Le lendemain, en compagnie de Lefine, Margont traversait le Graben, une avenue adorée des Viennois édifiée sur les fossés comblés d’anciennes fortifications médiévales. Ses yeux, rougis par le manque de sommeil, semblaient éclaboussés par le sang de Pique-bois. Ils s’arrêtèrent au pied de la Pestsäule, la colonne de la peste. C’était là que Relmyer leur avait donné rendez-vous.
— Puis-je poser une question stupide, mon capitaine ?
Margont ne répondit pas.
— Relmyer est-il un ami ou notre futur assassin ?
Mâchoires crispées, gestes saccadés, yeux et lèvres plissés : Margont accumulait les symptômes de l’homme exaspéré.
— Ce forcené a embroché Piquebois ! tempêta-t-il soudainement. Quant à Antoine, lui, c’est tout juste s’il ne l’a pas remercié pour la leçon ! Il est aussi responsable que Relmyer de ce qui est arrivé. Relmyer me fait l’effet d’un homme en train de s’extirper d’un gouffre. En lui tendant la main, nous augmentons ses chances de succès, mais il peut trébucher et nous entraîner dans le vide avec lui ! Il y a déjà les Autrichiens face à nous, les partisans dans notre dos et, quelque part, un assassin aussi insaisissable qu’un fantôme. Or voilà maintenant qu’en plus Relmyer se met à blesser ceux qui l’approchent !
— Son sabre est à double tranchant...
— Tu as assisté au duel ?
— Non. J’étais trop soûl pour voir autre chose que le buffet et les Autrichiennes.
— Dire que Piquebois a expédié à terre je ne sais combien d’adversaires dans sa vie ! Face à Relmyer, il ne s’est pas retenu, crois-moi !
Lefine acquiesça.
— Quand Antoine dégaine, il perd la tête. C’est comme si son sabre se mettait à penser à sa place.
— Eh bien, Relmyer a dominé la totalité du duel.
Lefine tapota mollement dans ses mains et cette plaisanterie douteuse irrita plus encore Margont.
— Il survivra, poursuivit-il tandis que Lefine blêmissait, prenant tout à coup conscience du fait que son ami aurait réellement pu périr, qu’il ne s’agissait pas que d’une bêtise macabre liée à l’absurdité de l’homme. Tôt ce matin, je suis allé voir Jean-Quenin. Il y a une histoire d’articulation scapulo-humérale abîmée et de tendons quelque chose sectionnés... Pourquoi les médecins ne sont-ils donc jamais capables de donner une réponse claire ?
— Qn’attendre d’autre de gens qui ont des cours en latin ?
— N’exagérons rien, cela ne concerne qu’une partie des livres et des traités d’anatomie. Mais c’est déjà bien trop à mon goût. Bref, je n’ai rien compris si ce n’est que cette blessure n’est pas mortelle et qu’Antoine retrouvera bientôt l’usage de son bras.
— Formidable ! D’autres duels en perspective, ironisa Lefine d’un air désabusé.
— Il n’en est pas question !
Relmyer n’arrivait toujours pas. Pour se calmer, Margont se mit à étudier la Pestsäule, haute de plusieurs mètres et au baroque luxuriant. En 1679, la peste avait décimé Vienne, la tapissant de cent mille victimes. L’empereur Léopold Ier avait plus tard fait ériger cette colonne pour remercier Dieu d’avoir éradiqué l’épidémie. La Sainte-Trinité, en métal doré, surplombait une cascade de personnages, humains ou anges. Léopold Ier, agenouillé, priait. Au-dessous de lui, une femme tenant une croix symbolisait la Foi triomphant de la Peste, incarnée par une vieille dame à terre, nue, la peau flasque et ridée. Margont pensa à la colonne de la Grande Armée, place Vendôme, qui n’était pas encore achevée. Deux oeuvres qui célébraient le triomphe de la vie (celle de la Grande Armée était confectionnée avec le bronze des mille deux cents canons pris à Austerlitz et à Vienne, en 1805, car on croyait alors à une paix durable...). Lefine laissait son regard glisser sur l’édifice, de visage en visage.
— Après la grande bataille avec les Autrichiens, on édifiera une colonne semblable à celle-là, annonça-t-il à Margont. Mais beaucoup beaucoup plus haute et avec encore plus de personnages. Une gigantesque pile de cadavres qui touchera le ciel. Au sommet trônera l’Empereur désignant Moscou ou Londres, lieu de la prochaine colonne.
Margont devenait de plus en plus perplexe.
— Chaque guerre, au lieu d’apporter la paix, ne fait qu’en déclencher de nouvelles... Nous avons trébuché quelque part et nous ne parvenons plus à retrouver notre équilibre.
