CHAPITRE VI

Relmyer était accompagné de trois de ses hussards. Pagin, qui avait battu la campagne avant de finir par retrouver le corps de Wilhelm, semblait avoir oublié ce visage mutilé. Son sang, chauffé par les flammes de la jeunesse, bouillonnait dans ses veines. Cette ardeur se communiquait à sa jument qu’un rien jetait dans une cavalcade. Même la chaleur ne le calmait pas en dépit des coulées de sueur qu’elle traçait sur les visages.

— Comment avez-vous appris la disparition de cet adolescent ? interrogea Margont.

Relmyer plissa les lèvres. Il s’en voulait.

— Dès notre venue dans la région de Vienne, j’ai fait discrètement surveiller mon ancien orphelinat. C’était facile à organiser pour moi.

Effectivement, les hussards étaient en permanence déployés un peu partout. Ces cavaliers, observateurs et débrouillards, constituaient les yeux et les oreilles de l’armée.

— Je ne savais pas exactement ce que j’en attendais. Je voulais avoir des nouvelles de l’orphelinat. Existait-il encore ? Qui y travaillait ? J’avais la sensation d’une menace latente, mais je ressens cela depuis des années, depuis ce qui m’est arrivé. Lorsque j’ai appris que l’un des pensionnaires avait disparu et que c’était Wilhelm, j’ai tout de suite pensé que tout recommençait. Je n’avais aucune preuve, bien sûr, mais c’était ma conviction. J’ai toujours cru que l’assassin de Franz récidiverait un jour. Pourquoi ne l’aurait-il pas fait ? J’ai donné l’ordre de chercher Wilhelm, d’interroger les gens... J’essayais de me persuader qu’il s’agissait seulement d’une fugue.

— Pour quel motif a-t-il quitté son établissement ?

— Il est sorti en cachette, la nuit même de sa mort. Ses amis ignorent où il voulait aller, mais il avait emporté ses maigres affaires. Il était parti pour de bon. C’est une coïncidence bien étonnante : à peine suis-je de retour qu’un nouveau meurtre est commis...

— Je ne crois pas aux coïncidences, affirma Margont.

— Moi non plus.

— Donc quel est le lien entre ces deux événements ?

— Je ne peux pas encore répondre à cette question et pourtant, je me la pose sans relâche.

— Nous devrions essayer de rencontrer les personnes qui ont enquêté sur la mort de Franz.

Relmyer serra les dents pour contenir les flots de critiques qui menaçaient de jaillir de lui. La moindre allusion à la police viennoise lui donnait envie de frapper les arbres, les maisons, le monde. Il répondit au bout de quelques secondes seulement.

— J’y ai déjà songé. Bien qu’il m’en ait coûté, j’ai fait l’effort de tenter de revoir ces sinistres incompétents. En vain. L’un est mort l’an dernier d’une fluxion de poitrine. Deux autres ont rejoint les volontaires viennois et ont intégré l’armée de l’archiduc Charles. Le dernier s’est enfui avant l’arrivée de nos troupes. Pour couronner le tout, les policiers qui ont évacué la capitale ont emporté une bonne partie de leurs archives avec eux...

Relmyer releva le menton et fixa Margont d’un regard pétillant. Régulièrement, il se forçait à paraître joyeux et le devenait même parfois. Il ajouta, changeant de sujet :

— J’aime votre façon de dire les choses. Très claire, très mathématique.

— Vraiment ? « Mathématique » ?

Jamais Margont n’avait entendu pareil compliment.

— Vous aimez les mathématiques ? s’enquit Relmyer.

— Sans excès.

— Quel grand dommage ! Les mathématiques sont au coeur du monde, elles sont l’essence même des choses. Elles peuvent traduire la totalité de ce qui nous entoure dans un langage ramené à sa plus simple expression.

— Mais encore ?

— La trajectoire d’un boulet, la voûte d’une cathédrale, la solidité d’un pont, la vitesse de déplacement d’une armée, un enchaînement d’assauts à l’escrime...

