Durant la nuit, dans les deux camps on révisait ses plans.
L’Empereur projetait toujours d’enfoncer le centre autrichien. En cas de réussite, l’armée adverse serait anéantie. Napoléon voulait remporter une victoire totale qui contraindrait l’Autriche à la reddition et qui dissuaderait les autres pays de prendre les armes contre lui. Pour cela, il lui fallait affaiblir le centre ennemi. Il choisit donc de conserver un flanc gauche fragile. Celui-ci, très étiré, n’était maintenant défendu que par le 4e corps de Masséna. Cette faiblesse était en réalité un piège. Elle devait inciter l’archiduc à attaquer à ce niveau. Ainsi, Charles serait obligé de dégarnir son centre pour renforcer sur sa droite les troupes chargées d’enfoncer le flanc gauche français. Par ailleurs, Davout devait déborder les Autrichiens sur leur gauche, si bien que d’autres régiments ennemis abandonneraient également le centre, mais pour aller soutenir leur aile gauche. De plus, cette manoeuvre française empêcherait l’éventuelle jonction des forces de l’archiduc Jean avec celles de son frère. Napoléon lancerait alors son attaque principale : un déferlement sur le centre autrichien. Cette tactique risquée du flanc affaibli avait admirablement bien fonctionné à Austerlitz.
Mais il fallait impérativement que Masséna tienne bon sur l’aile gauche, qui recevrait une puissante attaque autrichienne.
Cependant, Napoléon sous-estima une nouvelle fois la combativité des Autrichiens. Il pensait que Charles tenterait uniquement de percer la gauche française. Contre toute attente, le généralissime autrichien opta pour un plan de bataille particulièrement offensif. Non seulement il décida d’enfoncer le flanc gauche français avec le 3e corps de Kolowrat et le 6e corps de Klenau, mais il ordonna également que le 4e corps de Rosenberg contourne le flanc droit français tandis que le 1er corps de Bellegarde et le 2e corps d’Hohenzollern assailliraient le centre. Le corps de réserve de Liechtenstein assènerait le coup de boutoir final.
Le 6 juillet, à quatre heures du matin, le 4e corps de Rosenberg se jeta sur l’aile droite française, composée par le 3e corps de Davout. Ce dernier, surpris, commença à céder du terrain. Napoléon se précipita aussitôt dans ce secteur avec les cuirassiers de Nansouty et d’Arrighi.
Pendant ce temps-là, le 1er corps de Bellegarde s’empara du village d’Aderklaa, qui marquait l’angle entre le centre français et le flanc gauche. Ce heu avait été évacué par le 9e corps saxon de Bernadotte. En effet, les Saxons avaient été éprouvés par les paniques de la veille. Le maréchal Bernadotte estimait qu’il ne résisterait pas aux Autrichiens et il s’était replié. Or Napoléon n’avait jamais envisagé de perdre Aderklaa. Ce lieu était crucial pour la réussite de son plan. Lorsque la Grande Armée tenterait d’enfoncer le centre autrichien, si Aderklaa était toujours aux mains de l’ennemi, le 1er corps autrichien de Bellegarde, n’étant pas menacé, viendrait soutenir la zone attaquée. Par ailleurs, les troupes de l’archiduc positionnées sur l’aile droite pourraient rejoindre beaucoup plus vite le centre en danger, car elles n’auraient pas à contourner à distance ce village. Napoléon ordonna donc au maréchal Masséna, « l’enfant chéri de la victoire », de le reprendre. Mais, de ce fait, plusieurs régiments de Masséna ne seraient plus disponibles pour protéger l’aile gauche, ce qui fragiliserait encore plus celle-ci.
Margont servait dans la division Legrand, qui appartenait au 4e corps de Masséna. Trois des divisions de Masséna s’étaient massées au nord-est de l’aile gauche, tout près du centre. La division Boudet avait été laissée à cinq kilomètres de là pour constituer le sud-ouest du flanc gauche, avec seulement trois mille sept cents hommes. Elle faisait face aux quatorze mille soldats du 6e corps de Klenau, qui demeuraient pour l’instant sur leurs positions.
Le 18e de ligne se tenait immobile, en ordre de bataille, sous un ciel parsemé de volumineux nuages. Margont essayait de faire le point. Grâce aux nombreux panaches de fumée blanche et au vacarme des canons et des fusillades, il pouvait voir que les combats avaient débuté au niveau de la droite française. Il demandait leur avis à Lefïne et à Saber. Le premier était toujours au courant de tout et le second avait un talent particulier pour percer à jour les plans de l’état-major général. Lefine, habituellement serein, montrait de plus en plus de signes d’inquiétude. Il ne cessait de réajuster son habit. Ses doigts agités semblaient tricoter quelque chose avec son angoisse.
— Nous sommes sur l’aile gauche ! Les ailes, ça porte malheur ! Souvenez-vous d’Austerlitz, notre flanc droit avait été ravagé ! L’Empereur adore prêter le flanc, c’est bien connu.
Saber semblait tout aussi contrarié.
— On a de meilleures probabilités d’obtenir une promotion au centre que sur les ailes. Combien de temps encore vais-je m’éterniser à jouer les subalternes ? De grâce, qu’on me confie un régiment et vous verrez de quoi je suis capable ! Mais non, nous voilà sur le bord de la Route de la Gloire ! Quelle malchance !
