CHAPITRE IX

Margont se rendit à cette soirée en compagnie de Lefine, de Jean-Quenin Brémond et de Relmyer. Saber et Piquebois, libérés plus tôt de leurs obligations, s’y trouvaient déjà.

Leur traversée nocturne de Vienne eut quelque chose d’irréel. L’obscurité accentuait la majesté des bâtiments et Margont croyait distinguer le fantôme du Saint Empire romain germanique. Celui-ci, blessé à mort à Austerlitz, avait agonisé jusqu’en juillet 1806. Napoléon l’avait achevé en le démembrant. Il avait ainsi affaibli l’Autriche et créé la Confédération du Rhin, une constellation d’États allemands dont les orbites tournaient autour de la France. Vienne était occidentale, clairement, et, pourtant, l’Orient manifestait lui aussi sa présence sans que l’on pût expliquer cette impression. Les Turcs n’assiégeaient plus Vienne depuis longtemps, mais la ville avait conservé leur trace, l’empreinte de leur culture extraordinaire. Régulièrement, une énorme trouée de nuit faisait irruption dans la longue et grandiose succession des façades. Les rues et les avenues portaient les balafres des mille huit cents boulets et obus qui s’étaient abattus sur elles dans la nuit du 11 mai. La capitale avait en effet tenté de résister avec quinze mille soldats et une partie de la population. Napoléon savait se montrer magnanime envers ceux qui se soumettaient à lui, mais il se révélait redoutable vis-à-vis de toute velléité de résistance. Après ce premier déluge de projectiles et ses cortèges d’incendies qui avaient marqué la nuit au fer rouge, l’Empereur s’était préparé à anéantir la ville en trente-six heures de bombardement généralisé. Vienne avait capitulé. Napoléon avait aussitôt fait lire à ses soldats une proclamation annonçant qu’il prenait les « bons habitants » de Vienne sous sa « spéciale protection ». Le texte stipulait en outre que les « hommes turbulents et méchants » subiraient une « justice exemplaire ».

Vienne était à la fois passé et présent, Occident et Orient, monuments et ruines, grandeur et blessures... Un creuset propice à tous les mélanges.

La propriété des Mitterburg était entourée d’un jardin ceint d’une grille. Le vaste édifice à la façade ocre évoquait un palais vénitien baigné par la lagune. Relmyer leur apprit que les Mitterburg avaient fait fortune dans le commerce du café. Le grand-père, aujourd’hui décédé, affectionnait tant cette boisson qu’il en avait fait son métier. Il avait accompli l’effort d’apprendre le turc afin de mieux négocier ses importations, entre deux guerres austro-turques. Or cette boisson devenait toujours plus populaire. Les cafés fleurissaient en Europe, les soldats s’énervaient quand ce breuvage venait à manquer... Lefïne écoutait avec avidité. Ça, c’était une belle stratégie pour devenir riche ! Deviner aujourd’hui avant tout le monde ce qui serait indispensable demain pour tout le monde. Et il cherchait, cherchait...

Ils confièrent leurs chevaux à des domestiques qui se précipitaient d’une voiture à l’autre pour accueillir les invités. Un valet compassé les pria de le suivre. Ses bas blancs, serrés, lui faisaient des mollets de coq et ses souliers crissaient sur le parquet de marqueterie. Ils traversèrent un couloir sombre, baigné d’échos de musique, de rires et de conversations, pour aboutir à la grande galerie, zone de vie, de bruit et de lumière.

La pièce, longue, profonde, était envahie par une foule flamboyante. Les robes à traîne côtoyaient le baroque somptueux des uniformes de l’Empire. Des fresques allégoriques décoraient un plafond à la hauteur démesurée. De grandes glaces placées en vis-à-vis garnissaient les deux murs principaux, multipliant l’espace et les gens. Le mur donnant sur le jardin était percé de portes-fenêtres, si bien que l’on évoluait dans un univers blanc lumineux aux lambris dorés tout en côtoyant sans le toucher un univers vert et ombre. Des lustres en cristal, colossaux et constellés de bougies, pendaient à mi-hauteur. Une corde étonnamment fine les soutenait, comme pour rappeler que les mondes les plus vastes et les plus brillants ne tenaient eux aussi qu’à un fil.

— Vive le café ! résuma Lefine à sa façon.

