CHAPITRE V

Malgré une bonne nuit de sommeil, Margont se sentait encore fatigué. Sa blessure demeurait propre et la douleur s’était atténuée, passant de l’aigu mordant à une démangeaison. Jean-Quenin Brémond lui avait prescrit du repos, mais, bien entendu, Margont s’était levé aux aurores car il avait déjà mille projets pour la journée.

L’armée française, massée dans l’île de Lobau, pansait ses plaies. Margont rejoignit son régiment et fut heureux de constater que Lefine, Saber et Piquebois s’étaient tirés indemnes de l’effroyable boucherie que l’on appellerait désormais « la bataille d’Essling » ou « la bataille d’Aspern ». Aussitôt, il se mit à la recherche du 8e hussards, accompagné de Lefine.

— Je ne comprends rien à toute cette histoire ! bougonnait Lefine, les bras croisés comme un enfant buté.

Âgé de vingt-cinq ans seulement, Fernand Lefine possédait pourtant la débrouillardise des vieux singes. Il se montrait d’autant plus furieux que Margont l’avait interrompu en pleine « foire aux chevaux ». Il revendait illégalement à des cavaliers français une demi-douzaine de montures confisquées à des dragons autrichiens faits prisonniers. Prix dérisoires, superbe affaire pour les acheteurs, moins belle pour le vendeur à cause des intermédiaires et des complices, mais les petits ruisseaux font les grandes rivières. De plus, Margont s’était approprié l’une de « ses » bêtes. Si les honnêtes gens se mettaient à escroquer les voleurs, où allait le monde ?

— Je t’ai déjà tout raconté, répondit Margont.

En fait, Margont ne voulait pas avouer que cette Autrichienne qu’il connaissait à peine occupait une place importante dans ses pensées. Il avait donc menti sur ses motivations, prétendant qu’il avait offert son aide pour bénéficier de la vie mondaine viennoise.

— Il va y avoir à nouveau la guerre, Fernand, reprit-il. L’archiduc Charles aurait dû immédiatement attaquer Lobau après son demi-succès d’Essling. Notre Empereur : ou tu l’écrases et son armée tout entière avec lui, ou c’est lui qui te réduit en poussière. En matière de guerre, Napoléon n’accepte pas les justes milieux. Seulement, avant le prochain affrontement, il va y avoir de nombreux préparatifs. Donc nous voilà piégés ici pour plusieurs semaines. Soit nous passerons notre temps à jouer aux cartes dans cette île stupide, soit nous serons régulièrement invités à Vienne !

Vienne, Vienne, Vienne ! Margont ne cessait de penser à cette ville mythique. Lefine secoua la tête.

— Vous ne me dites pas tout, mon capitaine. C’est que je vous connais. On va encore se mêler d’une histoire qui ne nous concerne pas directement parce que vous avez la tête pleine d’idées sur l’humanisme !

Cela dit, Lefine pensait que son ami n’avait pas tort. Les ruines d’Aspern et d’Essling fumaient encore et, déjà, Napoléon avait jeté son armée dans une agitation frénétique. On entamait la construction d’un pont sur pilotis pour mieux relier Lobau à la rive ouest ; on installait des batteries partout, même sur les minuscules îlots voisins ; on défrichait pour aménager des routes ; on creusait et on clouait pour bâtir des bastions, des dépôts de vivres ou de munitions, une forge, des hôpitaux, des baraquements... L’armée française et ses alliés allemands s’installaient. Alors, effectivement, s’il y avait un moyen d’aller trinquer à Vienne plutôt que de piocher sous la chaleur dans cette fourmilière...

Margont, impatient comme toujours, entraînait Lefine à pas rapides au milieu des milliers de soldats. Un bon nombre, épuisés par les deux jours de combat, dormaient encore. Allongés à l’ombre des bois, leurs culottes blanches et leurs habits bleu foncé disparaissaient presque entièrement dans les hautes herbes vert tendre. Les coups de cognée claquaient comme des coups de feu affaiblis. Le bruit des scies emplissait l’air, tel le bourdonnement d’un essaim d’abeilles occupé à édifier sa nouvelle ruche.