— Il y a quelque chose que je ne saisis pas, s’inquiéta Margont. Puisqu’on nous a placés complètement au nord-est de l’aile gauche... qui constitue notre aile gauche ?
— Boudet, répondit Saber.
Margont, Lefine et Piquebois le fixèrent avec consternation.
— Il y a forcément plusieurs divisions... dit Lefine.
Effectivement, quand ils regardaient vers le sud-ouest, ils n’apercevaient que la division Boudet, minuscule rectangle bleu sombre cerné par l’immensité dorée des blés mûrs qu’aucun paysan n’était venu moissonner. Au contraire, au niveau du centre, on constatait un amalgame de troupes stupéfiant. Les régiments se tassaient les uns contre les autres, des colonnes se succédaient, des rectangles bleus suivaient d’autres rectangles bleus, des lignes des cuirassiers scintillaient sous le soleil, des batteries se positionnaient... Comparée à ces masses, la division Boudet paraissait dérisoire, petit caillou tombé par mégarde de la poche de Napoléon.
— C’est un appât destiné à attirer un très gros poisson autrichien, expliqua Saber. Mais, si le poisson est vorace et s’il se débat, il va tout emporter...
Or, si la division Boudet était mise en difficulté, il y avait de grandes chances pour que la division Legrand, l’unité la plus proche, soit envoyée à son secours. Margont réalisa alors que, après avoir été à son insu un appât dans le piège de Relmyer, il se retrouvait à nouveau appât, cette fois dans le piège de Napoléon...
On conduisait Masséna dans une calèche, car il s’était blessé quelques jours plus tôt, lors d’une chute de cheval. Son voyant attelage, tiré par quatre chevaux blancs, attirait les boulets qui rataient le maréchal, mais qui jetaient un à un à terre les membres de son état-major. Masséna vint superviser l’assaut contre le village d’Aderklaa. Il lança la division Carra Saint-Cyr, qui parvint effectivement à s’emparer des lieux. Les Saxons de Bernadotte la soutenaient sur la droite. Mais les soldats de Carra Saint-Cyr, galvanisés par leur succès, dépassèrent Aderklaa et se heurtèrent aux Autrichiens de Bellegarde. Un feu épouvantable décima les rangs de Carra Saint-Cyr. L’archiduc Charles arriva pour mener une contre-attaque et les Autrichiens reprirent le village. Les Saxons étaient en train de se replier lorsqu’ils furent chargés par la cavalerie légère ennemie. Sous les yeux consternés du maréchal Bernadotte, la majorité du 9e corps saxon se désagrégea en une multitude de fuyards. Napoléon, qui s’était rué en catastrophe sur son flanc droit, retraversa le champ de bataille en sens inverse pour tenter de rallier les Saxons en déroute.
Margont faisait face à sa compagnie pour veiller au respect de l’alignement. Il vit avec étonnement des dizaines de visages exprimer l’effroi. Il se retourna et aperçut une nuée de soldats en fuite. C’était une cohue effarante. Des Saxons mélangés à des Français et à des Hessois couraient à perdre haleine en se bousculant les uns les autres. Cette vague se précipitait sur la division Legrand. Lefine fixait ce spectacle sans y croire, comme s’il s’agissait d’une vaste illusion optique.
— Eh bien, on n’est pas près de jouer « La Victoire est à nous »... murmura-t-il.
— Ne paniquez pas ! Maintenez les rangs ! s’exclama Margont.
Partout, des officiers se démenaient pareillement. Car si la division Legrand ne parvenait pas à demeurer en ordre de bataille, les Autrichiens l’attaqueraient à son tour.
Piquebois, jugeant très seyante son allure de blessé qui monte malgré tout au combat, en rajoutait avec une canne bien inutile. Il lançait :
— Ne craignez rien, le 8e hussards est dans les parages ! J’ai été l’un d’eux, moi, bande d’effarés ! Je casse ma canne sur le crâne du premier qui file !
Saber se montrait plus vindicatif encore.
— On n’a pas besoin des Saxons ! Ce sont des traîtres ! Je suis sûr qu’ils l’ont fait exprès parce qu’ils sont de mèche avec les Autrichiens ! On les fusillera tous après la victoire.
Mais les rangs se désorganisaient, ondulaient, fusionnaient entre eux... La formation devenait de plus en plus instable. Les nombreux conscrits n’entendaient plus rien. Beaucoup n’avaient pratiquement jamais combattu. Jusqu’à présent, ils s’étaient imaginé que les batailles se déroulaient de façon simple. Napoléon comprenait tout d’un seul coup d’oeil, claquait des doigts pour faire avancer ses soldats et on remportait aussitôt la victoire. Cette débâcle les consternait. Ils avaient l’impression que c’était la Grande Armée tout entière qui s’enfuyait et ils ne voulaient surtout pas être les derniers à rester sur place... Margont vit sa compagnie se tasser sur elle-même, comme pressée par de gigantesques mains invisibles. Elle ressemblait au corps d’un enfant se recroquevillant sur lui-même.
— Restez calmes ! Maintenez les rangs, répétait-il tandis que les premiers fuyards passaient au pas de course tout autour de lui.
Le chef de bataillon Materre surgit à bride abattue et tira sur ses rênes. Sa monture pirouetta sur elle-même, s’arrêta enfin et piaffa. L’officier supérieur était outré.