Aux yeux de Margont, il y avait quelque chose d’étrange dans ces couples de danseurs qui passaient en sautillant gaiement sous des haies de bras levés, ou ces belles installées dans des fauteuils garnis de dorures et recouverts de brocart bleu. On apercevait partout des officiers, dont des colonels, quelques généraux et des membres de l’état-major général. Si Margont n’avait pas assisté à la catastrophe d’Essling, s’il venait tout juste d’arriver à Vienne, il se serait dit : « Quelle fête ! Que de joie ! Dire que des mauvaises langues racontent que la situation en Autriche est très inquiétante. On a bien grossi cette peccadille d’Essling. » Napoléon maîtrisait admirablement l’art de l’image, des symboles, de la propagande. Avec ces bals et ces pièces de théâtre dont il inondait Vienne, il clamait à l’Europe que l’échec d’Essling était si insignifiant que celui-ci n’interrompait même pas sa vie mondaine. Alors la Prusse et l’Angleterre patientaient au lieu de s’impliquer activement dans cette guerre, se méfiant de cet adversaire qui, même blessé, continuait à sourire et à danser. Les mélodies joyeuses des violons intimidaient les canons adverses et permettaient à Napoléon de gagner du temps. Cela ne durerait pas et l’Empereur le savait. Tout se jouerait lors de la prochaine bataille.

Margont et Relmyer se mirent à chercher Luise tandis que Lefine et Jean-Quenin Brémond se rapprochaient du buffet tout en examinant les cartouches aux scènes mythologiques qui parsemaient les murs. Le regard de Margont s’égarait dans le tumulte des uniformes. Les ingénieurs géographes aux habits bleus, à bicorne et aux yeux épuisés à force de dresser la topographie rigoureuse de l’interminable semis d’îles tapissant le Danube ; les aides de camp qui servaient un général et critiquaient tous les autres ; les Bavarois aux habits bleu clair, aux plastrons à la couleur de leur régiment et aux casques noirs étirés bombant vers le ciel ; les cuirassiers, qui avaient abandonné temporairement leur cuirasse, crabes mal à l’aise sans leur carapace ; les hussards aux couleurs aussi éclatantes que leur réputation ; les chevau-légers polonais, bleu et écarlate, qui haïssaient les Autrichiens à peine un peu moins que les Russes et les Prussiens et qui s’amusaient à tourmenter les notables viennois en les bousculant « accidentellement »; les gendarmes d’élite, en culottes chamois et habits bleus à revers rouges, avec lesquels se querellaient souvent les soldats français, rebelles à l’autorité ; les colonels aux shakos décorés d’un plumet ou d’une aigrette ; les généraux à bicorne dont l’importance se mesurait à la foule des flatteurs qui gravitait autour d’eux... Enfin, au sommet du panthéon de la mythologie impériale trônaient les grenadiers de la Vieille Garde, géants encore agrandis par leurs énormes bonnets d’ourson que leurs ennemis reconnaissaient de loin avec effroi, ces fidèles parmi les fidèles, ces troupes d’élite que Napoléon n’utilisait qu’en dernier recours, ces prétoriens qui n’avaient jamais perdu une bataille et dont la marche signait l’arrêt de mort de ceux qui tentaient de leur barrer la route... Tout ce monde bavardait, buvait, courtisait, dansait... Au fond de la grande galerie trônait une monumentale pendule en porcelaine de Saxe. On ne pouvait l’ignorer. Sa présence murmurait : « Dépêchez-vous, l’heure tourne et la vie est si brève... » Un message connu et ressassé, mais tellement vrai ! Et plus vrai encore pour ces militaires qui seraient peut-être tous morts dans un mois.

Les Autrichiens étaient également nombreux : sympathisants de l’Empire français, partisans d’une Révolution autrichienne ou simples curieux désireux de discuter avec quelques hauts personnages...