Le 8e régiment de hussards se reposait dans la fraîcheur des bosquets après avoir chargé tant et plus les Autrichiens. Margont avisa trois hussards qui se passaient de l’un à l’autre une pipe au tuyau interminable.

— Pourriez-vous m’indiquer où se trouve le lieutenant Relmyer ?

Un maréchal des logis-chef attrapa l’une de ses petites tresses pour la tortiller. Son dolman vert était éclaboussé de sang séché.

— Pourquoi vous voulez le voir, notre lieutenant, mon capitaine ? Si c’est pour lui dire quelque chose, on lui transmettra.

— Je tiens à le rencontrer personnellement.

— On lui dira vot’message sans rien oublier, pour sûr, renchérit un autre cavalier.

— Allez-vous finir par me dire où est le lieutenant Relmyer ? s’énerva Margont.

Le maréchal des logis-chef bomba le torse. Il était coq et voilà qu’un gros volatile venait piailler dans sa basse-cour. Cet oiseau d’infanterie avait de la chance d’arborer une épaulette d’officier, autrement il aurait pris un coup de bec.

— Mon capitaine, quand le lieutenant Relmyer était maréchal des logis-chef, son lieutenant lui a crié après pour une histoire d’uniforme non réglementaire. Le ton a monté. Relmyer a insulté son lieutenant qui l’a provoqué en duel ou vice versa et tchac ! Le lieutenant à terre, l’épaule fendue. Maintenant, ce pauvre bougre a un bras mort qui pendouille et il sert dans le train des équipages. Il compte les charrettes...

Le sous-officier avait prononcé ces derniers mots avec tristesse. Pour lui, il valait mille fois mieux être un hussard – même mort – qu’un « bureaucrate de l’intendance ».

Margont écarquilla les yeux.

— Relmyer a blessé son officier ? On l’a jeté aux arrêts, au moins ?

— Le capitaine Lidoine voulait le faire fusiller, mais le chef d’escadron Batichut l’a promu lieutenant à la place du lieutenant. Vous comprenez maintenant pourquoi on n’est pas pressés de vous envoyer à notre lieutenant ? On sait jamais, des fois qu’il voudrait passer capitaine...

Lefine recula instinctivement. Il ne fallait pas tourner autour des duellistes. Ceux-là distribuaient la mort comme d’autres les accolades. Le maréchal des logis-chef haussa les épaules et indiqua des saules proches.

— On vous aura prévenu... Vous ne pouvez pas le manquer, il sabre le vent par là-bas.

Margont se dirigea vers le bosquet. Lefine s’attarda, fixant le dolman du maréchal des logis-chef. Il eut une sorte de vision. Il vit le sang coagulé s’humidifier, se liquéfier à nouveau. Les taches luirent sous le soleil avant de se mettre à couler, traçant de grandes lignes verticales sur le vêtement. Le maréchal des logis-chef tira une bouffée sur sa pipe avant de froncer les sourcils en le toisant.

— Eh bien toi, t’attends la mi-carême ? N’insiste pas, tu n’auras pas de tabac !

Lefine s’éloigna en se répétant que c’était à cause du soleil, de la chaleur... Cette hallucination l’épouvantait. Cette histoire sentait la mort. N’avait-on pas déjà assez à faire avec la guerre ?

Effectivement, impossible de ne pas repérer Relmyer. En manches de chemise et couvert de sueur, il se démenait contre des assaillants invisibles. Il se fendait, piquait, parait, esquivait pour mieux contre-attaquer, feintait... Il semblait que le nombre des ennemis fût intarissable. À moins qu’il ne s’agît toujours du même qu’il ne parvenait pas à terrasser. Margont n’était pas une fine lame. Tout juste connaissait-il quelques bottes qu’il maîtrisait approximativement. Il pouvait cependant constater que Relmyer était très doué.

— Ce Relmyer a des comptes à régler, murmura-t-il à Lefine.

— Dans ce cas, je n’aimerais pas être à la place de celui qu’il veut trucider.

— Cet adversaire doit être bien effrayant pour déclencher une telle rage chez un homme.