— Capitaine Margont, tenez mieux votre compagnie ! Vous semez le désordre !
Le chef de bataillon repartit aussitôt. Son départ brusqué inquiéta plus encore les fantassins. Le gros des soldats en fuite arrivait maintenant sur eux et, comme ils ne pouvaient contourner la division Legrand, ils la percutaient, se faufilant entre les rangs, bousculant les fantassins alignés qui en profitaient pour se joindre à eux... Les fuyards constituaient une grêle qui emportait des fragments de la formation. Des officiers les frappaient du plat du sabre pour leur faire peur et les obliger à s’arrêter. La division entière se mit à reculer, masse gigantesque que les flots emportaient peu à peu. Saber se précipita sur Margont.
— A-t-on donné l’ordre de la retraite ? Devons-nous rester sur place ou nous replier ?
— Qu’est-ce que j’en sais, moi ?
Les sept mille hommes du général Legrand faisaient mouvement vers l’arrière d’un pas croissant. De fortes détonations retentirent, se succédant de plus en plus vite jusqu’à se mêler en un fracas continu. Les Autrichiens de Bellegarde avaient installé des batteries en avant du village d’Aderklaa et bombardaient les Français à bout portant. Les boulets emportaient des files de fantassins, causant d’épouvantables trouées. La division Legrand ressemblait à une créature titanesque à laquelle l’artillerie autrichienne arrachait des lambeaux de chair. Un boulet ricocha près de Margont et s’abattit sur sa compagnie, fauchant une série de jambes. Margont s’arrêta, pétrifié, puis il suivit mécaniquement la marche rétrograde.
— Serrez les rangs ! criait-il, l’esprit concentré sur une seule idée : si la division perdait sa cohésion, elle serait exterminée.
Le flanc et le centre gauches français étaient au bord de l’effondrement. Le 1er corps de Bellegarde et le corps d’élite de Liechtenstein auraient pu lancer une attaque massive sur cette portion affaiblie de la ligne adverse. Mais l’archiduc Charles était un stratège prudent. Il exigeait qu’un corps ne s’avance qu’après s’être assuré de maintenir ses liens avec les corps voisins, afin d’éviter la formation de brèches. Bellegarde attendait donc pour agir l’arrivée du 3e corps de Kolowrat, sur sa droite. Mais celui-ci devait parcourir encore plusieurs kilomètres, car il avait été positionné trop à l’ouest, l’archiduc ayant cru que Napoléon choisirait le même champ de bataille qu’au mois de mai.
Napoléon mit à profit ce relatif répit. Il sillonna la zone menacée et parvint à rallier une partie des fuyards. Il envoya aussitôt les restes des régiments saxons au centre de son dispositif – l’endroit le plus sûr – pour que ceux-ci se ressaisissent. Les divisions Carra Saint-Cyr et Legrand interrompirent leur retraite et commencèrent à se replacer en bataille. Les cuirassiers de Nansouty, venus en renforts, assuraient leur protection. Napoléon assista alors à un spectacle impressionnant. L’aile droite ennemie passait enfin à l’action, après un retard dû à la lenteur de fonctionnement de l’armée autrichienne. Les seize mille hommes du 3e corps de Kolowrat s’apprêtaient à attaquer le nord-est du flanc gauche français tandis que les quatorze mille soldats du 6e corps de Klenau marchaient contre le sud-ouest, défendu uniquement par la division Boudet et l’artillerie lourde de l’île de Lobau. De longues et épaisses colonnes blanches avançaient dans un bruit sourd. Elles striaient la plaine en ordre parfait.
C’était à la fois une bonne nouvelle et une catastrophe pour Napoléon. Une bonne nouvelle puisque les Autrichiens se jetaient dans son piège. Une catastrophe parce que, avec la situation particulièrement mauvaise de l’aile gauche et du centre gauche, on pouvait se demander si ce n’étaient pas finalement les Français qui allaient tomber dans leur propre traquenard. Une course démarrait : Napoléon devait enfoncer le centre autrichien avant que ses adversaires ne balayent son flanc gauche.
Napoléon ordonna au méthodique maréchal Davout, qui commandait l’aile droite et venait de repousser l’assaut des Autrichiens de Rosenberg, d’attaquer le flanc gauche ennemi. Davout devait s’emparer du village de Markgrafneusiedl, situé à l’extrémité du plateau de Wagram. Le général Oudinot, lui, reçut l’ordre d’assaillir le centre adverse. Des quantités de troupes bleues se portèrent en avant tandis que des cavaleries bigarrées se chargeaient. Les Français s’acharnaient, les Autrichiens aussi. La ligne de front attirait constamment des renforts issus des deux camps, dévorant les régiments avec une avidité impossible à rassasier.
