CHAPITRE XXII

Le 11 juin, Margont était rétabli. Lefine s’absentait régulièrement pour mener ses recherches. Relmyer fouillait les archives du Kriegsministerium, encore et toujours. Ils devaient se réunir dans un café, sur le Gra-ben, afin de faire le point.

Arrivé le premier, Margont alignait déjà trois tasses vides quand Lefine le rejoignit, accompagné de Relmyer qu’il était allé extirper de son monde de papiers. Pagin n’était pas loin bien entendu, il ne quittait plus Relmyer d’une semelle. Ce dernier était son mentor et le grand frère idéal qu’il aurait voulu avoir.

Tous commandèrent des cafés en attendant Luise, qui devait également se joindre à eux. L’ambiance était bruyante et enfumée. Le Kaffeehaus ne désemplissait pas. Les soldats s’y massaient en dépit de la cherté des vivres. Des prostituées s’asseyaient sur leurs genoux et se pendaient à leurs cous. Leurs décolletés osaient toutes les hardiesses et elles soulevaient leurs robes pour exhiber leurs jambes. Elles riaient aux éclats quand des hommes se les disputaient. Des fantassins ivres entraient, réclamaient du vin avec tapage et repartaient en colère parce qu’il n’y en avait plus. Le tenancier et ses fils ne savaient plus où donner de la tête.

— Avant tout, je tiens à vous offrir quelque chose, annonça Relmyer.

Offrir ? Les yeux de Lefine s’écarquillèrent. Il avait encore en mémoire la cascade d’or tombant de la main de Relmyer sur le bureau du gratte-papier du ministère de la Guerre. Relmyer aligna trois soldats en étain sur la table. Les figurines, des chevaliers peints de trois couleurs, paraissaient défier les tasses.

— Pour moi, ils représentent bien autre chose que des jouets. C’est le « serment des soldats ». Après l’abandon de l’enquête sur le meurtre de Franz, Luise, quelques amis de Lesdorf et moi-même, nous avons tous juré de ne jamais renoncer à rechercher l’assassin de Franz. J’avais organisé la cérémonie. Une réunion secrète, en pleine nuit, dans l’une des chambres. Pour concrétiser notre pacte, j’avais eu l’idée d’utiliser des soldats en étain. Nous avons été sept à prêter serment.

— Où sont les cinq autres ? demanda Lefine.

La voix de Relmyer devint cassante et amère.

— J’ai perdu la trace de deux d’entre eux. Un autre sert comme sous-officier dans l’armée autrichienne. Les deux derniers sont ici, à Vienne. Je suis allé les trouver. Ils m’ont déclaré qu’ils considéraient que cette histoire ne les concernait plus. L’un d’eux m’a même dit que notre « serment des soldats » n’était qu’une fantaisie de garnements en colère. Il a ajouté : « Aujourd’hui, nous sommes des adultes. » Eh bien ? Qu’en pensez-vous ? Suis-je un enfant qui ne parvient pas à grandir ?

Ses propos conféraient une nouvelle allure aux figurines.

— Voilà pourquoi j’ai choisi des soldats en étain pour manifester ma présence afin que notre homme me repère. Ce sont des gages de fidélité vis-à-vis de ma résolution.

Pagin en saisit un et le brandit devant son visage. Margont en prit également un. L’objet était pesant, alourdi par le serment qui lui était associé. Lefine s’empara du dernier, bien que, pour lui, tout cela fût plutôt une sorte de jeu qu’un réel engagement.

— Je les achetés pour vous, poursuivit Relmyer. J’aurais voulu récupérer ceux de mes anciens amis, mais ces derniers les ont perdus ou jetés. Seule Luise a gardé le sien, dans son salon.

— Elle en a même rajouté, peut-être pour compenser ceux qu’elle sentait disparaître chez les autres conjurés, hasarda Margont.

— Dire que, dès mon arrivée, je suis allé les trouver eux et pas Luise ! Maintenant que ce point est réglé, voyons où nous en sommes. Luise est en retard mais moi, je ne peux plus attendre.