Margont aperçut enfin Luise, qui venait de se libérer d’une conversation, mais se garda bien de lui faire signe ou d’avertir Relmyer. Elle était sublime. Sa robe blanche, aux plis organisés pour évoquer le drapé antique des toges, atténuait la blancheur de son teint. Les manches bouffaient au niveau des épaules puis cessaient d’exister. De longs gants s’étiraient jusqu’au coude. Ses escarpins battaient la cadence, tantôt celle des valses, tantôt celle de son impatience. Un noeud rouge lui tenait lieu de ceinture alors que les autres invitées avaient opté pour des ceintures dorées ou crème. Non seulement cet écarlate accrochait hardiment l’attention, mais l’insolent insistait puisqu’il se manifestait également par une fleur épinglée sur la poitrine. Blanc et rouge – les couleurs de l’Autriche – et l’écarlate sur le coeur : Luise affichait ses convictions patriotiques. Elle devait s’irriter de voir ses parents accueillir ainsi des Français chez eux. Sa coiffure n’avait pas changé et Margont s’en réjouit, car cette mode des coupes à la Titus – cheveux très courts et frisés – lui déplaisait. Il ne comprenait pas que l’on veuille vivre avec mille huit cents ans de retard. Et, heureusement, elle n’arborait pas l’une de ces ridicules couronnes de fleurs tombées d’un tableau fantasmagorique brodant sur les Muses. Luise ne les avait pas encore aperçus et les cherchait elle aussi. Combien il était délicieux de pouvoir observer à la dérobée une femme qui vous attirait ! Margont pouvait la contempler au-delà des convenances. Il voulait capter l’instant où elle allait enfin l’apercevoir. Il guettait ce bref laps de temps écrasé entre la recherche anxieuse et le moment où les obligations sociales reprendraient le dessus. Cette seconde de vérité durant laquelle l’émotion et la surprise feraient brièvement tomber ce masque que la société vous obligeait à appliquer sur votre visage. Hélas, Relmyer adressa un signe de la main à Luise et, lorsque cette expression de joie intense se peignit sur les traits de celle-ci, Margont fut incapable de dire quelle part revenait à Relmyer et quelle part était la sienne.

Margont et Relmyer contournèrent la piste de bal où les couples, se tenant par la main, bras levés, composaient des motifs complexes à l’harmonie agréable, mais artificielle. Ils passèrent devant l’orchestre – perruques poudrées, livrées ocre, bas de soie et dynamisme muselé par la bienséance –, déclenchèrent une tempête de glousseries qui agita des éventails tandis qu’ils frôlaient une assemblée de demoiselles en quête de cavaliers et rejoignirent Luise qui avait marché à leur rencontre. Celle-ci fixait Relmyer, les yeux embués par les larmes. Son trouble, mal interprété, lui valut les regards foudroyants de quelques dames choquées.

— Tu as grandi... balbutia-t-elle platement.

Relmyer était tout aussi ému. Mille phrases leur venaient à l’esprit, mais ils ne parvenaient pas à en prononcer une. Leur bonheur, évident à voir et inexprimable, se mêlait à leur tristesse. Car leur réunion soulignait l’absence de Franz. Leur couple était un trio amputé.

Margont souffrait de ne pas exister pour Luise en cet instant. Une fois encore, le passé dissipait le présent et Margont n’appartenait pas à cet univers-là. Les joues de Luise se colorèrent et sa voix se raffermit.

— J’avais tant de reproches à te faire, Lukas ! Tu as de la chance que je les ai tous oubliés, traître de hussard français, fuyard qui m’as abandonnée, ingrat qui ne m’as jamais écrit pour me donner de ses nouvelles et qui ne m’as même pas avertie de son retour à Vienne, têtu, borné, égoïste !

Elle lui prit la main avec tendresse, pour s’assurer que ces retrouvailles qu’elle avait si souvent rêvées – mais vraiment pas ainsi – étaient bien réelles. Et aussi pour ne plus lâcher son frère. Relmyer dégagea doucement ses doigts. Luise se tourna vers Margont. Il eut l’impression qu’elle était radieuse.

— Vous êtes élégant dans votre uniforme ennemi. Mais je vous classe à part dans l’étrange catégorie des ennemis amis. Je suis donc heureuse de vous voir, même si je vous aurais préféré en civil.

— Moi de même. Parce qu’avec ses couleurs, votre tenue tient plus de l’uniforme que de la robe de bal.

Relmyer leur tournait le dos.

— La vieille bique n’est pas encore arrivée, murmura-t-il.

Il la guettait si avidement qu’il en oubliait Luise et Margont. Ce dernier s’empressa de tirer parti de la situation.

— Luise – je peux vous appeler Luise ? –, il y a une question que je brûle de vous poser. Lorsque vous m’avez déclaré que vous aviez deviné que, « d’une certaine manière, j’étais orphelin », que vouliez-vous dire exactement ?

Luise s’attendait à la question.

— Racontez-moi votre histoire et je vous répondrai.

Elle s’était exprimée sur un ton badin, mais elle affichait un visage sérieux. Margont se prêta à ce jeu qui n’en était pas un.

— Mon père est mort quand j’étais enfant. Ma mère, ne pouvant plus subvenir à nos besoins, emménagea chez l’un de mes oncles. Celui-ci se mit en tête de faire de moi un moine. Idée calamiteuse...

Luise imagina Margont en moine. Effectivement, le résultat était déroutant.

