CHAPITRE XVII

Les jours passaient ; la routine militaire s’installait. On en aurait « presque » oublié que l’on mourrait sous peu par milliers... Lefine, adossé à un marronnier, contemplait le bras du Danube qui séparait l’île de Lobau des Autrichiens. Il aimait bien s’isoler, au calme. Donc loin de Margont, dont l’activité permanente usait parfois l’entourage. Justement, celui-ci arrivait. Lefine se maudit de ne pas s’être éloigné plus encore du régiment. Il anticipa ses commentaires.

— Laissez-moi deviner : votre enquête n’avance plus, alors vous tournez en rond. L’Empereur est partout à la fois, l’armée se démène en accomplissant mille travaux, les Autrichiens se retranchent au-delà d’Aspern et d’Essling... Pourquoi tant d’agitation ? Regardez là-bas, de l’autre côté du Danube : est-ce que tout n’y est pas identique à ce côté-ci ? Pourquoi ne pas nous arrêter là ? Une moitié du monde pour Napoléon, l’autre moitié pour les Autrichiens. On leur laisse la Russie, les Indes, la Chine, le Japon et tout ce qu’ils trouveront au-delà, s’il existe encore quelque chose...

Lefine écarta les bras pour ponctuer l’évidence de sa conception.

— Le monde est une grosse poire : on la coupe en deux, équitablement.

— Au lieu de raconter n’importe quoi, tu pourrais réfléchir à notre enquête. Toi qui as toujours des idées...

— Oh, oui, j’y ai réfléchi, figurez-vous ! J’ai même identifié un suspect.

— Comment ? Qui cela ?

— Relmyer. Si on envisage que c’est lui l’assassin, tout s’explique. Il a entraîné sans mal Franz dans cette vieille ferme abandonnée parce qu’ils étaient amis. Là, il a tué Franz pour une raison ou pour une autre : vengeance, jalousie, désirs contre nature ou goût du sang. Ensuite, il a inventé cette histoire du « méchant inconnu » pour brouiller les pistes. Voilà pourquoi l’homme que nous traquons laisse aussi peu de traces qu’un fantôme : parce que c’est bel et bien un fantôme qui n’existe que dans votre tête.

Margont s’apercevait bien que Lefïne avait cessé de croire à cette théorie. Néanmoins, celui-ci s’obstinait à l’exposer comme si elle avait été vraie, car il voyait que cela mettait son ami particulièrement mal à l’aise. Étant soumis aux ordres de Margont, il aimait bien, de temps en temps, inverser les rôles... Il poursuivit avec une aisance d’autant plus grande que Margont blêmissait.

— À peine Relmyer est-il de retour qu’un nouveau crime est commis. Aucune coïncidence. Relmyer voulait faire à Wilhelm – qu’il connaissait ! – ce qu’il avait fait à Franz. Mais il a été surpris par une patrouille qu’il a semée sans mal puisqu’il a vécu dans la région. Quant à ces orphelins morts à Austerlitz, ils sont effectivement morts à Austerlitz. On y a participé tous les deux, à cette bataille, non ? Vous avez oublié tous ces tués et ces blessés qui jonchaient le sol ? Vous êtes amoureux de Luise et vous mélangez l’histoire de votre enfance avec la sienne et celle de Relmyer. Alors Relmyer vous manipule. Vous cherchez partout un assassin qui se trouve en fait juste à côté de vous et qui doit bien rire sous cape. Parfois, c’est celui qui crie le plus fort qui a le plus à taire.

Margont fut si ébranlé qu’il vint s’adosser à un arbre.

— Comment peux-tu imaginer des horreurs pareilles ?

— Je n’imagine rien. J’ouvre les yeux et j’observe l’humanité. Pendant que vous vous torturiez l’esprit avec vos hypothèses, j’ai mené mon enquête pour vérifier les miennes. Relmyer n’a pas assassiné Wilhelm : il se trouvait avec ses hussards quand les sentinelles ont aperçu les deux silhouettes sur l’îlot. Par ailleurs, si Relmyer avait tué Franz, il se serait débrouillé pour nous tenir à distance de cette histoire.

Margont écarquilla les yeux.

— Tu as vraiment cru que Relmyer aurait pu...

— Bien sûr.

Lefïne était capable d’évoquer les pires abominations avec une résignation fataliste tandis que Margont s’obstinait à ignorer cette facette du monde.

— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de cela ?

— Parce que vous auriez refusé de m’entendre. Donc, effectivement, je n’ai rien à proposer. Mais j’ai éliminé un suspect potentiel.