Sur la gauche, le danger allait grandissant. La division Boudet, submergée, reculait, encore et toujours, tentant de ralentir autant que possible les flots d’Autrichiens qui longeaient le Danube. Le général Boudet avait voulu se retrancher dans Aspern. Mais les hussards de Wallmoden venaient de massacrer ses artilleurs et lui avaient pris ses quatorze canons. Il avait donc déjà commencé à évacuer le village sous les coups de sabre... Au lieu d’envoyer des renforts à sa gauche, Napoléon choisit de conserver son infanterie de réserve, afin de l’utiliser plus tard pour exploiter une éventuelle percée du centre autrichien. Il improvisa donc une solution : le 4e corps de Masséna allait se former en colonne de marche et descendre vers le sud-ouest pour stopper le 6e corps de Klenau. Le problème, c’est qu’en manoeuvrant ainsi, Masséna devait d’abord tourner le dos aux Autrichiens du 1er corps de Bellegarde et du corps d’élite de Liechtenstein. Ensuite, il exposerait son flanc au 3e corps de Kolowrat avant d’arriver, enfin, au niveau des villages d’Aspern et d’Essling, près du Danube, pour affronter Klenau. Cette marche descendante de huit kilomètres le long du flanc gauche français s’annonçait extrêmement dangereuse. Pour essayer de protéger ce mouvement, Napoléon décida d’utiliser la cavalerie et l’artillerie au lieu de l’infanterie, ce qui était tout à fait inhabituel dans ce cas de figure. La cavalerie légère de Lasalle, celle lourde de Nansouty et celle de la Garde allaient charger les Autrichiens afin de les immobiliser. Le général Lauriston, qui commandait l’artillerie de la Garde, reçut pour mission de constituer une batterie géante. Il rassembla toutes les pièces d’artillerie qu’il put trouver – celles de la Garde, du prince Eugène et des Bavarois du général de Wrède – et commença à disposer cent douze canons sur une ligne de deux kilomètres, le long du nord-est du flanc gauche, en remplacement des troupes de Masséna qui allaient partir. En outre, Napoléon donna l’ordre de reprendre le village d’Aderklaa. La division Molitor, du 4e corps de Masséna, parvint à s’en emparer. Mais il paraissait clair qu’elle ne le garderait pas, car les Autrichiens tenteraient tout pour récupérer cette position. Aderklaa devait tenir le plus longtemps possible afin d’occuper les troupes de Bellegarde et de Liechtenstein. En somme, ce village servirait de paratonnerre pour protéger les arrières du 4e corps.
La majorité du corps de Masséna se forma donc en colonne. Puis les officiers supérieurs ordonnèrent : « Colonne, tête gauche. » Cette formation colossale, lourde de vingt mille hommes, débuta sa marche vers le sud-ouest. Les simples soldats, qui ignoraient tout de la situation, étaient consternés.
Margont était à la tête de sa compagnie, l’épée à la main.
— Mais où va-t-on ? se demandait Saber à haute voix. Et si nous partons, qui constituera le nord du flanc gauche ?
Dans les rangs, les fantassins se jetaient des regards effarés ou interpellaient les sous-officiers.
— On bat en retraite, sergent ? demanda un conscrit à Lefine.
— Tout va bien ! Tout se passe comme prévu ! assura celui-ci.
Une batterie autrichienne tonna au sud, près du Danube.
— Nous sommes encerclés ! hurla un fusilier.
— Le petit Corse est battu ! surenchérit quelqu’un d’autre.
À nouveau, l’ordre des compagnies s’altéra. Des fantassins accéléraient le pas, des lignes entières s’arcboutaient... Sergents et capitaines s’empressaient de rétablir la cohésion. La colonne géante de Masséna ressemblait à un château de cartes sur le point de s’effondrer.
Margont foulait des champs de blé doré. Il dissimulait son inquiétude. Il y avait des Autrichiens massés dans son dos, tout le long de sa droite et face à lui, au sud-ouest. Il apercevait partout des colonnes ennemies pareilles à de gigantesques vers blancs qui rampaient vers eux dans la plaine pour les dévorer. L’aile droite autrichienne les surpassait largement en nombre et elle n’avait pratiquement pas combattu.
— Ralentissez le pas, caporal Pelain ! s’exclama-t-il pour la cinquième fois, car sa compagnie avait tendance à rattraper celle qui la précédait.
Des sifflements aériens lui répondirent et des explosions retentirent de tous les côtés. Un obus s’abattit au milieu de sa compagnie, projetant en l’air des corps disloqués. Les boulets, eux, fauchaient des rangées de soldats, boules noires qui faisaient éclater des quilles alignées... Les survivants, éclaboussés par les débris humains, traversaient les accumulations de fumée blanche en piétinant des corps mutilés. Des éclats incandescents allumaient des feux et ces foyers brûlaient vifs les blessés incapables de se déplacer. En dépit de ces visions insupportables, la formation devait à tout prix conserver son ordre, afin d’intimider les Autrichiens pour les tenir à distance. Margont, blême, criait :
— Serrez les rangs ! Maintenez l’ordre ! Réalignez-vous !
Des centaines d’autres voix répétaient les mêmes phrases tout le long de la colonne, en un écho sans fin haché par les explosions et les hurlements des blessés.
La Grande Batterie n’était pas encore prête à soutenir le 4e corps de Masséna. Les attelages filaient vers leurs positions ou les artilleurs s’activaient comme des fourmis autour de leurs pièces pour les préparer à tirer. Un canon tous les vingt pas, sur deux kilomètres. On n’avait jamais vu cela.