Margont fit part de sa discussion avec Lefine, à l’hôpital. Relmyer annonça qu’il n’avait obtenu aucun résultat pour l’instant, ni du côté du Kriegsministerium ni à l’issue des interrogatoires du fricoteur d’archives (au domicile duquel on avait effectivement découvert des documents militaires que l’état-major général étudiait, ainsi que de belles sommes issues de ce trafic). Quant à ce Johann Grich de Mazenau, il n’existait bien évidemment pas. Pagin, lui, n’avait rien découvert d’utile concernant la disparition des adolescents prétendument morts à la guerre.

— Moi, j’ai du nouveau ! annonça fièrement Lefine. Notre homme sert dans les volontaires viennois. L’un des prisonniers a enfin parlé ! Il a révélé que c’était un officier des volontaires viennois qui avait planifié cette attaque. Mais il ignore son nom et son bataillon.

— Comment cela, quelqu’un a parlé ? s’énerva Relmyer. Je me renseigne chaque jour à ce sujet et on me soutient qu’il n’y a rien de nouveau !

— Ceux qui interrogent les prisonniers ne vous révéleront jamais ce qu’ils apprennent, répondit Lefine. Ds vous suspectent d’être un traître. Vous êtes d’origine autrichienne et c’est vous qui avez mené cette expédition qui a failli se faire anéantir. Si votre chef d’escadron, Batichut, et votre colonel n’avaient pas pris votre défense, à l’heure qu’il est, vous seriez vous-même questionné par les officiers chargés de la lutte contre les partisans.

Une fois de plus, Relmyer se sentit trahi. Il y avait si peu de gens prêts à l’aider que l’on pouvait tous les réunir autour d’une table de café, fragment du monde dérisoirement minuscule.

— Si notre homme sert bien dans les volontaires viennois et non dans la Landwehr, reprit Lefine, nous récoltons plusieurs indices sur lui. La Landwehr est une milice qui a été créée par l’archiduc Charles, lorsque l’armée autrichienne, comme tant d’autres, s’est mise à faire la grenouille qui veut devenir boeuf. Le service dans la Landwehr est obligatoire entre dix-huit et quarante-cinq ans. Seulement, le règlement qui la codifie prévoit un grand nombre d’exemptions : invalides, étudiants, personnes indispensables au bon fonctionnement de la société – professeurs, diverses catégories de marchands, policiers, employés des administrations, médecins... Le principe des régiments de volontaires, c’est d’incorporer au dernier moment le maximum d’exemptés de service dans la Landwehr.

Margont se réjouissait.

— Conclusion : il y a de fortes chances pour que notre homme ait un métier qui l’exempte de servir dans la milice. Mais ce motif ne va pas jusqu’à lui éviter d’intégrer les volontaires. Il est officier, or nous savons qu’il n’est probablement pas militaire de carrière. Alors pourquoi a-t-il un tel grade ? Parce que nous avons affaire à une « personnalité » : un gros propriétaire terrien, un noble, un personnage officiel, quelqu’un occupant un poste important dans une administration...

Le visage de Margont s’illuminait tandis qu’il parlait. Il menait cette enquête avec ténacité, refusant de se décourager, et chaque pas en avant le faisait jubiler.

— Peut-être travaille-t-il au ministère de la Guerre ? Il aurait ainsi personnellement accès aux registres militaires. Sinon, qui dit belle fonction dit relations : sa position a dû l’aider à obtenir que l’on manipule les listes des pertes des régiments. Fernand, il nous faut connaître les motifs exacts d’exemption de service dans la Landwehr.

— Impossible, hélas. Les Autrichiens ne nous ont pas laissé un tel document.

— Combien y a-t-il de volontaires viennois ?

— Six bataillons de six à neuf cents hommes. Le 6e, soit neuf cents soldats, a participé à la défense de Vienne et s’est rendu avec la chute de la capitale, donc éliminons-le. Il doit rester dans les trois mille cinq cents volontaires, soit une bonne centaine d’officiers subalternes.