— Et tout cela, c’est le monde ? L’amour, l’amitié, la littérature ? Aussi des chiffres ?

— Pas encore. Mais un jour, certainement.

Margont n’aimait pas ce point de vue et voulait répliquer, mais Lefine eut une phrase pour le consoler :

— Ne vous inquiétez pas, mon capitaine, nous ne connaîtrons jamais cette triste époque : la guerre nous aura tous tués depuis longtemps.

Le groupe s’arrêta au bord du Danube et les chevaux s’empressèrent de s’y abreuver. Dans leur dos, des troupes françaises et alliées gagnaient leurs quartiers. Ces masses extravagantes, démesurées, surmontées d’une forêt de fusils, se mouvaient lentement dans les plaines. Le bruit de leur déplacement, martèlement sourd des milliers de pas et cliquetis des objets et des armes, avait quelque chose de féroce. Des messagers passaient et repassaient au galop. Trois lignes pratiquement illisibles, griffonnées par un aide de camp tentant désespérément de consigner les ordres dictés à toute allure par Napoléon, pouvaient stopper net la marche de ces mille-pattes titanesques avant de leur faire prendre un virage pour les expédier dans une autre direction.

— Observez donc toutes ces îles, déclara Relmyer.

Le cours majestueux du Danube était en effet encombré d’un nombre étonnant de petites îles. Celles-ci étaient boisées, marécageuses, couvertes de hautes herbes... De visu, on ne pouvait se forger une idée claire de leur topographie.

— Même en ne prenant en compte que la portion du Danube qui s’étend du nord de Vienne au sud de Lobau – l’île la plus importante –, on en compte des centaines qui composent un véritable labyrinthe. Les courants leur donnent naissance ou les anéantissent, selon leurs caprices. J’ignore pourquoi Wilhelm et celui que nous recherchons se trouvaient ici. Mais je sais une chose : si vous connaissez bien les lieux, vous parviendrez aisément à vous enfuir, quand bien même cinquante soldats vous traqueraient.

— Sur laquelle de ces îles se trouvaient-ils ?

Relmyer chercha Pagin du regard. Celui-ci inspectait le fleuve, son cheval immergé jusqu’au poitrail. Il s’imaginait cavalcadant au-devant de l’Empereur pour annoncer que lui, hussard Pagin du 1er escadron du 8e hussards, avait découvert un gué ! Fini le casse-tête des ponts qui s’effondraient ! Malheureusement, d’autres avaient cherché avant lui et, sous peu, on allait le voir agiter les bras, emporté par le courant. Ces temps-ci, le Danube avait toujours le dernier mot. Relmyer lui fît signe et Pagin revint au galop. La question le désola. Il aurait tellement voulu satisfaire ces deux officiers...

— Impossible de le savoir, mon lieutenant. Je n’ai interrogé que des témoins indirects et les gens se contredisaient mutuellement... C’était par ici, non loin de Vienne, durant la nuit du 19 au 20 mai. La patrouille suivait le rivage, elle a entendu du bruit et a aperçu deux silhouettes sur l’un des îlots. Elle a lancé des sommations puis elle a tiré... Le temps de dégotter une barque, l’autre compère avait disparu.

— L’adolescent était-il mouillé ?

— Trempé.

Relmyer caressait l’encolure de son cheval, pensif.

— Ils ont dû vouloir traverser à la nage. Sur plusieurs lieues, les ponts ont été détruits par les Autrichiens en retraite et l’archiduc Charles a fait saboter la majorité des embarcations.

Margont laissait glisser son regard sur la surface de l’eau, débusquant les frémissements qui accrochaient les rayons du soleil.

— Les courants rendent la traversée du Danube dangereuse. Ils ont dû agir de nuit, de peur d’être repérés par des sentinelles. Qui plus est, notre homme était armé d’un pistolet qu’il a su maintenir au sec, probablement en le coinçant sous un chapeau. Et il a pu utiliser à son profit cet enchevêtrement d’îlots pour s’enfuir. Sauriez-vous faire la même chose ?