Relmyer arrivait. Sa démarche chaloupée, son assurance et son uniforme éclatant attiraient les regards des passantes et la colère des maris. Ses bottes claquaient sur les pavés pour rappeler à l’ordre ceux qui ne l’avaient pas remarqué. Il se figea devant les deux hommes et tendit la main. Margont la lui serra à peine et livra immédiatement ce qu’il avait sur le coeur.
— Dois-je vraiment continuer à vous aider ? À force de vous côtoyer, ne vais-je pas finir par me retrouver avec votre lame dans le ventre ?
— Jamais de la vie !
Relmyer s’exprimait avec toute la sincérité du monde. Mais était-ce une garantie suffisante ?
— Je vous certifie que je n’aurais pas tué votre ami, ajouta-t-il.
Il avait l’arrogance des maîtres d’armes qui estimaient manier leur lame comme les chirurgiens leurs scalpels. Margont lui parla sèchement.
— Dégainez encore une fois – une fois ! – pour un motif aussi futile et je mettrai un terme définitif à notre coopération. Nous enquêterons chacun séparément et tant pis si cela nous ralentit et fait le jeu de celui que nous traquons.
Cette menace plongea Relmyer dans un abîme. Le visage blême, il déclara solennellement :
— Je vous jure sur l’honneur que je ne provoquerai aucun autre duel durant toute la durée de cette affaire. Cependant, je crois que vous n’avez pas bien compris ce que ce combat représentait pour moi. Dès que j’entends vanter les mérites de tel ou tel sabreur, l’inquiétude m’envahit. J’ai beau essayer de ne plus y penser, de m’occuper de mes hussards, ce malaise continue à croître. Seuls un duel et ma victoire ramènent le calme en moi. Un calme tout relatif, je le concède. Je veux être sûr, non, je dois être sûr que personne ne pourra plus jamais me dominer. Il faut que je devienne invincible. Mieux encore : intouchable !
Relmyer se montrait tendu. Il avait livré le coeur de son âme : « intouchable ».
— Si vous persistez sur ce chemin-là, lui répondit Margont, vous serez peut-être en sécurité, mais vous serez également seul, car tout le monde vous fuira. Vous deviendrez intouchable dans tous les sens du terme.
Relmyer ne répliqua pas. L’énervement de Margont demeurait visible.
— Un autre point : vous voulez me faire croire que vous désirez livrer cet assassin à la justice alors que vous transpercez un inconnu ? Vous me prenez pour un idiot ?
— Certes pas. Je souhaite vraiment m’emparer de cet homme vivant. Car il n’y a pas que de lui dont je veux me venger, mais aussi du silence. Si je capture cet homme, alors il y aura un procès, des déclarations, des écrits, des témoins. Enfin, cette affaire fera du bruit ! Peut-être même assisterons-nous au procès du silence, justement...
Après un bref flottement, il désigna l’avenue de la main.
— M’accompagnez-vous ?
Margont acquiesça et lui emboîta le pas. Ils se fondirent dans la foule des promeneurs, des marchands ambulants et des prostituées, les « nymphes du Graben ».
— J’ai chargé Pagin et Telet, un autre de mes hussards, de se renseigner au sujet de tous ces disparus « morts à la guerre », déclara Relmyer. Ils vont faire la tournée des orphelinats, excepté celui de Lesdorf, bien entendu. Je ne m’occupe pas de cela personnellement, car je crains que ces investigations ne nous mènent nulle part. Celui que nous recherchons dissimule trop bien ses traces. En revanche, il y a cette histoire de registres ! Je ne cesse d’y penser. Nous devons mettre la main dessus afin d’identifier ceux qui les remplissent et peuvent donc les trafiquer.
— Malheureusement, c’est peine perdue, je le crains, annonça Margont. Ou alors, les Autrichiens ont perdu la raison. On ne laisse pas tomber aux mains de l’ennemi le détail exact de ses forces : effectif des régiments bataillon par bataillon, identité des officiers assurant le commandement... Ou ces registres ont été emportés par l’armée autrichienne, ou nous retrouverons ce qu’il en reste dans une cheminée.
Les arguments de Margont coulaient de source. Excepté pour Relmyer. Le jeune hussard les balaya d’un geste du bras.
— Pour l’instant, nous n’avons que cette piste. Je ne vois qu’une seule façon de procéder : nous rendre au ministère de la Guerre et chercher malgré tout ces registres ou un document qui nous aiderait...