Relmyer se tourna dans leur direction, les salua du sabre et les rejoignit en s’épongeant le front. Son physique était déroutant. Quel âge avait-il ? Vingt ans ? Ses manières, assurées sans être arrogantes, évoquaient celles d’un homme expérimenté. En revanche, ses lèvres rosées, son expression naïve et ses traits légèrement infantiles le rattachaient encore à l’adolescence. Ainsi, il paraissait à la fois plus jeune et plus vieux que son âge.

— Puis-je m’enquérir du motif de votre visite, mon capitaine ?

Son accent autrichien trahissait ses origines.

— Lieutenant Relmyer ? Je suis le capitaine Margont et voici le sergent Lefine, un ami. Nous sommes venus vous faire savoir que Mlle Luise Mitterburg désirait vous voir.

Relmyer se barricada aussitôt dans sa forteresse intérieure, emprisonnant ses sentiments pour les empêcher de s’exprimer.

— Bien sûr. Mais plus tard.

— Nous nous sommes rencontrés par hasard, Mlle Mitterburg et moi. Je l’ai aidée à chercher un certain Wilhelm...

Cette phrase porta un coup imparable à Relmyer. Un air dur se peignit sur ses traits, le vieillissant brutalement, comme si son âge était plus une question d’émotions que d’années. Les trilles que lançaient les oiseaux l’agacèrent subitement et Margont crut qu’il allait dégainer et fendre en deux un pauvre rouge-gorge qui criaillait à tue-tête sur une branche trop basse.

— Il est mort, je sais. Et défiguré ! Les deux hussards que j’avais dépêchés à sa recherche m’ont fait une description de son état. J’aurais voulu m’occuper moi-même de cela, mais mon capitaine me l’a interdit. Il me trouve indocile. Indocile ! Il faut qu’il réalise que je suis cavalier, pas cheval !

Il remit de l’ordre dans ses boucles châtains avant de retrouver son sourire.

— Vous êtes vous-même capitaine : peut-être que si vous lui parliez, je pourrais enquêter personnellement sur cette affaire...

Margont s’énerva. Comme Luise Mitterburg, Relmyer n’hésitait pas à quémander l’aide d’autrui.

— C’est que je ne comprends pas grand-chose à toute cette histoire. Pourquoi irais-je...

Relmyer lui posa les mains sur les épaules.

— Ah, monsieur ! Je vois que vous avez du coeur ! N’aiderez-vous pas un honnête officier dans la détresse ?

Son ton aurait pu sembler lyrique s’il n’avait eu les larmes aux yeux. En cet instant, on aurait dit un garçon de treize ans.

— Éventuellement, cela dépend des motifs... balbutia Margont, gêné.

Lefine refréna l’envie de frapper son ami. À toujours s’occuper des autres, on finissait par ne plus penser à soi – dangereux travers qui ne risquait pas de lui arriver personnellement.

— Mlle Mitterburg est ma soeur, ou tout comme, et elle est fortunée, ajouta Relmyer. Elle peut vous prêter de l’argent, vous en donner... Elle le fera sans hésiter si je le lui demande.

Lefine tendit l’oreille. Si l’on pouvait rendre service tout en y trouvant son compte, alors, les événements ne se présentaient plus de la même façon.

— Elle vous fera inviter à des réceptions, poursuivait Relmyer.

— Je sais, oui... le coupa Margont avant que Relmyer ne lui promette également un quartier de lune.

— Mais par pitié, pour l’amour du Christ, faites en sorte que mon capitaine me lâche la bride !

— Racontez-moi votre histoire et je verrai si je peux plaider votre cause auprès de vos supérieurs.

Ils s’installèrent à l’ombre d’un grand chêne. Tandis que Relmyer achevait de boutonner son dolman, il contempla ses galons de lieutenant. Les chevrons argentés tranchaient élégamment sur le vert sombre du tissu.

— Je ne m’y suis pas encore fait, avoua-t-il en souriant. J’ai été promu récemment à la suite d’un heureux concours de circonstances.

Relmyer s’adossait au tronc, mais bougeait sans cesse, éternellement désireux de trouver une position qui lui conviendrait mieux.

— Je traque un homme. Il se trouve probablement dans les environs, peut-être dans l’une de ces forêts...

À ce mot, il eut un ample geste du bras. C’est vrai qu’il y en avait, par ici, des forêts. Leurs étendues sombres parsemaient le paysage.