— Pourquoi est-il volontaire, au fait ? se demanda Margont à haute voix.

— Pour défendre son pays... avança Relmyer.

— Non, il se moque de sa patrie. Regardez les efforts considérables qu’il déploie pour commettre ses crimes. Il consacre une grande partie de son temps à préparer ses enlèvements et, après coup, à en atténuer les échos. Je crois que ses crimes sont la seule chose qui l’intéresse dans la vie.

— Alors c’est pour mieux attirer ses proies là où il le souhaite. Comme il a tenté de le faire avec Wilhelm.

— Non. Il est inutile d’être soldat pour faire semblant de l’être. À mon avis, il était obligé de se porter volontaire. Ou il intégrait les volontaires en proclamant gaiement son « patriotisme », ou il pouvait d’ores et déjà chercher un nouvel emploi. Donc je pense que c’est un fonctionnaire important.

— C’est une spéculation, objecta Relmyer.

— Certes. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas été très patriote, durant son embuscade. Il a abandonné ses hommes juste après vous avoir tiré dessus. Le fait de voir s’enfuir l’officier qui avait organisé cette attaque a contribué à déclencher la déroute des Autrichiens. Son action était uniquement personnelle, il se moquait éperdument de ce combat.

« Et vous, tout autant que lui, Lukas », ajouta-t-il intérieurement.

Chacun ayant livré les informations qu’il détenait, la conversation s’éteignit d’elle-même. Leur enquête piétinait à nouveau, et Luise n’arrivait toujours pas. La guerre, elle, oui. Partout, des militaires se promenaient : des Bavarois qui se sentaient plus d’affinités avec la France qu’avec les Prussiens dont le désir de dominer le monde germanique allait croissant, des fantassins saxons qui plaisantaient avec les dragons français qui les avaient sabrés quelques années plus tôt à la bataille d’Iéna, des officiers au pas pressé avides de bondir vers les sommets de la hiérarchie, des artilleurs qui parlaient trop fort parce que leurs tirs les rendaient petit à petit sourds... Margont ne reconnaissait plus l’armée d’autrefois, celle de 1805. Entre 1805 et 1809, on ne pouvait même pas placer les cinq doigts d’une main et, pourtant, 1805 semblait appartenir à une autre ère. À l’époque d’Austerlitz, l’armée française se composait de volontaires et de combattants aguerris. Maintenant, les alliés

— Italiens, Saxons, Wurtembergeois, Hessois, Bavarois, Polonais... – en constituaient une part toujours plus importante. Et il s’agissait souvent d’anciens ennemis. Quant au nombre de conscrits français, il prenait des proportions dangereusement élevées. Ces soldats, inexpérimentés et plus ou moins motivés, remplaçaient les vétérans tués sur les champs de bataille ou mobilisés par la guérilla espagnole. L’Empire s’appuyait sur son armée. Or Margont décelait de discrètes fissures... Cela raviva sa peur de mourir. Celle-ci habitait chaque soldat. On s’y habituait comme on pouvait mais, régulièrement, sans crier gare, elle vous envahissait. Margont réagit. Il lui fallait plus de vie, tout de suite, ici même !

— Herr Ober ! Du café, de la crème et des pâtisseries ! commanda-t-il.

— Et du schnaps ! ajouta Lefine.

Le serveur leur apporta aussitôt le tout, souriant intérieurement en imaginant la tête de ces Français quand il leur annoncerait la note...

Luise arriva enfin, accompagnée de deux hussards auxquels Relmyer avait donné l’ordre de veiller sur elle dans cette ville emplie de militaires. Elle ne répondit pas aux salutations et posa une feuille sur la table, au milieu des tasses et des miettes.

— Voici les noms de plusieurs personnes qui tiennent les registres des effectifs militaires autrichiens. Il y en a trente-deux.

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