CHAPITRE XIV

Le temps paraissait s’être figé, même si cette immobilité était le prélude à une accélération qui rétablirait le cours normal des choses. Les jours s’écoulaient, semblables à eux-mêmes dans les préparatifs militaires comme dans les moments de détente. Toutefois, une légère excitation s’emparait progressivement des esprits. L’Europe entière avait les yeux rivés sur ce fragment du Danube, petit ruban bleu qui séparait deux armées enivrées par leur propre gigantisme.

Les obligations du service avaient immobilisé Margont dans l’île de Lobau. Aujourd’hui, il bénéficiait d’une journée de liberté, enfin, tel était son point de vue qui ne concordait pas avec celui de l’armée. Il n’était pas supposé se déplacer sans autorisation, mais il le faisait sans cesse. L’armée française comptait une grande proportion de combattants qui ne possédaient pas du tout l’esprit discipliné du soldat de métier. Lors d’une inspection, Margont avait entendu un soldat tutoyer l’Empereur ! Pour se plaindre de ne pas avoir encore reçu la Légion d’honneur, qui plus est ! Non seulement Napoléon ne s’était pas formalisé de cette insolence, mais il lui avait effectivement attribué la décoration après s’être fait confirmer ses exploits. Et ce n’était qu’un exemple parmi d’autres. Une multitude de volontaires s’étaient enrôlés pour défendre leur pays contre les invasions, pour protéger une liberté à peine acquise ou parce qu’ils avaient été séduits par le prestige des militaires victorieux (et ces volontaires-là tombaient de haut quand ils découvraient le vrai visage de la guerre). Les conscrits, eux, toujours plus nombreux, n’avaient pas demandé à être soldats. Après avoir plongé la main dans un sac devant monsieur le maire et les gendarmes, ils avaient tiré le mauvais numéro, celui qui vous expédiait à la guerre si vous n’aviez pas l’argent nécessaire pour payer un remplaçant. Tous ces gens détestaient les règlements trop rigides et les enfreignaient autant que possible. Margont, qui s’était porté volontaire pour défendre ses idéaux révolutionnaires, entrait dans cette catégorie-là. Il confiait donc souvent sa compagnie à Saber avant de disparaître. Cette fois-ci, comme Saber était absent, il la laissa à Piquebois, qui se remettait peu à peu de sa blessure. Pour une raison inconnue, Saber passait son temps dans un café viennois, le Milano, rue Kohlmarkt, et ne revenait que rarement, énervé et taciturne. Margont et Lefïne gagnèrent Vienne au galop. C’était à nouveau le moment de vivre.

Vienne fourmillait de soldats en goguette. Lorsqu’elles faisaient leurs courses, les Autrichiennes rapportaient dans leur panier des oeufs, des légumes et une demi-douzaine de déclarations d’amour éternel, amour éternel qui durerait le temps de la campagne. Voilà ce qui s’appelait faire son marché.

Margont et Lefine se rendirent chez Luise où ils étaient attendus avec impatience. Elle se précipita sur eux alors que Margont avait encore un pied pris dans l’étrier. En proie à une grande tension, elle ne trouva pas ses mots.

— Lukas n’est pas avec vous ? finit-elle par demander après avoir à peine répondu aux salutations de Margont.

— Nous ne l’avons plus vu depuis trois jours. Il s’épuise dans ses recherches absurdes. Je pense que nous devrions essayer de le tirer de ses registres.

Luise acquiesça. Un domestique vint prendre les rênes des chevaux tandis qu’un autre se joignait à eux. Les Mitterburg avaient laissé des consignes pour que Luise ne sorte jamais sans escorte.

Durant le trajet, Luise ne desserra pas les poings.

— Pourquoi ne veillez-vous pas plus sur Lukas ? Cette histoire le détruit ! Bien sûr, il est difficile de faire quelque chose. Il est si têtu ! Mais vous pourriez... Je ne sais pas, moi...

— Commençons déjà par le trouver.

— Je fais tout pour obtenir les informations qu’il désire. Seulement, c’est si compliqué... Et puis, est-ce vraiment bon pour lui ? Il lui a déjà échappé une fois. Chercher à le rencontrer à nouveau, c’est forcer sa chance, jouer avec le feu.

Luise prit le bras de Margont. Celui-ci ralentit le pas.

— J’ai perdu mes parents, ensuite Franz. Je ne veux pas qu’il arrive quelque chose à Lukas. Je ne le supporterais pas.

Lorsqu’ils arrivèrent au Kriegsministerium, le capitaine de permanence les reçut avec le sourire du vendeur qui accueille ses meilleurs clients.

La pièce se trouvait dans un état de dévastation pire encore que la dernière fois. Relmyer laissait tomber les documents inutiles, noyant le désordre sous son propre chaos. Perché sur son échelle, comme s’il n’en était pas descendu depuis sa dernière rencontre avec Margont, il lâcha une énorme liasse qui s’écrasa sur un monticule dans un bruit d’explosion. Luise dut l’appeler trois fois pour qu’il consente à venir les saluer. En dépit du nombre étonnant de rayons qu’il avait vidés, il n’avait avalé que le centième de la part de titan qu’il voulait se servir. Son visage faisait frémir. Ses yeux, rougis, comme frottés avec du sable, cernés, enflés, les regardaient avec une fixité dérangeante. Son haleine avait des relents de sucs gastriques et il paraissait affamé. Son uniforme, froissé, empestant la sueur, reflétait sa débâcle intérieure.

— Vous venez m’aider ? interrogea-t-il avec un sourire épuisé.

Luise changea du tout au tout. L’instant précédent, elle avait les larmes aux yeux. Elle releva le menton et s’exprima d’une voix nette.

— Nous t’emmenons te promener dans Vienne. Nous irons aussi visiter les jardins du château de Schönbrunn. Ils sont si jolis... Tu te souviens d’eux ? Nous y allions, autrefois...

— Nous promener ? répéta Relmyer.

Il paraissait ne rien comprendre. Tout ce qui s’éloignait de son obsession était vide de sens pour lui.

— Oui, nous promener.

— À Schönbrunn ?

Luise haussa le ton.

— Nous allons marcher dans Vienne et dans Schönbrunn ! Crois-tu que je vais te laisser te tuer avec tes papiers ? J’exige que tu sortes d’ici !

Sa voix résonnait, butant contre les murs du Kriegsministerium comme elle le faisait contre l’esprit fermé de Relmyer.

Le jeune hussard se laissa entraîner plus qu’il ne donna réellement son accord. Luise décida qu’avant toute chose son frère devait manger. Margont proposa de se rendre au café Milano afin d’y retrouver Saber.

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