— Je suis autrichien de naissance. J’ai été abandonné vers l’âge d’un an. J’ignore pourquoi. Peut-être étais-je une bouche de trop à nourrir. Ou alors mes parents ont été emportés par la guerre, la maladie... À moins qu’il ne s’agisse d’une histoire d’adultère qui se sera terminée cruellement pour moi. J’ai été placé dans l’orphelinat de Lesdorf, au nord de Vienne. On s’occupe bien des enfants, là-bas. C’est la moindre des choses, me direz-vous, puisque bon nombre des pensionnaires ont perdu leurs parents à cause des guerres contre les Français, les Italiens, les Turcs ou Dieu sait qui encore. On vous y enseigne les bonnes manières, la Bible, le patriotisme...

Il émit un ricanement sarcastique. Il arborait un uniforme français...

— Sans oublier la lecture et les mathématiques, surtout les mathématiques quand on est un garçon. Car voyez-vous, il faut être un bon mathématicien si l’on veut devenir un artilleur efficace : mesure des angles, calcul des courbes des tirs...

Lefine et Margont étaient perplexes.

— Artilleur ? s’étonna Margont.

Relmyer sourit, un faux sourire fait d’ironie et d’amertume.

— Bien sûr ! Tous ces petits garçons orphelins de guerre, on les transforme en soldats. Puisque la guerre a toujours faim, on fait en sorte que la guerre nourrisse la guerre.

Il prit un caillou et le lança en cloche.

— « Boum ! » plaisanta-t-il quand celui-ci retomba sur le sol.

« Cela ne marche pas avec tous. Certains se marient et reprennent l’affaire ou les terres de leur nouvelle famille, d’autres changent de région en espérant changer de vie... Mais un certain nombre deviennent soldats. C’est dans cet orphelinat que j’ai rencontré Luise.

Margont croyait demeurer impassible, mais Lefine tourna la tête vers lui, comme s’il avait débusqué un sentiment grâce à on ne sait quel changement d’expression. Le visage du sergent s’éclaira. Il venait de découvrir la clé d’un mystère.

— Elle a été abandonnée quand elle avait deux ans. Quelle pitié ! Elle est à peine un peu plus âgée que moi. Nous avons grandi ensemble. Quand elle eut huit ans, un miracle se produisit. Celui dont nous rêvions tous pour chacun de nous. Elle fut adoptée. Sa mère était belle ! Élégante, attentionnée, souriante... Et son père, moins chaleureux, mais néanmoins content, même s’il ne le manifestait pas en public. Les Mitterburg appartiennent à la riche bourgeoisie viennoise. Ne pouvant avoir d’enfants, ils vinrent à Lesdorf. Ils choisirent Luise après trois visites. Le jour où ils l’emmenèrent, nous étions tous massés autour de l’attelage. Au cas où ils en auraient voulu un deuxième... Excusez-moi, je vous ennuie avec mes souvenirs. Bref, durant longtemps, nous fûmes trois : Luise, Franz et moi. Puisque nous n’avions pas de famille, nous nous en étions composé une nous-mêmes. Franz était notre petit frère, petit surtout à cause de sa taille, car il ignorait sa date de naissance. Nous passions notre temps ensemble. Après son départ, Luise revenait régulièrement nous voir. Ou ses parents acceptaient de nous recevoir, quand elle avait insisté jusqu’à les rendre fous. Tout a été brisé un jour d’avril 1804... J’avais quinze ans à l’époque.

Son corps se raidit. Il nageait dans des eaux douloureuses.

— Franz et moi, nous nous promenions en forêt. Nous nous amusions à... à je ne sais plus quoi.

Il s’en souvenait, en fait, mais ces puérilités l’excédaient désormais.

— Nous jouions à cache-cache sans savoir que quelqu’un jouait lui aussi à cache-cache avec nous. J’ignore depuis combien de temps cet homme nous observait. Quelques instants ? Une heure ? Plusieurs jours ? Plusieurs semaines’ ? Nous venions souvent dans les bois. Peut-être nous épiait-il depuis longtemps, ayant repéré nos heures de liberté. À moins qu’il n’ait croisé notre route par hasard. Si vous ne connaissez pas les environs de Vienne, il faut vous préciser que l’on a défriché de vastes zones pour les cultures. Cependant, les forêts subsistent en maints endroits. C’était le printemps, les feuillages dissimulaient le soleil. Le regard ne portait pas loin et ceux qui quittaient les chemins se perdaient facilement. Je venais de débusquer Franz derrière un fourré et je lui avais sauté dessus. Nous nous amusions à faire la guerre...