— Il devait vouloir se racheter d’un péché, hasarda-t-elle.

— Et moi, j’en étais le prix. On m’enferma donc contre mon gré à l’abbaye de Saint-Guilhem-le-Désert, dans le sud-est de la France. Je n’avais plus le droit de voir ma famille ni même de quitter les lieux. Je croyais que je ne partirais plus jamais de cet endroit. Je me suis vraiment senti abandonné, orphelin. J’y suis resté de l’âge de six à dix ans.

Margont avait aligné ces informations dans un ordre logique. Son résumé ressemblait à un rapport. Mais, à l’intérieur de lui, la tristesse et la rage bouillonnaient, pareilles au pus d’un abcès qui ne parvient ni à se vider ni à se résorber et qui ne peut donc pas guérir.

— Comment en êtes-vous sorti ? Vous avez rendu fous ces pauvres moines ?

— C’était effectivement l’une de mes tactiques favorites. Cependant, c’est la Révolution qui m’a libéré, en supprimant par décret toutes les communautés religieuses.

Luise secoua la tête.

— Non, vous vous êtes libéré vous-même. Quelqu’un peut vous faire sortir d’une geôle, mais votre esprit, lui, peut demeurer encore prisonnier de cet endroit. Moi aussi je me suis libérée ! Cela m’a tout de même pris quelques années... Un jour, à l’orphelinat de Lesdorf, on nous a parlé des tremblements de terre. J’ai été terrifiée pendant des semaines, j’en faisais des cauchemars. Je croyais que la terre tremblait en permanence. J’imaginais un pays dont le sol remuait sans cesse, les maisons passaient leur temps à s’effondrer, les gens marchaient dans les rues tout en s’écroulant à chaque secousse trop marquée... En fait, ces phénomènes ne durent que quelques secondes, paraît-il. Les humains sont donc capables de trembler beaucoup plus longtemps que la terre elle-même. Bien sûr, mes parents adoptifs m’aiment sincèrement. Mais savez-vous pourquoi ils m’ont choisie moi et pas une autre ? Parce que j’étais sage – important, cela –, que j’étais en parfaite santé et que j’apprenais studieusement la lecture, l’écriture, la couture et les bonnes manières. Parfois, quand je me mets en colère contre eux parce que nous ne sommes pas d’accord sur ceci ou sur cela, je me demande s’ils vont me renvoyer à Lesdorf pour « rupture de contrat ». Ah, je parle trop ! C’est à cause de vous ! En plus, vous allez me prendre pour une ingrate. Or c’est faux ! J’aime mes parents de tout mon coeur. J’ai seulement peur. Peur de tout perdre une deuxième fois, de vivre un second tremblement de terre.

Elle s’efforça de chasser la tristesse qui l’avait envahie et ajouta avec gaieté :

— Excusez-moi. C’est toute cette joie autour de nous. L’excès de bonheur me rend parfois mélancolique tandis que la détresse me fait réagir. J’ai coutume de dire que je suis un miroir inversé, qui transforme le blanc en noir et vice versa. C’est une chance puisque le monde est beaucoup plus sombre que clair.

Margont fut pris d’une sorte d’étourdissement, ce qui l’agaça, car il appréciait l’idée selon laquelle l’esprit contrôlait le corps. Il venait de percer le secret de la fascination qu’exerçait cette jeune Autrichienne sur lui. Tous deux avaient été abandonnés. Ils avaient combattu cette souffrance pour finir par la dominer par la force de leur volonté et une philosophie de la vie. Ainsi Margont était-il humaniste parce que, d’une certaine manière, il manifestait vis-à-vis des autres une attention et un soutien dont il avait cruellement manqué. Luise, elle, s’était construit un nid, un cocon, dans lequel elle vivait heureuse avec ceux qu’elle aimait, et elle était prête à déployer la plus vive énergie pour défendre ce petit monde auquel Wilhelm et Relmyer appartenaient. Et elle avait fait preuve d’une grande fermeté pour tenter de les ramener à elle. Margont et elle partageaient la lucidité des blessés de la vie et la combativité de ceux qui refusaient d’être touchés une deuxième fois. Ils avaient subi la même blessure et en avaient guéri en la suturant d’une façon en partie similaire. Ces deux cicatrices semblaient s’être devinées réciproquement dès leur première rencontre, avant même que Margont et Luise aient clairement compris ce qui les attirait l’un vers l’autre. Margont réalisa alors que, contrairement à ses prévisions, la mise au jour de ce secret ne diminuait en rien les sentiments qu’il ressentait pour Luise. L’inverse se produisit. Elle lui parut admirable et il eut envie d’oublier l’univers et de se pencher vers elle pour l’embrasser. Les joues de Luise se colorèrent, comme si elle lisait en lui, et elle baissa les yeux. Margont essaya à son tour de deviner ce qu’elle pensait. En vain. Relmyer leur parlait distraitement et au diable ce qu’il racontait ! Luise fixa à nouveau Margont. Ses yeux bleus pétillaient.

