CHAPITRE XXXII

Le 7 juillet, Napoléon décida de donner du repos à son armée. Des détachements de hussards et de chasseurs à cheval harcelaient l’armée autrichienne en retraite, mais se heurtaient à la cavalerie de l’archiduc. L’Empereur voulait pourchasser l’armée ennemie, la talonner, la bousculer et encercler les unes après les autres les unités isolées... La poursuite devait être efficace afin de transformer la victoire sur le champ de bataille en un succès total. Dès le lendemain, Napoléon lancerait donc toutes ses forces dans cette course.

Une immense confusion régnait dans la Grande Armée. Partout, on voyait errer des soldats, isolés ou en petits groupes, à la recherche de leur bataillon. Il faudrait des heures pour rassembler tout le monde, surtout que les ordres circulaient mal. De nombreux officiers avaient été tués, ce qui interrompait les chaînes de commandement. Ces dysfonctionnements généraient malentendus et rumeurs. On entendait dire que le 4e corps de Masséna – qui avait perdu vingt-cinq pour cent de ses effectifs ! – allait être autorisé à se reposer dans Vienne. Quelques minutes plus tard, un aide de camp annonçait qu’il fallait se préparer à la poursuite.

Margont faisait le point sur l’état de sa compagnie, dans le village de Leopoldau, au sud-ouest du champ de bataille. Il avait envoyé la majorité de ses soldats valides ramasser les milliers de blessés que l’on n’avait pas encore secourus. Lefine demeurait apathique, s’étonnant d’être en vie. Il se tenait assis sur une pile de gravats. À ses pieds, des dizaines de fantassins dormaient à même le sol. Ils paraissaient morts. Dans son dos, les maisons délabrées de Leopoldau menaçaient de s’effondrer. On aurait dit un roitelet qui n’avait pas encore réalisé que son royaume n’existait plus. Piquebois supervisait une distribution de cartouches. Les fusiliers s’agglutinaient autour d’un fourgon à munitions et remplissaient leurs gibernes. La compagnie se gorgeait de balles. Saber était fou de rage.

— Extraordinaire ! Extraordinaire ! Je reste lieutenant ! Je ne passe même pas capitaine ! Même pas cela ! Les Autrichiens étaient en train d’écraser nos arrières, notre armée était perdue ! Or grâce à qui le village d’Essling a-t-il été repris ? Grâce à moi ! J’ai entraîné ma compagnie...

— Ma compagnie ! corrigea Margont.

— J’ai entraîné notre compagnie dans une charge salvatrice d’ores et déjà légendaire. J’ai fait sauter le verrou d’Essling et le corps autrichien de Klenau s’est ratatiné sur lui-même comme une lanière trop étirée dont on sectionne l’extrémité. Et comment me récompense-t-on ?

— Plus de trente compagnies se sont engouffrées dans Essling et ses retranchements...

Saber brandit l’index pour corriger ce qu’il considérait comme une imprécision préjudiciable.

— La nôtre a été la première à traverser le village, les autres n’ont fait que suivre ma percée.

Margont commençait à s’énerver.

— On n’y voyait rien dans la fumée, alors comment peux-tu dire cela ?

— Seuls les suiveurs étaient aveuglés par la fumée, celle de la fusillade de notre compagnie qui était en tête ! Puisque notre colonel refuse de me nommer chef de bataillon, je vais m’adresser à plus haut que lui. Au général de brigade ! Non, il ne désavouerait pas l’un de ses colonels. A-t-on informé l’Empereur de mon fait d’armes ? J’exige de rencontrer l’Empereur !

Après chaque affrontement, il fallait vite remplacer les officiers grièvement blessés ou tués afin que l’armée puisse fonctionner à nouveau. Par tradition et par obligation, les promotions pleuvaient sur le champ de bataille, enjambant parfois plusieurs échelons d’un coup. L’excitation de Saber allait croissant au fur et à mesure que l’on apprenait qu’un tel passait capitaine, un tel chef d’escadron...

Margont aperçut Relmyer qui se déplaçait au trot pour ménager sa monture. Il lui fît signe et le hussard obliqua dans sa direction. Relmyer avait un regard étrange. Pagin était mort sous ses yeux, ainsi que son colonel, Laborde, et un grand nombre de hussards du 8e. Le général Lasalle avait lui aussi été tué. Relmyer n’arrivait pas encore à admettre toutes ces disparitions. Il chevauchait, abattu, entouré de fantômes.

— Je suis heureux de voir que vous avez survécu, déclara-t-il à Margont et à Lefine. Rendons-nous sur-le-champ chez Luise pour la rassurer et voyons où elle en est de ses recherches.

Déjà, son enquête recommençait à l’obséder...

— Fernand et moi, nous ne pourrons nous absenter que pour la journée, répondit Margont. Demain, notre régiment participera certainement à la poursuite.

Relmyer hocha la tête en silence. Margont confia sa compagnie à Piquebois. Saber, lui, était occupé à rédiger son courrier, butant sans cesse sur la première ligne parce que, tout de même, écrire à l’Empereur... Sans qu’il le perçût clairement, sa lettre lui servait aussi de paravent, l’empêchant de voir les charniers qui l’encerclaient.

Relmyer, Margont et Lefine s’en allèrent, croisant des Saxons perdus, des cortèges de charrettes dans lesquelles s’entassaient les blessés, des files blanches de prisonniers, des fuyards repentis qui tentaient discrètement de rejoindre leur bataillon... Partout gisaient des corps et des dépouilles de chevaux béquetés par les corbeaux.

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