Relmyer frémit.

— J’y joue encore aujourd’hui, d’une certaine façon... L’homme a jailli de nulle part. Il venait de la forêt, pas du sentier. Je l’ai brièvement vu. Il nous menaçait avec un pistolet. Il nous a ordonné de nous retourner. Je croyais que c’était un voleur, qu’il allait nous laisser, car nous n’avions rien. Mais non. Il nous a entraînés dans les bois. Nous le précédions et il nous guidait. Il a volontairement compliqué le trajet. Nous avons fini par arriver dans une ferme en ruine très isolée. Le chemin qui y conduisait autrefois avait disparu sous les branchages et les buissons. Les murs écroulés étaient couverts de lierre. Il nous a amenés dans l’un des anciens bâtiments. Il y avait une trappe qui ouvrait sur une cave. Il nous y a fait descendre, il a retiré l’échelle et il est parti. Il nous a abandonnés là, enfermés dans cette maudite pièce comme deux oiseaux dans une cage !

Margont se sentit oppressé. L’enfermement – même en imagination – lui était presque intolérable.

— Franz et moi, nous sommes restés là durant des heures, sans boire ni manger. J’ai appris plus tard que nous avions disparu pendant deux jours. On n’y voyait quasiment pas, la trappe était impossible à atteindre et, de toute façon, l’homme avait tiré le verrou. Nous avons crié, raclé les murs... Personne n’est venu à notre secours. Qui se serait amusé à se promener dans cet endroit ? De plus, la cave était en bien meilleur état que les murs extérieurs. Le plafond était soigneusement calfeutré. Cet homme avait aménagé les lieux ; personne n’aurait pu nous entendre. Le second jour, nous étions si affaiblis que notre bourreau aurait pu nous faire subir n’importe quoi sans que nous puissions nous défendre...

Relmyer raconta alors son évasion et la disparition de Franz à son retour.

— Le corps de Franz a été retrouvé le lendemain, ailleurs dans la forêt, dissimulé sous des branches. On l’avait poignardé. On avait également abusé de lui. Son cadavre était mutilé, exactement de la même façon que celui de Wilhelm : un sourire tracé au couteau !

Tandis qu’il évoquait ces crimes, Relmyer s’était figé, le visage tendu. Après un silence, Margont demanda :

— Combien de temps s’est-il écoulé entre le moment de votre fuite et celui où les secours sont parvenus jusqu’à cette cave ?

— C’est difficile à dire. Je n’allais guère vite, car j’étais épuisé et je me suis bien évidemment perdu dans la forêt. Je suis enfin tombé sur un sentier qui m’a permis de sortir des bois, j’ai regagné Lesdorf et j’ai donné l’alerte. Malheureusement, j’ai été incapable de retrouver cette maudite ferme. Il a fallu attendre l’arrivée de la police et de plusieurs volontaires pour organiser une vaste battue qui a fini par aboutir. Je dirais donc entre sept et dix heures.

Relmyer se remit subitement à s’agiter.

— L’affaire aurait dû faire parler d’elle, mais ce fut relativement peu le cas. Car Mme Blanken, qui finançait et dirigeait l’orphelinat de Lesdorf, fit tout ce qui était en son pouvoir pour que ce crime ne s’ébruite pas. Elle voulait préserver la réputation de son établissement. Mme Blanken fait partie de la bonne société viennoise, elle possède de solides relations. Elle obtint donc ce qu’elle souhaitait. Les enquêteurs reçurent l’ordre d’être très discrets et seulement deux journaux évoquèrent ce crime. Mme Blanken désirait sincèrement que le coupable fût arrêté. Mais j’étais persuadé – et je le suis toujours ! – que le silence nuisait considérablement aux investigations. Moi, au contraire, je n’avais qu’une idée en tête : que cette affaire fasse le plus de bruit possible. J’espérais qu’ainsi d’éventuels témoins se manifesteraient. Je me disais aussi qu’il fallait alerter les Viennois ! L’assassin pouvait avoir l’intention de récidiver, il fallait se tenir sur ses gardes tant qu’il n’avait pas été arrêté !