En dépit de son désaccord, Margont reconnaissait que Lefine avait raison sur un point : il mélangeait son histoire personnelle avec celles de Luise et de Relmyer. Il se souvenait de façon encore aiguë de ces années où il était enfermé dans l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert. Pire que la privation de liberté – qui avait déjà généré une souffrance extrême –, il y avait eu cette pression exercée sur lui pour l’obliger à devenir un moine, c’est-à-dire, somme toute, quelqu’un d’autre que lui-même. À l’époque, sa famille avait estimé que, ce qui comptait, c’était ce qu’elle désirait, elle, et non ce que Margont souhaitait. C’était l’une des raisons fondamentales qui avaient fait que, par la suite, il était devenu un fervent partisan de la cause républicaine. Parce que la Révolution renforçait considérablement les droits de l’individu. Exister en étant lui-même, c’était finalement tout ce qu’il demandait. N’était-ce pas aussi ce que réclamaient Luise et Relmyer ? Mais, pour ce faire, eux devaient d’abord retrouver un homme.

Dans son esprit, ses souvenirs d’enfance évoquaient un monstre. Une sorte d’énorme créature occupant encore aujourd’hui trop de place, obèse à force de s’être gavée de sombres émotions : rage, tristesse, abandon, haine, désarroi... Margont savait qu’il ne parviendrait jamais à la terrasser définitivement. Mais il voulait la mater, lui passer une bride et l’attacher quelque part, comme on le fait d’un cheval retors qui, une fois placé dans son enclos, ne risque plus de blesser quelqu’un. On ne changeait pas son passé, mais on pouvait modifier le regard que l’on portait sur lui. Si Margont parvenait à aider Luise et Relmyer à triompher de leur histoire, il se renforcerait tandis que sa propre bête irait se réfugier dans un coin de son âme. C’était du moins ce qu’il espérait. Voilà l’une des raisons pour lesquelles les victimes secouraient les victimes.

Lefine avait raison sur deux points, en fait. Margont était amoureux de Luise. Cependant, quelque chose l’empêchait d’avancer plus encore vers elle, de tenter de la séduire : leurs passés respectifs et celui de Relmyer. Entre Margont et elle se tenaient les trois monstres qu’il combattait.

Lefine s’approcha du rivage, intrigué.

— Qu’est-ce que c’est que ce poisson ?

Sur l’eau glissait un bateau équipé de trois canons légers et manoeuvré par une vingtaine de rameurs.

— L’Empereur a décidé de faire construire une flottille pour patrouiller sur le fleuve et harceler les postes d’observation ennemis, répondit Margont. Il utilise aussi des embarcations pour intercepter ce qui flotte et qui pourrait abîmer les ponts. Il a garni je ne sais combien d’îles de soldats et de batteries, même celles situées au niveau de Vienne. Du coup, plus personne ne peut dire où il fera surgir son armée pour la bataille générale. Il fait accourir des renforts qu’il prélève dans tout l’Empire, il enchaîne les revues... Il est incroyablement actif alors que les Autrichiens attendent.

— Ils n’attendent pas, ils se retranchent ! précisa Lefine, qui prônait la guerre défensive, car celle-ci était souvent bien moins meurtrière pour les défenseurs que pour les assaillants.

— L’armée d’Italie du prince Eugène va affronter une nouvelle fois les Autrichiens de l’archiduc Jean. Si Eugène l’emportait, il viendrait nous renforcer et Napoléon lancerait probablement son offensive. La situation évolue sans cesse, le temps presse et nous, nous nous tenons là, avachis sous le soleil, sans idées ! Nous sommes déjà le 8 juin !

— Allez donc fouiller les archives avec Relmyer !

— Cela n’aboutira jamais. De toute façon, je lis mal l’autrichien, alors tenter de déchiffrer ces pattes de mouche qui parlent de je ne sais quoi...

Quatre hussards apparurent au détour d’un bosquet : un adjudant du 9e, deux cavaliers de la compagnie d’élite du T et un jeune sabreur du 5e. La variété de leurs uniformes composait des chatoiements de couleurs animés par le pas coulant de leurs chevaux. On aurait dit d’étranges oiseaux alliant la vivacité du plumage des rouges-gorges au tempérament des rapaces.

Ces hommes s’approchèrent de Margont. Le soleil jouait sur leurs brandebourgs dorés.

— Seriez-vous par hasard le capitaine Margont ? interrogea fort courtoisement – trop courtoisement – l’adjudant.

Ses lèvres rosées et sa moustache aux pointes enroulées sur elles-mêmes lui conféraient un air ridicule. Mais attention ! L’esquisse d’un sourire et vous vous retrouviez avec une provocation en duel.

— C’est exact. À qui ai-je l’honneur ?

— Adjudant Grendet. Voici le maréchal des logis-chefCauchoit, le trompette Sibot et le hussard Lasse.

Le visage du maréchal des logis-chef était balafré au possible. Le parchemin de sa peau tenait heu de manuel d’escrime. Et de sabre, en effet, pour lui, il n’était question que de cela. Il en possédait deux, l’un particulièrement recourbé, à la mamelouk, et l’autre presque droit. Il détailla l’épée de Margont et eut un rictus de mépris. L’adjudant poursuivit son discours. Son ton était si onctueux que l’on s’attendait à le voir régurgiter accidentellement du miel.