Masséna décida de lancer sa cavalerie légère contre l’ennemi, afin de l’empêcher de se précipiter sur son flanc pour achever ses troupes massacrées par les boulets. Charger une armée adverse en ordre de bataille n’était pas le rôle habituel des hussards et des chasseurs à cheval. Normalement, ceux-ci effectuaient les reconnaissances, harcelaient l’ennemi et le poursuivaient lorsqu’il battait en retraite. Mais Masséna ne disposait plus que des cavaleries légères de Lasalle et de Marulaz. Ces deux mille combattants fondirent donc sur les seize mille hommes du 3e corps de Kolowrat.
Les cavaliers filaient dans le martèlement du galop, les hennissements et le fracas des trompettes. Le 8e hussards était en tête, chevauchant en groupes épars. Relmyer était parmi les premiers. Pagin et le chef d’escadron Batichut le devançaient de peu, talonnant le général Lasalle et son escorte. Les hussards criaient, le visage fouetté par le vent, le sabre brandi, excités par l’ivresse de la vitesse et par la folie de la guerre. Ils voyaient grandir rapidement les masses ennemies.
Sous leurs yeux, des régiments se formaient en catastrophe en carré, des lignes de fusiliers autrichiens ou hongrois épaulaient, des bataillons de la Landwehr ou des volontaires s’organisaient tant bien que mal, des artilleurs rechargeaient leurs canons, des uhlans, tout de vert vêtus, cavalcadaient pour se rassembler avant de charger à la lance les assaillants... Relmyer se tenait courbé sur le cou de sa monture, son sabre à la main. Pagin, droit sur sa selle, agitait sa lame en hurlant : « Hourra ! Hourra ! » Les Autrichiens disparurent dans les fumées blanches de leur fusillade. Pagin fut fauché en pleine jeunesse d’une balle dans le coeur. Des hussards vidaient les étriers, s’effondraient avec leurs chevaux, se faisaient mettre en pièces par les boulets ou la mitraille... Les cavaliers s’abattirent sur les Autrichiens. Ils sabraient les artilleurs, massacraient les fantassins isolés, malmenaient les régiments... Relmyer se jeta sur un groupe de soldats aux manteaux gris. Subitement, il tressaillit. Ici ! Juste là ! Il venait de l’apercevoir. Lui ! L’homme qu’il traquait ! Relmyer se mit à sabrer avec furie pour se frayer un passage jusqu’à son bourreau. Mais il lui semblait que ce visage se déplaçait, disparaissait pour réapparaître ailleurs, tel un reflet qui se serait promené de face en face sur cette foule. Relmyer frappait, frappait, frappait... Des silhouettes s’écroulaient, des soldats se jetaient à terre pour éviter sa lame, beaucoup s’enfuyaient et se faisaient tuer par d’autres hussards... La formation finit par se disloquer. Il s’agissait d’un bataillon de la Landwehr de Prague et non de volontaires viennois.
Finalement, les cavaliers plièrent sous le nombre et repartirent au galop sous les balles et les boulets autrichiens, en emportant deux canons volés à l’ennemi.
Pendant ce temps, la Grande Batterie avait achevé de se positionner. Les cent douze canons ouvrirent alors le feu sur le 3e corps de Kolowrat, générant un vacarme tonitruant qui amenait les esprits au bord de la folie. Les boulets semaient le chaos chez les Autrichiens, couchant les rangs, déchirant les lignes, tronçonnant les colonnes, faisant exploser les caissons d’artillerie... Kolowrat, arrêté par ce tir de barrage, fit reculer ses troupes pour les mettre hors de portée de la mitraille. Il plaça toutes ses pièces en position et ordonna un tir de contre-batterie. Tandis que les deux artilleries se livraient un duel titanesque, se pulvérisant réciproquement canon pour canon, le 4e corps de Masséna poursuivait sa route sous cette haie de projectiles. Pour encourager ses soldats, Masséna fit placer à la tête de sa colonne les musiciens d’un régiment qui entonnèrent des marches militaires. Le tambour-major, en habit chamarré, faisait pirouetter sa canne à pommeau d’argent...
L’attaque contre le centre autrichien tournait à l’avantage des Français. En dépit des mêlées et des contre-attaques, Charles ne parvenait pas à enrayer cette progression.
Cependant, la gauche française demeurait en péril. Au nord-est, le vacarme de la Grande Batterie s’atténuait petit à petit. Les tirs autrichiens décimaient les artilleurs. Napoléon décida de cacher cette faiblesse, autrement l’archiduc aurait aussitôt donné l’ordre à ses troupes d’attaquer cette partie du front. Il fît appel à des volontaires dans les rangs de sa Garde, qui vinrent se mêler aux canonniers rescapés. Ils manoeuvraient les pièces au milieu des cadavres des artilleurs qu’ils remplaçaient et qu’ils rejoignaient dans la mort, les uns après les autres, avant d’être remplacés à leur tour. La Grande Batterie reprit sa cadence de tir et les Autrichiens ne réalisèrent pas à quel point cette position se fragilisait sous leur pluie de boulets. Au sud-ouest, la situation virait au désastre. La pauvre division Boudet n’en finissait plus de se replier et se trouvait maintenant au niveau de Lobau. La marche du 6e corps de Klenau paraissait irrésistible et les Autrichiens s’approchaient des ponts, la seule voie de retraite française.