La tension que Relmyer avait ressentie à cette époque refaisait surface, intacte.

— Rapidement, mon conflit avec Mme Blanken devint de plus en plus virulent. Nos points de vue étaient incompatibles. Elle finit par m’interdire d’évoquer la mort de Franz et on me punissait à chaque fois que je le faisais malgré tout ! Je devais « oublier », « laisser agir les gens compétents » et me taire ! Le coupable ne fut pas identifié. Peu à peu, les policiers se découragèrent et abandonnèrent leurs investigations en dépit de mes supplications et de mes protestations.

— Pourquoi ce désir forcené d’étouffer l’affaire ? interrogea Lefîne.

— Parce qu’en Autriche, la bonne société a la hantise du scandale. Les apparences comptent bien plus pour elle que la réalité. La renommée d’un établissement honorable pesait plus lourd que l’assassinat d’un orphelin. Si la vérité avait éclaté, l’orphelinat de Lesdorf aurait essuyé des critiques, ainsi que la police.

— C’est tout aussi vrai en France et partout ailleurs, dit Margont.

— Je n’ai pas supporté cet échec et l’indifférence de la plupart des gens. Par ailleurs, j’avais peur que l’assassin s’en prenne un jour à moi, car j’avais brièvement vu son visage. Je me suis enfui, quelques mois plus tard. Je m’étais mis à haïr l’Autriche. J’ai donc quitté le pays. Je voulais me débrouiller par moi-même. Rapidement, j’ai connu la misère. Alors je me suis enrôlé dans votre armée. Pourquoi l’armée ? Parce qu’en temps de guerre, on engage pratiquement n’importe qui. J’étais assuré d’être nourri et logé. Pourquoi l’armée française ? Parce qu’elle tirait sur les Autrichiens. Mais j’ai surtout décidé de devenir soldat pour apprendre à me battre. Désormais, j’ai acquis une technique, je ne suis plus démuni.

Les trois hommes se retrouvèrent en train de fixer le fourreau de Relmyer. Aucun d’entre eux ne doutait qu’il y eût là quelque chose de terrible. Car cette lame était le prolongement non pas seulement d’une main habile, mais aussi d’un esprit déterminé.

— J’ai toujours su que je reviendrai ici régler cette histoire. Je ne fais qu’arriver un peu plus tôt que prévu. J’aurais préféré attendre trois ou quatre ans de plus, afin de me perfectionner, de devenir un maître d’armes hors pair.

Cette vanité sans bornes était puérile. Relmyer passait de l’âge adulte à l’adolescence ou à l’enfance le temps d’une phrase, comme s’il oscillait en permanence entre ces trois moments de la vie.

— Cependant, mon retour prématuré est une bonne chose. Car l’homme est toujours là et il a tué à nouveau ! Wilhelm avait seize ans. Pratiquement le même âge que Franz et moi quand nous avons été enlevés ! Nous sommes du même orphelinat. Je le connaissais, d’ailleurs, nous jouions quelquefois ensemble. Et, par-dessus tout, il y a ce sourire !

— Pourquoi l’assassin mutile-t-il ainsi ses victimes ? demanda Margont, dérouté.

— Je l’ignore... Mais je l’apprendrai. J’ai besoin d’aide pour retrouver cet homme. Je sais que je pourrai compter sur Luise, mais ce n’est pas suffisant. J’avais placé mes espoirs en deux de mes hussards, Barel et Pagin. Ce sont eux que j’avais dépêchés à la recherche de Wilhelm. Hélas, Barel gît quelque part entre Essling et Aspern. Quant à Pagin, il a à peine dix-sept ans, il a besoin d’être guidé. Les autres cavaliers de mon escadron ne pensent qu’à leurs affaires et à la guerre ce qui, je le conçois, représente déjà beaucoup. Accepteriez-vous de me prêter main-forte ?