Relmyer secoua la tête.

— Je ne crois pas.

— Donc il connaît les environs encore mieux que vous. Comment a-t-il rencontré Wilhelm ? Comment a-t-il fait pour le contraindre à venir jusqu’ici ? Où allaient-ils ? Dans quel but ? Cela fait beaucoup de questions.

Relmyer émit un ricanement triste qui avait le goût salé des larmes.

— Beaucoup de questions ? Mais je n’ai que ça, moi, des questions ! Qui est cet homme ? Pourquoi mutile-t-il ses victimes ? Jusqu’à quand va-t-il continuer à tuer ? Comment faire pour l’arrêter ?

Ils gaspillèrent un long moment à tenter de retrouver l’endroit exact où Wilhelm avait été assassiné. On chercha d’abord une barque, mais celles qui avaient échappé aux Autrichiens avaient été réquisitionnées par les Français. Il fut impossible d’empêcher Pagin de se précipiter dans les eaux, droit sur sa monture. Le courant l’emporta et son cheval se mit à remuer vivement la tête, à la recherche de la terre ferme. La bête parvint enfin à atteindre un îlot qui n’était pas celui que désirait Pagin. Le hussard, malgré sa bonne volonté, ne put explorer qu’une demi-douzaine d’îles.

— Nous cherchons une aiguille dans une botte de foin, s’énerva finalement Margont.

— Même le régiment entier n’y suffirait pas, admit Relmyer.

Pagin regagna péniblement la rive, épuisé et trempé, et livra ses conclusions :

— L’homme connaissait bien les lieux.

Lefîne serrait les dents.

— On le savait déjà avant d’y passer trois heures.

Margont se tourna vers Relmyer.

— Si vous nous montriez cette cave où vous avez été enfermé ?

— La journée est trop avancée, il est déjà tard...

Tard ? Il était midi. Relmyer voulait retourner là-bas tout autant qu’il avait envie de ne jamais y remettre les pieds.

— Bien. Allons-y, concéda-t-il de mauvaise grâce.

Ils remontèrent vers le nord-ouest, longeant le Danube. Puis ils contournèrent Vienne par le nord, cette ville admirable que ni Lefine ni Margont n’avaient pu visiter lors de la campagne de 1805. Excepté Relmyer, tous les cavaliers tendaient la tête dans sa direction, avides d’en saisir le moindre détail, même de loin. Ils perdirent du temps en raison d’un encombrement de troupes. Des bataillons s’étaient mêlés les uns aux autres après avoir voulu dépasser une accumulation de fourgons à munitions. Des chasseurs à cheval de la Garde, arrivant à leur tour, avaient décidé de couper au plus court en traversant les amoncellements d’infanterie. Mauvaise idée. Ce tohu-bohu retentissait de cris, de menaces et d’injonctions. Derrière ce chaos, la volonté de Napoléon se profilait. Lefine se pencha vers Margont.

— L’Empereur dispose ses troupes de façon à faire face à l’armée autrichienne tout en tenant fermement Vienne dans sa main. Cela calmera les ardeurs de ceux qui voudraient se soulever pour faire du grabuge dans notre dos.

Comme chaque soldat français, Lefine avait encore le souvenir des cloches viennoises fêtant la demi-victoire autrichienne d’Essling.

Enfin, la voie fut libre et, au trot, ils atteignirent rapidement la forêt. Celle-ci était plus vaste et plus dense que Margot ne l’aurait cru. La luminosité chuta brutalement, ainsi que la chaleur, qui devint moins pénible. Les hussards se déployèrent à quelques pas les uns des autres. Ils se tenaient sur le qui-vive, le sabre ou le mousqueton à la main. Lefine et Margont étaient mal à l’aise. On dépassait un arbre mort qui révélait des buissons invisibles l’instant précédent. Un groupe d’arbustes frémissait, mais était-ce uniquement du fait du vent ? Les troncs vous barraient la vue. S’il y avait un danger quelque part, vous le découvririez forcément trop tard.