— Vous êtes moins altruiste que je ne le croyais. Vous nous aidez dans cette affaire pour plusieurs raisons et l’une d’elles est votre passé. J’en suis heureuse pour vous. Dans la vie, il faut savoir être un peu égoïste.

Si Lefine avait été là, il aurait applaudi. Mais il pillait consciencieusement le buffet, avalant des rangées de canapés. Luise lui avait fait prêter un habit civil, car son uniforme de sous-officier l’aurait fait refouler par les valets. Il se mêlait aux conversations, se présentant comme « un aide du commissaire des guerres Papetin ». Il prenait grand soin de mentir un peu maladroitement, si bien que les gens commençaient à s’interroger sur lui, discrètement, dans son dos. On le suspectait d’être l’un des espions de Napoléon, l’arme secrète de l’Empereur, sa carte précieuse dissimulée dans sa manche. Peut-être s’agissait-il de l’extraordinaire Schulmeister en personne, ce roi de la manipulation, cet orfèvre des exploits stupéfiants ! On racontait – vrai ? faux ? les deux ? – qu’en octobre 1805, il avait fait croire au général Mack que Napoléon et sa Grande Armée se repliaient en catastrophe pour aller réprimer une insurrection généralisée en Vendée appuyée par un débarquement anglais à Boulogne. Confiant, Mack avait traîné au lieu de rejoindre le gros des forces autrichiennes. Lorsqu’il avait réalisé son erreur, il n’avait pas pu échapper à l’encerclement. Sanction : vingt-cinq mille Autrichiens capturés dans la ville d’Ulm. Oui, nul doute que l’on se trouvait face à Schulmeister puisque cet individu ne ressemblait en rien à la dizaine de portraits que les rumeurs brossaient du célèbre espion. Or, justement, on prétendait que Napoléon, qui rencontrait pourtant régulièrement Schulmeister, ne le reconnaissait même pas lorsque celui-ci se présentait à lui déguisé. Aussi les notables autrichiens blêmissaient quand Lefine s’approchait d’eux et celui-ci se mordait les joues pour ne pas éclater de rire.

Relmyer dansait d’un pied sur l’autre, nerveux, hostile à cette atmosphère de réjouissances. Visiblement, cette nuit-là, la magie des bals viennois dont il avait parlé ne parvenait pas à agir sur lui.

— Elle n’arrivera donc jamais, la sale pie ?

Il supportait mal cette attente. Margont réalisa que Relmyer s’était reconstruit différemment de Luise et de lui-même. Au lieu de se renforcer sur le plan de l’esprit, il avait pris appui sur le physique. Il s’était entraîné sans relâche, couvrant son corps d’une carapace de muscles discrète, mais efficace et allant jusqu’à faire de son sabre un véritable membre supplémentaire. Cependant, en cet instant, la force physique ne lui servait à rien et l’impatience faisait flamber son angoisse. Son regard dérivait vers le punch que les valets en livrée jaune servaient à la louche. Trois ou quatre verres et il se serait senti tellement mieux... Les grandes coupes en cristal emplies de ces liquides orangé ou citrin étaient des puits dans lesquels il risquait de se noyer.

— Je me demande s’il se trouve dans cette salle, déclara-t-il de but en blanc.

Cette phrase, abrupte, effrayante, dissipa tout ce qui venait de s’établir entre Luise et Margont.

— Mais je ne l’aperçois pas, ajouta-t-il.

Luise se perdit dans un tourbillon d’émotions. Colère, frayeur, impuissance, désespoir et révolte contre ce désespoir : tout se mêlait en une cacophonie déroutante. Paradoxalement, son visage demeurait inexpressif.

— Tu ne cesseras donc jamais de rechercher cet homme, Lukas ?

— Non.

Les traits de Luise se crispèrent.

— Alors, durant toute notre vie, nous serons hantés par cette affaire ! Et si tu ne le retrouves jamais ?

Relmyer pivota sur ses talons et, leur tournant le dos, leur lança :

— Amusez-vous si vous le pouvez ! Je viendrai vous avertir quand Mme Blanken sera arrivée.