Du regard, Lefïne incitait Margont à refuser, alors que celui-ci se montrait indécis.

— Je peux toujours me joindre à vous pour l’instant. Nous aviserons par la suite.

Relmyer bondit sur ses pieds, rayonnant.

— Merci ! Allons trouver mon capitaine : qu’il me laisse m’absenter et je vous conduis sur les lieux où Wilhelm a été tué. Pagin viendra avec nous, il s’est débrouillé pour obtenir le plus de renseignements possible sur ce crime. Ensuite, je vous mènerai là où l’on m’a enfermé. Peut-être remarquerez-vous quelque chose qui m’a échappé.

Margont fut surpris par cette méthode d’investigation : précise et cohérente. Relmyer devait sans cesse penser à son enquête. Il réalisa à quel point il se trouvait entraîné – pour des raisons qu’il ne comprenait pas encore entièrement – dans un duel entre deux adversaires redoutables. Car l’assassin ne l’était pas moins que Relmyer, lui qui avait su frapper au moins par deux fois sans se faire prendre.

Relmyer, tout à sa joie, étreignit Margont, Lefîne, puis de nouveau Margont.

— Ah, monsieur ! Je suis votre obligé ! Si jamais quiconque vous cherche querelle, dites-le-moi et je vous jure que je lui étale les tripes à l’air.

Même ses cadeaux étaient tachés de sang.

Au lieu de s’adresser au capitaine, Margont alla directement s’entretenir avec le chef d’escadron Batichut, dont il avait souvent entendu parler par Pique-bois. Batichut, petit hussard coriace à la voix basse, ne répondit même pas à son salut.

— Vous servez dans le 18e de ligne ? Connaissez-vous le sous-lieutenant Piquebois ?

— Parfaitement. C’est l’un de mes meilleurs amis.

Le visage de Batichut s’illumina. Pensez-vous ! Un ami de Piquebois !

— Que ne le disiez-vous plus tôt ! Quand on se présente au 8e hussards et que l’on connaît Piquebois, on dit : « Je suis un ami d’Antoine Piquebois » et non : « Capitaine Margont, 18e de ligne, brigade tatati, division tatata. »

Comme Relmyer fronçait les sourcils, Margont lui expliqua que Piquebois était un ancien hussard du 8e régiment.

— Non, monsieur le fantassin plantigrade, corrigea Batichut. Piquebois n’était pas un hussard, mais LE hussard ! On a de la chance quand on en a deux comme lui dans la compagnie d’élite. Un exemple à suivre, Relmyer ! À suivre jusqu’en 1805, date où, hélas, il quitta les hussards à la suite d’une grave blessure et s’en alla ensuite dans l’infanterie. Quel dommage !

On ne savait pas si Batichut se désolait de la blessure de Piquebois ou du départ de celui-ci. Mieux valait ne pas lui poser la question.

— Transmettez-lui le bonjour du chef d’escadron Batichut ! J’ai rencontré votre ami lors d’un duel qui l’opposait à un sombre butor de l’artillerie à cheval...

— Sauf votre respect, monsieur le chef d’escadron, je préfère ne rien savoir, le coupa Margont. Je suis sûr que Piquebois vous remettra très bien.

Surprise et déception envahirent Batichut, tel l’hôte attentionné qui voit son invité dédaigner le clou du repas. Puis il se mit en colère quand Margont lui exposa sa requête.

— Vous nous prenez Piquebois et maintenant Relmyer ! Voulez-vous aussi par hasard mon cheval et mon épouse ?

C’était très élégant pour sa femme. Batichut se calma aussi brutalement qu’il s’était emporté. Ses tempêtes caractérielles n’avaient lieu que dans des verres d’eau. Excepté sur le champ de bataille...

— Enfin, il ne sera pas dit que je décevrai l’ami d’un hussard, cet ami fût-il de la piétaille et le hussard un ancien hussard. Relmyer : vous pouvez aller où bon vous chante, mais si vous manquez à un appel, vous serez sanctionné.

Tandis que les trois hommes s’éloignaient, Batichut s’écria :

— Capitaine Margont, demandez à Piquebois quand il revient ! Parce qu’il nous reviendra un jour, pour sûr, n’en doutez pas !

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