Les yeux de Lefine s’écarquillèrent. Ils contemplaient déjà des monceaux de dossiers, comptes rendus, lettres... Avec l’interminable succession des guerres, les effectifs des armées grossissaient sans cesse à coups de levée en masse et d’intégration de contingents étrangers. Désormais, la France, l’Autriche ou la Russie pouvaient aligner des centaines de milliers de soldats et de miliciens. La bureaucratie avait suivi cette croissance vertigineuse. Les dirigeants contrôlaient tout en permanence et ces multiples vérifications se traduisaient par des millions de feuilles. Il fallait compter et recompter les effectifs pour obtenir la situation exacte de chaque bataillon, connaître les noms des déserteurs, vérifier l’existence de chaque combattant afin d’éviter les « soldats fantômes » dont la solde était détournée par des profiteurs, assurer une logistique correcte (soldes, vivres, habits, armes et munitions, logements...) qu’il fallait d’ailleurs examiner elle aussi de près tant les fournisseurs escrocs et les fonctionnaires corrompus pullulaient...
Face au manque d’entrain de ses compagnons, Relmyer s’énerva.
— Rien ne vous y oblige ! Mais nous connaissons tous la lourdeur et le pointillisme des administrations. Qui plus est, l’Empire autrichien est démesuré : il inclut la Hongrie, la Bohême, la Moravie, la Galicie, la Slovénie, la Croatie, la Slavonie, la Transylvanie... Au milieu de tant de papiers, peut-être existe-t-il le double oublié d’un rapport ou la traduction d’une missive qui aura échappé à la vigilance de ceux qui étaient chargés d’emporter ou de détruire les documents confidentiels. N’oubliez pas que l’armée autrichienne n’avait pas prévu d’être refoulée par Napoléon. Vienne a été évacuée en catastrophe et, dans la précipitation, on commet des erreurs.
Margont demeurait sceptique.
— De tels indices existent certainement... Cependant, cela prendrait des mois...
— Eh bien, j’y passerai des mois, s’entêta Relmyer. S’il le faut, je trouverai des traducteurs pour le hongrois, le croate, le tchèque, le Slovène, le polonais, le roumain et les dizaines d’autres langues et dialectes que l’on parle dans cet empire monstrueux.
Margont répondit d’une voix posée afin de le calmer.
— Des Français ont déjà cherché ces registres. Vous pensez bien que l’Empereur a fait examiner les archives autrichiennes. Cette nuit, j’ai interrogé l’une de mes connaissances...
— L’une de mes connaissances ! précisa Lefine.
— Effectivement, Fernand, et je t’en remercie une nouvelle fois, même si j’ai dû vous payer tous les deux. D’après cet aide de camp attaché à l’état-major général, on n’a découvert aucun document intéressant concernant les armées autrichiennes. Je vous propose une autre façon de procéder et, si celle-ci échoue, alors nous irons nager dans les archives viennoises.
— Une autre façon de procéder ? répéta Relmyer en butant sur le mot « autre ».
Il s’immobilisa net, au coeur de la Stephansplatz. La Stephansdom, la cathédrale Saint-Étienne, était dotée d’une unique flèche, car l’argent et l’énergie prévus pour ériger la seconde avaient été dépensés pour renforcer les fortifications avant le premier siège turc, celui de 1529. Dans le dos de Relmyer s’élevait ce clocher gothique dont la déroutante complexité de pierre semblait incarner les interrogations et les inquiétudes du jeune hussard.
— Adressons-nous à l’une des personnes qui remplissent ces registres, expliqua Margont. Indirectement, bien sûr. Il nous faut convaincre un sympathisant de la cause autrichienne demeuré à Vienne d’accepter d’en parler à des partisans. Certains de ces derniers franchissent régulièrement la ligne de front et pourraient tenter d’obtenir le renseignement que nous cherchons. Après tout, nous nous moquons des registres eux-mêmes, ce qui nous intéresse, c’est la liste des noms de ceux qui les remplissent. Or ces bureaucrates ont dû suivre l’armée autrichienne afin d’éviter d’être arrêtés et interrogés au sujet des effectifs ennemis. Si les gens comprennent dans quel but nous cherchons cette information, peut-être nous la livreront-ils.
Relmyer étudiait cette nouvelle piste, évaluant le pour et le contre.
— Cela serait long, sans doute plusieurs jours, quoique moins long qu’avec ma méthode, je le concède. Hélas, cela ne peut pas marcher. Il faudrait trouver un sympathisant autrichien, le persuader de notre sincérité, qu’il accepte et qu’il dispose d’un crédit tel qu’il puisse à son tour convaincre les combattants auxquels il s’adressera. Nous ne trouverons jamais un tel homme.
Margont sourit.
— Et que pensez-vous de Luise ?