Face à ce danger, Napoléon dut se résoudre à modifier ses plans. Au lieu de conserver toutes ses troupes de réserve pour les envoyer ultérieurement contre le centre autrichien, il en préleva une partie importante – l’armée d’Italie du prince Eugène – qu’il décida de diriger vers le nord de son flanc gauche. Ce changement était lourd de conséquences. Il allait permettre de soutenir l’aile gauche. Mais tous les efforts français ne seraient plus concentrés sur un seul et même objectif : enfoncer le centre ennemi. L’éventuelle percée n’aurait donc pas les résultats dévastateurs espérés par l’Empereur.
Le général Macdonald, qui servait sous les ordres du prince Eugène, se vit attribuer cette mission. Affichant ses convictions, il arborait son vieil uniforme de général de la République, ce que Napoléon n’appréciait guère. Il constitua un monumental carré humain d’un kilomètre de côté. Les survivants d’une grande partie de l’armée d’Italie, soit huit mille hommes, se serraient les uns les autres pour en composer les bords, tandis que Macdonald et son état-major se plaçaient au centre, dans l’espace dégagé. Ce carré se mit en mouvement au pas de marche en direction du 3e corps de Kolowrat et du corps d’élite de Liechtenstein.
Macdonald avait choisi cette formation inhabituelle pour se protéger de la cavalerie et parce que ses troupes comprenaient énormément de conscrits. Or ces derniers servaient depuis trop peu de temps pour être capables d’exécuter les manoeuvres de progression en ligne ou de changement de formation sous le feu. Cependant, cette disposition présentait des inconvénients. Elle cheminait lentement et, comme les soldats se trouvaient massés sur une zone restreinte, les tirs convergents des Autrichiens faisaient un carnage. Le carré géant avançait en fondant, laissant derrière lui un tapis de cadavres et de blessés. Il parvenait néanmoins à résister aux attaques des dragons de Schwarzenberg. Les quatre milles cuirassiers et carabiniers de Nansouty et la cavalerie de la Garde le soutenaient en lançant des charges répétées contre les flancs ennemis. Les cavaliers tombaient en pluie sous la mitraille et les balles avant d’être percutés par les cuirassiers de Hessen-Hombourg. Les chasseurs à cheval de la Garde pressaient l’infanterie ennemie qui tenait bon. Les chevau-légers polonais malmenèrent les uhlans de Schwarzenberg et s’emparèrent de leurs lances, s’improvisant lanciers, car il s’agissait de leur arme favorite. Une partie de la Grande Batterie aidait également Macdonald de ses tirs. Les Autrichiens finirent par reculer, mais poursuivirent le combat. Le carré géant de Macdonald cessa d’exister en moins d’une heure. Seuls mille cinq cents soldats en réchappèrent indemnes. Mais les Autrichiens, ébranlés et inquiets pour leur centre et leur flanc gauche, ne parvinrent pas à exploiter ce succès.
Napoléon lança alors ses ultimes réserves – dont les Bavarois du général de Wrède, en grande tenue comme s’ils allaient défiler, la Jeune Garde et le 11e corps de Marmont – contre le centre et le nord du flanc droit autrichien. Il ne conserva avec lui que deux régiments de sa Vieille Garde. L’archiduc Charles, en revanche, utilisait déjà la totalité de ses soldats disponibles.
Après deux heures d’une marche entrecoupée de combats, la colonne de Masséna arrivait enfin face aux troupes du 6e corps de Klenau.
À cinq kilomètres de là, de l’autre côté du Danube, les Viennois assistaient à la bataille, perchés sur les toits des maisons, les clochers, les remparts et les collines avoisinantes. Des milliers de panaches de fumée noyaient la plaine et le plateau de Wagram et envahissaient le ciel. La moitié du monde semblait brûler. Mais ces spectateurs distinguaient les régiments de Klenau, plus proches d’eux. Ds avaient acclamé ces lignes blanches qui s’écoulaient le long du fleuve, repoussant, encore et encore, les troupes bleues étonnamment peu nombreuses. Cette marche ravageait les arrières français, et jouait ainsi un rôle majeur dans l’issue de la bataille. Puis la colonne de Masséna apparut, glissant lentement dans les champs de blés. Pour les Viennois, il s’agissait d’un monstre, un Léviathan bleu marine parsemé des reflets scintillants des baïonnettes et des sabres. Les forces de Klenau composaient maintenant des taches blanches semblables à d’énormes flocons qui se déplaçaient, changeaient de forme, se regroupaient ou se faisaient absorber par un village. Contemplée d’aussi loin, la guerre avait quelque chose d’abstrait. Le sang n’éclaboussait pas jusque-là.
Les Viennois encourageaient leurs troupes en agitant leurs chapeaux et des tissus blancs. Leurs cris se fondaient dans le fracas des combats. Luise avait le coeur coupé en deux. Tantôt elle se réjouissait de l’avancée des Autrichiens, tantôt elle avait l’impression qu’ils tiraient sur une partie d’elle-même. Elle ignorait que Relmyer et Margont comptaient parmi ces Français qui marchaient sur Aspern et Essling et que, dans les minutes à venir, ils pouvaient effectivement mourir sous ses yeux lointains.
La colonne géante de Masséna se scinda en plusieurs colonnes. Ces branches se ramifièrent à leur tour et bourgeonnèrent en régiments en ordre de bataille.
Masséna dirigeait une partie de ses forces vers l’ouest, contre les divisions Hohenfeld et Kottulinsky.
