toujours là et qu’il s’agissait de Franz. Son rêve se réalisait. Dans son esprit en plein tumulte, il pensait avoir à nouveau quinze ans. Mais il s’était changé en un adulte rompu au combat, en un soldat d’élite qui allait terrasser aisément leur bourreau. En cet instant, Relmyer répétait son passé et il le faisait de façon victorieuse.
Knerkes recula jusqu’à son cheval. Il dégaina l’un de ses pistolets d’arçon, mais Relmyer fut plus rapide que lui. La pointe du sabre du jeune hussard plongea dans le poignet de Knerkes qui lâcha l’arme. L’attaque de Relmyer avait été d’une exécution parfaite. Knerkes enserra sa blessure de sa main valide pour empêcher le sang de couler. Margont et Lefine apparurent à leur tour. Margont sortait de la maison par une fenêtre tandis que Lefine quittait un bois voisin. Ils se trouvaient assez loin. Craignant que, en repérant quelque obscur détail, Knerkes ne devine qu’on lui avait tendu une embuscade, Margont, Lefine et Relmyer s’étaient cachés à des endroits distants les uns des autres. Ils avaient ainsi constitué un large cercle afin d’être assurés de prendre Knerkes dans leur nasse. Ils approchaient lentement, craignant que la précipitation n’effraie Knerkes et ne l’amène à tenter un geste désespéré. Les deux Français marchaient avec détermination, le pistolet au poing.
Relmyer demanda à Knerkes :
— Pourquoi ces mutilations en forme de sourire ?
Knerkes ne répondit pas car il voyait que son silence déstabilisait son adversaire.
— Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? s’obstinait Relmyer.
Knerkes avait compris qu’il ne risquait pas de l’emporter sur Relmyer dans un corps-à-corps. Il attaqua donc instinctivement celui-ci au niveau de son point faible : l’esprit.
— Tu ne peux pas me tuer, annonça-t-il d’une voix débordant d’assurance. C’est toi qui es mon prisonnier, mon petit Lukas.
Relmyer eut l’impression que quelque chose s’écroulait en lui. Il se retrouvait dans une situation semblable à celle qu’il avait vécue autrefois, or voilà que le passé dévorait le présent ! En dépit de son âge, de son uniforme de lieutenant des hussards et de son sabre redoutable, Relmyer se sentit frêle et sans défense, pareil à un adolescent affaibli.
Il fixa les gouttes de sang qui se faufilaient entre les doigts joints de Knerkes. Il se répétait qu’il connaissait plus de cinquante attaques différentes qui pouvaient terrasser cet homme de manière fulgurante. Mais Knerkes arborait la même expression dominatrice que lorsqu’il les avait menacés avec son arme, Franz et lui.
— Tu n’as pas changé, ajouta Knerkes. Rien n’a changé.
Sur quoi, avec l’audace stupéfiante de celui qui n’a plus rien à perdre, il tourna le dos à Relmyer, libéra son cheval et l’enfourcha. Relmyer demeura pétrifié. Margont se mit à courir.
— Il s’enfuit ! hurla Lefine.
Au moment où Knerkes lançait sa jument au galop, Lefine fit feu, mais rata sa cible. La détonation tira Relmyer de sa torpeur. Tous les trois se ruèrent sur leurs chevaux, qu’ils avaient dissimulés assez loin pour éviter que la monture de Knerkes ne sente leur présence et ne se mette à hennir. Ni Margont ni Lefine ne firent de reproches à Relmyer. Celui-ci était plus désemparé que jamais. Mais, à chaque pas, il se ressaisissait un peu plus. Le duelliste en lui, comme le hussard, l’exhortait à contre-attaquer. Il fut le premier en selle.
Knerkes avait pris de l’avance. Sa silhouette noire se déplaçait à toute allure dans les plaines. Il se dirigeait vers l’ouest, vers le Danube. Il voulait semer ses poursuivants dans le labyrinthe marécageux du fleuve. Relmyer dépassa Margont et Lefine. Son cheval, en harmonie avec son maître, avait compris que Relmyer désirait par-dessus tout rattraper ce fugitif. Cette jument déployait donc une énergie peu commune. Bientôt apparut la longue bande bleue du Danube que le foisonnement des bois dissimulait par endroits.
Knerkes atteignait les premiers arbres. Relmyer rengaina son sabre et empoigna l’un de ses pistolets d’arçon. Bien qu’en plein galop, il visa soigneusement la monture de Knerkes. Le coup atteignit la croupe de la jument. Un excellent tir à la hauteur de la réputation des hussards. Knerkes pressait sa bête, mais celle-ci trottait maintenant avec peine, ses pattes arrière s’affaissant régulièrement. Knerkes prit son second pistolet d’arçon, mais sa main, affaiblie par la blessure, faillit le lâcher. Il le saisit donc de la main gauche. Relmyer fit feu avec sa deuxième arme et blessa une nouvelle fois la monture de Knerkes. Cette fois, la jument s’immobilisa. Knerkes eut juste le temps de mettre pied à terre avant qu’elle ne s’effondre sur elle-même. Il se mit à courir entre les arbres et les fourrés. Son plan avait échoué. Il ne risquait plus de semer ses adversaires. Il pouvait se cacher et tenter de les tuer les uns après les autres. Mais quelles étaient ses chances de succès ? Il ne voyait plus qu’une seule issue possible.
Relmyer arrêta son cheval et poursuivit à pied dans les bois. Autrement, il aurait offert une cible facile. Il cheminait prudemment, son sabre à la main, scrutant chaque cachette possible. La végétation, dense, l’enveloppait d’une gangue verte oppressante. La piste était aisée à suivre : il repérait des gouttes de sang sur l’herbe. Margont le rejoignit, armé d’un pistolet et d’une épée. Lorsque les deux hommes aperçurent à nouveau Knerkes, celui-ci avançait dans le Danube. Il avait déjà de l’eau jusqu’à la poitrine, or le courant était assez fort, grossi par la fonte des neiges. Margont le visa.
— Lâchez votre pistolet ! ordonna-t-il.
Knerkes leva la main gauche et laissa ostensiblement tomber son arme qui coula à pic. Il n’en avait plus besoin. Il souriait. Il continuait à progresser dans le fleuve. Le courant commença à l’emporter.
— Il nous échappe ! s’écria Relmyer. Tirez !
Margont ne parvenait pas à s’y résoudre.
— Il est désarmé, ce serait un meurtre... répondit-il. Suivons-le en longeant le Danube.
— S’il sait nager, il prendra pied sur un îlot et nous perdrons sa trace ! Tirez ! Tant pis pour le procès, tirez !
Margont menaçait toujours Knerkes qui s’éloignait de plus en plus. Relmyer se jetta sur l’arme de Margont et s’en empara. Celui-ci voulut la récupérer, mais Relmyer le piqua de son sabre, exactement comme il avait blessé Knerkes. Margont fixait sans y croire son poignet ensanglanté et douloureux.
— Ne m’obligez pas à vous tuer, avertit Relmyer. J’en serais infiniment peiné, mais je le ferais.
Margont s’immobilisa. Relmyer visa à son tour Knerkes. Ce dernier n’était plus qu’une tête qui s’éloignait dans les flots. Il riait de voir ses poursuivants s’entre-déchirer. Inévitablement, Relmyer allait lui tirer dessus. C’était l’ultime épreuve à surmonter. Après, le courant le placerait hors d’atteinte. Pour décontenancer Relmyer, il lança :
— À une prochaine fois, mon petit Lukas !
La balle lui fracassa le crâne.