— C’est encore loin, mon lieutenant ? demanda Lefine.

Relmyer ne répondit pas, perdu dans ses souvenirs. Une vieille leçon d’histoire revint à la mémoire de Margont. Que disait-elle déjà ? Peu après Jésus-Christ, le Germain Arminius, chef des Chérusques, anéantit trois légions romaines qui avaient commis l’imprudence de traverser la forêt de Teutobourg pour gagner du temps. Margont vint se placer au niveau de Relmyer.

— J’espère que nous n’allons pas nous attarder.

— Non.

— Pouvez-vous me décrire celui que nous recherchons ?

Les ombres irrégulières des feuillages défilaient lentement sur les traits tourmentés de Relmyer.

— J’ai envie de vous dire qu’il était grand, mais c’est moi qui étais plus petit à l’époque. Des vêtements sans particularités, ni de riche, ni de pauvre. Ses cheveux ? Châtains.

— Son visage ?

Cette question agaça Relmyer.

— Bien sûr, son visage ! C’est que je le vois, mais je ne peux pas le décrire. Comme une écharde parfaitement visible sous la peau, mais inextirpable. Je ne l’ai aperçu que brièvement ; il nous a ensuite obligés à lui tourner le dos. C’était il y a si longtemps... Tout est à la fois clair et flou. Il avait trente-cinq ans ou un peu moins... Des sourcils marqués. Pas de moustache ni de barbe. Des yeux bleus.

— Sauriez-vous le reconnaître ?

— Très probablement. Enfin, je pense...

— Et lui, vous reconnaîtrait-il ? Avez-vous beaucoup changé ?

— Oh, oui, j’ai changé ! Aujourd’hui, je sais me battre.

En fait la réponse s’imposait d’elle-même : Relmyer possédait des traits encore juvéniles...

— Mettons cela de côté pour l’instant. Que pouvez-vous dire de ses mains ?

— Ses mains ? Il en avait deux, chacune avec cinq doigts. Couleur chair. Êtes-vous plus avancé ?

— Vous avez forcément vu ses mains, au moins celle qui brandissait l’arme. Droitier ou gaucher ?

— Droitier, j’en suis sûr.

— Celui que nous recherchons connaît bien cette forêt, d’après ce que vous m’avez raconté. Avait-il des mains calleuses de bûcheron ?

Relmyer s’illumina.

— Non, pas du tout ! Des mains fines aux ongles propres.

— Vous êtes certain de vous souvenir d’un tel détail ?

— Je ne m’en souviens pas, je les vois.

— Il ne gagne donc pas sa vie à la force de ses bras.

Au bout d’un moment, Relmyer s’arrêta.

— C’est par ici qu’il nous a surpris. J’aurais du mal à préciser exactement où.

Il accomplissait des efforts pour surmonter sa tension.

— Par là, maintenant, ajouta-t-il en forçant un rideau de branchages.

Ils abandonnèrent le sentier qui les avait guidés jusqu’à présent. Le jeu des verts et des ombres devint plus fourni encore. Les chevaux, gênés par les buissons et les branches, progressaient péniblement.

— Nous avons dépassé Vienne depuis longtemps. Il me semble que vous vous trouviez bien loin de votre orphelinat... remarqua Margont.

— À l’époque, j’aimais m’en éloigner le plus possible. Il m’est même arrivé de m’en aller avec l’idée de ne jamais revenir. Comme si j’avais pu laisser mes problèmes et mes peines là-bas. Comme si tout était de leur faute. Mais soit je revenais de mon plein gré, soit les policiers ou des gens me ramenaient...

Ils poursuivirent leur chemin en silence. Les oiseaux chantaient à tue-tête, pas intimidés le moins du monde par la présence de ces cavaliers.