Luise s’approcha du buffet. Elle réclama de l’eau fraîche, s’énerva de la lenteur maniérée du serviteur, changea d’idée et abandonna le verre plein sur la nappe d’un blanc éblouissant. Elle toisa Margont en feignant d’être choquée.

— Ignorez-vous donc qu’il est inconvenant qu’une demoiselle se trouve seule en compagnie d’un homme ? Si vous ne m’invitez pas immédiatement à danser, les gens vont jaser.

Margont rêvait d’accepter, mais la grâce des couples qui tournoyaient l’intimidait.

— Aucune importance si vous ne savez pas valser, précisa Luise. Laissez-vous guider par moi.

Cette phrase irrita Margont. Tout se passait trop souvent ainsi depuis leur rencontre.

Luise l’entraîna au milieu des couples, afin de s’abriter des regards. Rapidement, Margont se sentit grisé par un léger vertige. Il tenait Luise dans ses bras et le monde tournoyait autour d’eux. La guerre était si proche, il avait failli se faire tuer à Essling et il s’effondrerait peut-être sur le prochain champ de bataille. Il pouvait tout aussi bien ne lui rester que sept jours à vivre. Alors il se força à oublier son enquête, la fureur des combats passés et le cataclysme militaire à venir dont les signes avant-coureurs s’accumulaient. Cette valse, c’était quelques minutes arrachées à la folie chaotique du monde. Il accéléra le rythme, fixant le visage enjoué de Luise tandis que la vitesse effaçait le reste de l’univers. Elle sourit, découvrant ses dents, petites taches couleur de lait. L’orchestre succombait lui aussi au pouvoir de la musique. Le tempo s’emballait. Les gestes du chef d’orchestre se déliaient. Désormais, c’était lui qui obéissait à sa baguette. La musique s’interrompit sèchement. Le silence fut une gifle. Des applaudissements crépitèrent. Il y eut un bref va-et-vient, échange de cavaliers et de cavalières. Margont ne lâchait pas Luise.

— Encore ! s’exclama-t-il à mi-voix.

Une nouvelle valse démarra. Ils virevoltaient dans un flou tissé des couleurs des tenues et des lueurs des bougies reflétées à l’infini par les glaces et les lambris dorés. Le parfum de Luise, musqué, se mélangeait à la magie de la mélodie. Le bras de Margont, insensiblement, enserrait de plus en plus la taille de la jeune Autrichienne. Le temps se trouvait aboli, tout comme l’étaient les pensées et ceux qui les entouraient. Leur couple était devenu une bulle d’émotions qui roulait sans fin dans la lumière.

L’orchestre s’interrompit. Margont vibrait à l’idée de la prochaine danse. Hélas, cette insistance était inconvenante et Mme Mitterburg surveillait sa fille. Elle expédia le premier pantin qui lui tomba sous la main pour déloger Margont. L’homme se figea devant Luise pour l’inviter, son épaule frôlant celle de Margont, déjà prête à donner un coup pour éjecter ce Français trop tenace. Il s’agissait d’un Autrichien élancé et squelettique, fils d’une bonne famille amie des Mitterburg. Il servait dans la milice viennoise et s’était empressé de ne pas bouger quand les Français s’étaient approchés de Vienne. S’il avait marché en avant, il aurait dû les combattre. S’il avait reculé, il aurait été contraint de rejoindre l’armée autrichienne. En se pétrifiant, il s’était laissé capturer et Napoléon, souhaitant ménager les Viennois, avait amnistié et libéré tous les miliciens à condition qu’ils retournent dans leurs familles.

Margont s’éloigna. Il entendit Luise déclarer avec étonnement à son nouveau cavalier :

— Mon Dieu, l’armée autrichienne vous a oublié durant sa retraite ! Il est vrai que, lors d’un départ précipité, on n’emporte que l’essentiel.

Margont se fondit dans les spectateurs qui devisaient en plusieurs langues. Il apercevait Luise et la perdait de vue au gré des mouvements des couples. Le charme s’était rompu, la musique était redevenue de la musique et, pour comble, Margont porta la main à son flanc. L’effort avait ravivé la douleur qui, elle-même, réveilla en lui des souvenirs décousus du carnage d’Essling. Les mélodies harmonieuses des violons se mêlèrent aux fusillades et aux explosions et les robes rouges devinrent couleur sang.

Mme Mitterburg vint se présenter à lui. Ses cheveux blancs, sa peau ridée, ses mains aux veines saillantes, sa voix enrouée : chaque parcelle de son corps soulignait l’importante différence d’âge qui existait entre sa fille et elle. Margont l’enviait de connaître tant de choses sur Luise.