— Voici plusieurs jours que nous cherchons le lieutenant Relmyer, du 8e hussards. On l’appelle aussi parfois la Guêpe ou le petit lieutenant, à cause de son jeune âge et de son visage juvénile. Mais vous voyez certainement de qui je veux parler... Par une grande malchance, celui-ci ne se trouve jamais dans son régiment. En revanche, on m’apprend que vous le connaissez. Sauriez-vous où nous pourrions le trouver ?

Margont mentit fort bien. Il pouvait remercier Lefïne pour ses conseils sur les méthodes à suivre.

— Je ne connais ce Relmyer que depuis quelques jours et j’ignore où il a pu passer. Puis-je savoir pourquoi vous le cherchez ?

— Comme c’est fâcheux ! s’attrista l’adjudant. Nous serions si heureux de nous entretenir avec lui !

À ces mots, le trompette éclata de rire.

— L’entretenir de... ? insista Margont.

— Eh bien, voyez-vous, capitaine, ce Relmyer a blessé le lieutenant Piquebois. Pourtant, le lieutenant Piquebois est une bien belle lame. Alors, nous nous demandions si ce Relmyer consentirait à nous exposer sa technique...

Margont sentit la colère monter en lui.

— Vous voulez proposer quatre duels au lieutenant Relmyer ?

L’adjudant haussa les épaules pour manifester son dépit. Il n’était pas étonné. Il avait toujours considéré que les gens à pied et ceux à cheval n’évoluaient pas dans le même monde.

— Nous ne nous battons pas en duel, monsieur l’officier d’infanterie, nous faisons de l’art ! Fort bien, nous nous en allons. Transmettez à votre ami Relmyer que nous le cherchons. Il nous trouvera sans peine dans nos régiments respectifs. Précisez-lui que, concernant l’enchaînement de nos rencontres, je lui serais terriblement obligé de respecter l’ordre hiérarchique. Du plus au moins gradé, cela va sans dire.

Le maréchal des logis-chef fut le dernier à tourner bride. Juste avant de le faire, il lança :

— Dites bonjour à Antoine Piquebois de ma part.

Son index glissa le long de l’une de ses cicatrices, qui barrait en diagonale le damier de ses stigmates. Margont se souvint soudain de lui. En 1804, Piquebois, alors hussard, l’avait foudroyé d’un coup de sabre. Officiellement, il s’agissait d’un accident d’entraînement...

Lorsque les hussards eurent disparu, Lefine annonça :

— Je vais faire en sorte de ne pas trop m’attacher à Relmyer. Comme ça, j’aurai moins de peine quand on l’enterrera, dans une ou deux semaines... Car, même s’il parvient à trucider ces quatre gaillards-là, d’autres suivront, et d’autres encore... Pour Antoine, cela s’est calmé après sa blessure à Austerlitz, parce qu’il a complètement changé depuis. Il n’est plus un bretteur prêt à se jeter sur le moindre défi. Sauf quand il rencontre Relmyer ! Mais Relmyer, lui, fait tout pour attirer cette calamité que sont les duellistes !

— Il n’agit pas ainsi volontairement. Il n’a qu’une seule idée en tête : retrouver celui qu’il cherche. Regarde le peu de cas qu’il fait de Luise alors qu’il la considère comme sa soeur. Et cette fortune qu’il a dépensée pour pouvoir examiner les archives du Kriegsministerium. Combien de projets aurait-il pu réaliser avec cet argent ? Non, il attire la mort à lui sans même s’en rendre compte.

Ces paroles agaçaient Lefine.

— Le problème, c’est que la Mort est aveugle, déclara-t-il. Elle tourne autour de Relmyer, mais elle peut finir par nous tomber dessus par erreur !

— Relmyer est enchaîné à son histoire. Il ne commencera réellement à vivre que lorsqu’il aura rompu ce lien.

— Il y a d’autres façons de se débarrasser d’une corde que de tirer dessus jusqu’à faire venir à soi le dogue qui est attaché au bout.

— Lui ne connaît que celle-là.

— Tiens, à propos de chien...

Pagin se précipitait vers eux au galop. Comme il estimait qu’il n’allait pas assez vite – le monde tournait décidément trop lentement à son goût –, il gesticulait. On aurait certes gagné du temps si l’on avait compris ce que signifiait son bras remuant en tous sens. Il arrêta brutalement son cheval en nage, le faisant hennir.

— Mon capitaine, sergent : le lieutenant Relmyer vous fait dire qu’il a trouvé ce qu’il cherchait au sujet des registres. Il va se rendre chez la personne concernée. Si vous désirez vous joindre à lui, il vous faut me suivre immédiatement.

Загрузка...