— Nous arrivons, déclara finalement Relmyer.

Margont et Lefine écarquillaient les yeux sans rien distinguer de particulier. Troncs, feuillages, fourrés, arbustes...

Relmyer se courba sur sa monture, abasourdi. Pagin le rejoignit en trois bonds de cheval, le pistolet à la main. Les lieux avaient été incendiés. Les buissons, les lierres et les hautes herbes qui tapissaient cette clairière s’étaient embrasés sans mal. Les pans de murs, minés par les dégâts dus à l’âge et aux intempéries, s’étaient effondrés. Ils gisaient là, gravats noircis. Relmyer mit pied à terre en un éclair et se précipita vers la cave. Le toit de celle-ci s’était écroulé. Relmyer se figea devant ce spectacle, les bottes dans la cendre. Son dos frémissait, signe fort atténué des secousses qui l’agitaient intérieurement.

— Il est revenu et il a tout détruit.

Lefine et Margont mirent pied à terre à leur tour et s’approchèrent de lui.

— C’est une supposition, objecta Margont. Pourquoi aurait-il agi ainsi ? Pour...

Relmyer se rua sur Pagin en vociférant.

— La peste t’étouffe ! Je t’avais donné l’ordre de demeurer là en embuscade ! Je vais te faire jeter aux arrêts

Le jeune hussard pâlit, plus mort que vif.

— J’aurais bien voulu, mais c’était irréalisable, mon lieutenant... Pas tout seul. Plusieurs Français ont été assassinés par...

Relmyer fulminait contre l’impossible. Margont intervint.

— Si Pagin était resté ici, son cadavre calciné serait étendu au milieu des ruines. Ou vous en laissiez cinquante, ou vous n’en laissiez aucun. Or vous n’avez pas cinquante cavaliers sous vos ordres. Et même si vous les aviez eus, je doute que votre chef d’escadron vous aurait laissé faire.

— J’aurais dû rester moi-même, alors ! s’énerva Relmyer tout en avançant dans les décombres.

— Cela aurait fait de vous un déserteur. Vos hommes auraient été forcés de révéler l’endroit où vous étiez et...

Des débris carbonisés cédèrent sous le poids de Relmyer qui s’enfonça brutalement jusqu’à la taille. Il se débattit pour se dégager, soulevant des cendres et maculant son dolman et sa pelisse vert sombre de taches charbonneuses. Il prit conscience du pitoyable de sa situation, se calma et se dégagea. Margont s’accroupit près de lui.

— Regardez cette poutre, à côté de vous.

L’épaisse pièce de bois, rongée par le feu, s’était cassée en deux, mais ses extrémités étaient intactes.

— Les flammes l’ont attaquée par en dessous. Le dessus n’a pas brûlé. Il en est de même pour d’autres poutres. C’est très étonnant. Cela signifie que le feu qui a ravagé cette cave est venu de l’intérieur et non de l’extérieur. Y avait-il des matières combustibles là-dessous ?

— Non.

— Donc on a d’abord entreposé ici des branchages. Vous avez raison : cet incendie est lié à cette cave, donc à votre histoire. Il y a même eu deux feux, en fait. La trappe est située dans une pièce dont les pans de murs peuvent jouer le rôle de pare-feu. Le foyer allumé dans cette cave a détruit celle-ci, mais je vois mal des brindilles enflammées s’échapper de là, bondir par-dessus les murs et générer de nouveaux foyers. Donc on a allumé deux incendies, l’un à l’intérieur de cette cave et l’autre pour ravager les environs. Lorsque l’on arrive sur les lieux, on pense que des gens ont abandonné un feu de camp mal éteint. Le feu extérieur a pour but de dissimuler l’autre feu qui, lui, a anéanti d’éventuels indices.

— Il n’y avait pas d’indices. J’avais déjà tout examiné de fond en comble.

— Quand êtes-vous venu ?