— Luise m’a beaucoup parlé de vous, précisa-t-elle.

« Trop, d’ailleurs », pensait-elle avec inquiétude.

Mme Mitterburg écouta poliment Margont expliquer en autrichien dans quel régiment il servait.

— Mais je ne suis soldat que parce que nous sommes en guerre, s’empressa-t-il de préciser. Dès que tout sera fini...

Il trébucha sur le flou de cette formule. Que désignait ce « tout », il ne le savait même plus. La guerre finirait-elle un jour ? On se battait pratiquement sans discontinuer depuis la Révolution et les brèves périodes de paix sentaient la poudre. Il lui semblait que l’on était reparti pour une guerre de Cent Ans.

— Eh bien, lorsqu’il y aura enfin la paix, je lancerai un journal.

La vieille dame écoutait poliment en clignant de temps en temps des yeux. Son absence de commentaires rendait difficile l’interprétation de ses sentiments. Comme le mot « journal » enivrait toujours Margont, celui-ci se lança dans un long discours sur son projet.

— Les mots luttent contre l’insipidité du quotidien et peuvent changer le monde ! Les journaux et les livres stimulent l’esprit. Peu importe que l’on soit d’accord ou pas, que l’on rie ou que l’on pleure, que l’on se mette en colère ou que l’on applaudisse. La seule chose qui compte, c’est qu’il se passe quelque chose – n’importe quoi, en fait ! –, qui nous fasse réagir. Et cette réaction, composée de sentiments, d’opinions et de nouvelles idées, vient s’ajouter aux autres mots. Elle alimente à son tour les débats, elle augmente et propage l’ampleur de cette « réaction chimique » !

Son débit s’accéléra, son autrichien flancha et, lorsqu’il s’en rendit compte, il s’empressa de conclure, persuadé que son auditrice ne l’écoutait plus.

— Bref, j’espère que mon journal, du fait des polémiques et des idées qu’il donnera à lire au public, participera à tous ces courants de pensées qui animent et transforment le monde.

Mme Mitterburg cligna des yeux.

Il y eut un blanc, ce genre de silence durant lequel on fait défiler à toute allure dans sa tête l’éventail des phrases banales qui permettraient de relancer la conversation, l’air de rien. L’interruption se prolongeait. Mme Mitterburg fixait toujours Margont. Celui-ci se demanda si elle n’essayait pas, tout simplement, de deviner ce qui, chez lui, avait bien pu retenir l’attention de sa fille.

— Vous devriez boire quelque chose, déclara-t-elle finalement. Vous avez tellement dansé...

Elle se tourna vers le buffet et demanda un rafraîchissement. Tellement dansé ? Deux valses avec la même cavalière et voilà que l’on en faisait toute une histoire ! Il réalisait de plus en plus à quel point la « bonne société viennoise » se trouvait éloignée de son univers. Ici, tout était régi par une multitude de règles, de codes, de préceptes et de devoirs. La plus infime transgression déclenchait un flot de réactions destinées à corriger cet écart. Ainsi Mme Mitterburg neutralisait-elle Margont dans cette discussion qui tournait parfois au ridicule. Pendant ce temps-là, un notable autrichien avait remplacé le grand dadais et d’autres suivraient. Luise dansait, donc, mais sans y prendre de plaisir. Ses valses ressemblaient maintenant à l’exécution appliquée de pas appris durant de longues heures. Margont pensa à Relmyer. Les critiques de celui-ci concernant l’enquête sur le meurtre de Franz avaient perturbé la tranquillité de surface de cette société. On lui avait intimé l’ordre de se taire. Le bâillon n’avait étouffé que les mots, pas les sentiments. Ce monde défendait son image et ses privilèges et considérait le scandale comme son pire ennemi, la source potentielle de sa destruction.

Le domestique présenta le verre en cristal sur un plateau d’argent et Margont eut envie de tout envoyer voler. Étonnamment, Mme Mitterburg s’empara du verre et lui dit :

— Luise a eu beaucoup de malheurs dans sa vie. Pensez-y.

Elle lui mit le verre dans la main puis enserra celle-ci dans ses paumes pour la retenir. Le cristal était glacé, ses doigts brûlants.

— Si jamais vous la faites souffrir, je vous jure que je paierai quelqu’un pour vous abattre comme un misérable.

Sur quoi, elle s’en alla, abandonnant Margont avec son punch au citron.