La division Boudet, qui s’était repliée jusqu’aux ponts, reçut en renfort la cavalerie légère de Marulaz. Elle devait reprendre Aspern. Le général Legrand, lui, avait l’ordre de s’emparer d’Essling, où s’était retranchée la division Vincent. Les canons de Lobau soutiendraient ces assauts.
La compagnie de Margont, forte d’une centaine de soldats, était disposée en colonne sur trois rangs. Les dix-sept autres compagnies du 18e répétaient à l’identique ce motif géométrique, constituant des briques qui s’agençaient en une colonne d’attaque. Le 26e léger, qui précédait le 18e, se formait de la même manière. Ce marteau s’apprêtait à percuter le village d’Essling, où fourmillaient les silhouettes des Autrichiens.
— Qu’est-ce qui se passe ? Où on est ? On perd ou on gagne ? demanda un soldat au visage blanc comme un bol de lait.
Piquebois s’arrêta devant lui.
— Eh bien, je viens d’en discuter longuement avec l’Empereur qui m’a dit ceci : « Mon cher Piquebois, voici mes plans secrets pour la bataille : dites à nos braves soldats de faire feu sur tout ce qui bouge. »
Les ruines d’Essling apparaissaient par instants à travers la fumée des tirs de canons. Les façades des maisons étaient percées de trous de boulets, des Autrichiens se postaient dans les toitures effondrées... Il y avait également des retranchements. Lefine se mit à rire. Il n’en pouvait plus. Un mois et demi plus tôt, il avait failli se faire tuer dix fois dans le village d’Aspern, qui se situait à... deux kilomètres de là. Après six semaines de rencontres, d’émotions et de plaisirs ponctuées par quelques moments de frayeur, voilà qu’il vivait un retour à la case départ, comme au jeu de l’oie. Comme si Dieu ou le Destin s’était dit : « Comment ? Ils ne sont pas tous morts à la bataille d’Essling, ces petits êtres ? Corrigeons cette erreur : renvoyons-les là-bas et, cette fois, tuons-les jusqu’au dernier. » Lefine se montrait souvent ironique, mais il était forcé d’admettre que la vie le surpassait largement dans ce domaine.
La peur, chez Saber, se transmutait en haine. Il allait et venait le long des rangs de la compagnie.
— Souvenez-vous de notre marche sous les boulets ! Il est l’heure de leur rendre la monnaie de leur pièce : faisons-les danser façon Napoléon !
Il s’approcha de Margont, qui regardait la foule des Viennois. La fumée ambiante donnait l’impression que ceux-ci appartenaient à un autre monde qui flottait dans les nuages. Saber pointa l’index dans leur direction.
— Ah, que j’aimerais disposer de canons pour les faire pointer vers là-bas ! Il faudrait juste que ce public s’approche encore...
Le lendemain, il se repentirait d’avoir proféré une menace aussi barbare. Mais en cet instant il pensait ce qu’il disait. La guerre le changeait en monstre.
— Si tu t’adressais à nos soldats pour les encourager ? lui proposa Margont pour détourner son attention.
Saber ne demandait pas mieux. Il lança sa dixième harangue de la journée, évoquant l’héroïsme et la perspective de promotion. Puis il s’écria :
— Notre seule limite, c’est nous-mêmes !
Margont, qui écoutait à peine, fixa soudain son ami.
Mais Saber n’en dit pas plus et conclut. Tous ses discours se terminaient de la même façon.
— Que dit de nous l’Empereur ? s’époumona-t-il.
Comme à chaque fois, des dizaines d’hommes lui répondirent en coeur :
— « Brave 18e, je vous connais : l’ennemi ne tiendra pas devant vous. »
Cette phrase, sans cesse répétée, les envoûtait comme un sortilège.
Le village d’Essling était le point le plus avancé de la marche autrichienne sur les arrières français. Il constituait la position clé de l’affrontement entre Masséna et Klenau. Le 26e léger et le 18e de ligne se mirent en mouvement au son des roulements de tambours.
— En avant ! En avant ! criaient les officiers.
Les soldats progressaient serrés les uns contre les autres, si bien que ceux qui voulaient s’enfuir étaient coincés à leur place. Le village d’Essling s’animait, comme si les myriades d’Autrichiens qui l’avaient investi lui avaient insufflé la vie. Il dégageait des volutes et des volutes de fumée blanche tandis que ses pièces d’artillerie et ses ribambelles de fusiliers s’activaient avec rage. On aurait dit un volcan en éruption. Et, en même temps, il explosait de tous côtés, écrasé par la fureur des tirs de l’artillerie lourde de l’île de Lobau. Des bâtisses volaient en éclats, mais leurs gravats fumants se tapissaient aussitôt de nouveaux défenseurs. Cet acharnement impressionnait les Français. On ne reconnaissait plus là les Autrichiens d’Austerlitz, qui avaient rapidement jeté bas les armes sous la pression. Margont ne comprenait pas leur résistance, il voulait leur crier de s’allier avec eux contre les monarchies qui les opprimaient. Mais les balles autrichiennes répondaient à ses rêves de fraternité en écumant ses rangs. Les tambours battirent la charge, l’un des rares bruits audibles dans le vacarme ambiant.
— Vive l’Empereur ! hurlèrent les fantassins.