Relmyer, couvert de charbon et de cendre, semblait plus appartenir à ces ruines qu’au monde des vivants.

— Le 13 mai. Nous repérions les lieux avant l’arrivée du gros des forces et j’en ai profité pour me rendre ici.

Pourquoi l’assassin serait-il retourné là ? Qui avait incendié les lieux et pourquoi ? Margont se noyait dans les conjectures. Relmyer s’approcha de l’issue qu’il avait dégagée autrefois. Le jouet qu’il y avait déposé avait fondu. Il ne restait de lui qu’une petite flaque d’étain solidifiée.

— Il y a un oiseau qui chante faux, déclara Lefïne.

Margont ne l’écoutait pas.

— Si celui que nous recherchons est bien le responsable de cet incendie, il est particulièrement méthodique. Il applique la tactique de la terre brûlée afin de laisser le moins d’indices possible derrière lui. Ses seules « traces », ce sont Franz, Wilhelm, les mutilations qu’il leur a infligées... et vous.

Lefine, figé, se tenait aux aguets.

— Un autre oiseau lui répond qui chante tout aussi mal. Mais écoutez donc !

Margont perçut une sorte de trille lointain qui semblait répliquer à un autre, nettement plus proche. Cela évoquait un chant d’oiseau, mais lequel exactement ? Lefine se rua en catastrophe sur son cheval.

— Les Autrichiens !

Un sifflement de merle retentit à proximité, en provenance d’une troisième direction. Les Français bondirent sur leurs selles. Une détonation éclata. Le cheval d’un hussard s’emballa, tournoyant sur lui-même en hennissant. Pagin voulut le secourir, mais une balle atteignit sa bête au poitrail. Celle-ci s’écroula, son mors venant heurter durement le sol caillouteux. Lefine tira au pistolet dans le fourré d’où était parti le coup. Les feuilles s’agitèrent, peut-être sous l’effet de la brise, peut-être parce qu’un corps s’écroulait derrière elles. D’autres trilles retentirent, plus longs et plus forts. Lefine approcha sa monture de Pagin et celui-ci sauta en croupe. De nouvelles détonations crépitèrent. Elles provenaient de tous les côtés et se mêlaient à leurs échos, si bien que les Français avaient l’impression d’être pris sous un déluge de balles.

— Ils nous encerclent ! cria Lefine, tassé sur lui-même avec Pagin agrippé à sa taille.

Les cavaliers s’engouffrèrent dans la forêt, martelant des talons les flancs de leurs chevaux. Les obstacles les ralentissaient. Margont crut apercevoir quelqu’un et donna un coup de pistolet dans un amas de fougères, sur sa gauche. En représailles, un coup de feu claqua sur sa droite et s’écrasa contre le tronc d’un pin, expédiant sur ses joues des gerbes de fragments d’écorce. Une pente légère aidait les chevaux. Margont, trop impatient, pressait sa jument. Celle-ci, effrayée et exaspérée, s’emmêla les pieds dans des branches mortes et se rattrapa en posant un sabot sur un tapis d’aiguilles desséchées. Le sabot glissa, la tête de la bête plongea et Margont faillit vider ses étriers et basculer en avant. Trois coups de feu crépitèrent encore, mais plus pour la forme que pour tuer. Les Français s’étaient suffisamment éloignés. Relmyer salua Lefine comme si celui-ci arborait des épaulettes de colonel.

— Sans vous, avec leurs maudits signaux, ils auraient parfait leur nasse et aucun de nous n’en aurait réchappé. Voulez-vous être incorporé dans les hussards ?

— J’ai eu mon soûl de cette vie-là pour aujourd’hui, mon lieutenant.

Les chevaux continuaient à dévaler la pente d’un trot pressé que les fourrés et les arbres ralentissaient constamment. Margont entendait à peine les Autrichiens clamer quelque chose.

— Ils appellent des renforts ?

Relmyer sourit.

— Non. Ils disent : Bienvenue en Autriche.

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