Saber, qui affectionnait les ragots, le rejoignit. Menton relevé pour accentuer son port altier, regard étincelant et air méprisant : il se comportait comme un brillant général qui, son habit ayant été taché par quelque héroïque blessure, aurait emprunté l’uniforme de son officier d’ordonnance.

— Mon pauvre Quentin, ta belle Autrichienne te délaisse. Danse avec une autre pour la rendre jalouse. Si c’est sa meilleure amie, c’est encore mieux. La valse résume tout : si tu veux séduire une Autrichienne, fais-la tourner en rond.

Les bons conseils de Saber... Saber désirait que Margont lui présente Relmyer, mais, par excès de fierté, il refusait de le lui demander. Margont décida de le faire attendre. Jean-Quenin Brémond passa en tourbillonnant avec une brune à la robe en satin blanc lamé argent. Elle le dévorait des yeux. Saber s’immobilisa.

— Regarde le succès de Jean-Quenin ! Elles adorent toutes Herr Doktor ! Je suis content pour lui.

Il avait prononcé cette dernière phrase du ton de : « Puisse-t-il en crever ! » Même en amour, Saber faisait la guerre. Ses rivaux étaient ses ennemis. Il ne séduisait pas, il manoeuvrait. Les coeurs des belles constituaient des bastions qu’il prenait d’assaut pour les abandonner aussitôt, brisés sous son talon. Il ne courtisait pas la femme qui lui plaisait le plus, ni la plus séduisante, mais la plus inaccessible. Ainsi, ses « victoires » le flattaient. Et il possédait incontestablement du charme ; hélas, sa beauté d’Adonis était une toile d’araignée.

— Antoine est un peu inerte, ce soir.

Effectivement, Piqueboïs se tenait à l’écart, adossé à une colonne, rêveur. Il suivait distraitement tel ou tel couple des yeux, plus entraîné par le mouvement que par ce qu’il y avait à voir. La musique s’interrompit et Luise se précipita sur Relmyer dont l’énervement allait croissant. Elle l’entraîna de force dans une polka. Lefine s’approcha à son tour de Margont. Euphorique, il brandit son verre.

— Schnaps valse, vodka polka, punch mazurka !

Il le vida d’un trait et conclut :

— Encore un plaisir volé à la mort.

Luise souriait à Relmyer, exagérait sa joie pour tenter de lui en communiquer une partie. La polka, folle de gaieté, agitait vivement les danseurs. Les officiers et les belles tressautaient, remuaient, riaient. Relmyer imitait leurs gestes, mais ne se forçait même pas à singer leur bonheur. Il demeurait un glaçon dérivant dans la chaleur ambiante.

La polka s’interrompit et Relmyer fila aussitôt. Luise feignit d’être essoufflée pour éconduire un officier de l’artillerie à cheval de la Garde à la pelisse bleu sombre bordée de fourrure argentée et croulante de brandebourgs dorés. Le colback de cet homme, volumineux bonnet rond en fourrure noire, le transformait en colosse macrocéphale. Avec surprise, il regarda cette belle Autrichienne s’éloigner ; la Garde impériale n’avait pas l’habitude des défaites. Luise marcha vers Margont. Saber s’empressa de murmurer :

— Elle arrive ! Discute avec moi, fais comme si tu ne l’avais pas aperçue, comporte-toi comme si elle nous dérangeait !

Agir comme s’il ne l’avait pas remarquée ? Mais Margont ne voyait qu’elle. Luise lui parla d’une voix vive.

— Je vous confie Lukas. Je veux que vous veilliez sur lui. Jurez-le-moi !

— Au vu de sa technique de duelliste, c’est plutôt à lui que vous devriez demander de me protéger.

— C’est déjà fait. À votre tour maintenant, jurez !

— Je vous le jure.

Luise le crucifia du regard pour sceller ce serment. Margont la contemplait sans laisser paraître sa joie. Ainsi, elle avait fait promettre à Relmyer de le placer sous sa protection ! Saber était consterné.

— Mais c’est qu’elle te donne des ordres ! Et toi, tu obéis ! Où irait-on si les femmes se mettaient à tout diriger ?

— Le monde entier est en guerre, alors les choses ne pourraient pas aller plus mal, lui rétorqua Luise.

Relmyer arriva précipitamment, boule renversant des quilles qui se disputaient.

— Voilà enfin Mme Blanken, cette alte Funzel, cette espèce de vieille mauvaise lampe... Tombons-lui dessus maintenant avant qu’elle ne se retrouve engluée dans un fatras de conversations.

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