Le 26e léger et le 18e de ligne déferlèrent sur le village et ses redoutes. Le sabre brandi, Saber accéléra pour doubler Margont et entraîna la compagnie dans un choc frontal avec les Autrichiens qui barraient la rue principale. Les deux camps se fusillèrent à bout portant avant de se jeter l’un sur l’autre. La fumée noyait tout. Margont suffoquait dans ce brouillard et ne reconnaissait personne dans ce grouillement de silhouettes gesticulantes. Les lueurs des coups de feu se succédaient, évoquant des feux follets aux déplacements chaotiques. Des soldats tiraient si près de Margont qu’il sentait sur son visage le souffle brûlant des fusils. Des ombres fantomatiques se précipitaient sur lui. Elles se concrétisèrent, s’incarnèrent en soldats ennemis. Un Hongrois tenta de lui expédier sa crosse dans le visage. Margont esquiva, mais, gêné par les soldats qui l’entouraient, il ne put se défendre qu’en assenant un coup de la poignée de son épée au menton de son assaillant. De douleur, celui-ci lâcha son arme. Le flot des Français le renversa et le piétina vivant. Un hussard démonté se rua sur Margont. C’était l’un des cavaliers de Wallmoden. Blessé de toutes parts, il saignait en cascade, le regard fou, le sabre tordu à force d’avoir brisé les crânes des artilleurs de Boudet. Il essaya de décapiter Margont au cri de : « Autriche ! », mais Margont fléchit les jambes juste à temps. « Sauvons notre chef de bataillon ! » vociféra un conscrit qui confondait Margont avec son officier supérieur. Le jeune soldat perfora l’abdomen du hussard à la baïonnette tandis que ce dernier l’embrochait avec sa lame. Des sapeurs du 18e enfonçaient les portes à la hache et les Français s’engouffraient dans ces maisons-bastions. Margont fut emporté par l’un de ces courants ; ceux qui le suivaient avaient la folie de croire qu’ils trouveraient là un abri. Des fantassins se fusillaient dans une salle à manger et s’achevaient à la baïonnette. Dans un coin de la pièce, deux Hongrois retranchés derrière une table renversée défendaient cette caricature de forteresse. Un lieutenant s’engagea dans l’escalier, entraînant dans son sillage des grenadiers et refoulant les Autrichiens qui défendaient chaque marche. Le massacre se poursuivit à l’étage. Enfin, la bâtisse fut prise. Il y eut un reflux. Des soldats ressortaient en courant, aspirés par les affrontements des rues. D’autres s’attardaient, feignant d’être blessés ou secourant ceux qui l’étaient vraiment. Margont allait partir lorsqu’il aperçut une petite branche de chêne sur le plancher. Les Autrichiens et les Hongrois avaient coutume d’accrocher à leurs casques ou à leurs shakos quelques feuilles de houx, de saule, de peuplier... Cette tradition symbolisait leur désir de faire la paix. Mais ces feuilles-là étaient rouges ; elles baignaient dans une flaque de sang en train de coaguler.
Margont regagna la rue. La mêlée avait progressé, abandonnant derrière elle des corps par centaines. Un capitaine essayait de se relever en prenant appui sur son sabre fiché dans le sol. Des blessés agrippaient les valides par la jambe pour réclamer du secours, ou au moins à boire. D’autres s’adossaient aux murs en ruine. Margont rejoignit les Français les plus proches. Ils avaient traversé Essling. Devant eux, des Autrichiens s’enfuyaient ou jetaient leurs armes à terre et se constituaient prisonniers.
— Victoire ! Victoire ! criaient les Français.
Lefîne s’approcha de Margont. Des larmes de joie traçaient des lignes claires sur ses joues noircies par la poudre.
— Nous sommes vivants ! Enfin, je crois... J’ai l’impression qu’Irénée vous a volé votre compagnie.
Les troupes les plus avancées du 6e corps de Klenau évacuaient Essling pour se retrancher dans le village d’Aspern. Mais l’élan autrichien était cassé et Aspern se trouvait lui aussi assailli. La progression spectaculaire de Klenau se retournait contre ce dernier, il était désormais isolé et fit savoir à l’archiduc Charles qu’il se repliait. Cette très mauvaise nouvelle pour les Autrichiens fut suivie d’une série d’autres problèmes. Les treize mille hommes de Jean dont ils attendaient désespérément les renforts ne seraient pas là avant plus de deux heures... Surmenées, les troupes autrichiennes commençaient à montrer des signes d’épuisement alors que les réserves fraîches de Napoléon se jetaient sur elles. L’aile gauche autrichienne était débordée, celle de droite reculait et le centre se fragilisait de minute en minute. L’archiduc décida donc d’ordonner la retraite. Il voulait à tout prix éviter la destruction de son armée, car c’était toute la monarchie des Habsbourg qui reposait sur elle. En choisissant de lâcher prise maintenant, il disposait de forces encore suffisamment vaillantes pour pouvoir se retirer en bon ordre et se défendre contre les unités françaises qui allaient les poursuivre.
Les Autrichiens avaient perdu quarante-cinq mille soldats, vingt-cinq mille tués ou blessés et vingt mille prisonniers. Les Français et leurs alliés, trente-cinq mille, dont les deux tiers tués ou blessés. Napoléon déclara : « La guerre n’était jamais ainsi. Ni prisonniers, ni canons : cette journée n’aura aucun résultat. »