L’enseigne du Milano représentait une énorme cafetière en cuivre tenue par un petit Noir. La salle, bondée et bruyante, déplut aussitôt à Margont qui se demanda ce que Saber pouvait bien faire là pendant des journées entières. Lefine, en proie aux mêmes interrogations, suggéra une raison en désignant des billards, sans convaincre toutefois Margont. Saber était installé dans un angle de la pièce. Comme à son habitude, il avait pris possession des lieux. Sa table disparaissait sous des cartes, livres, gazettes, courriers... Sa façon même de se tenir, assis avec toute l’assurance du monde, concentré, donnait l’impression qu’il était chez lui et qu’il avait bien voulu tolérer que l’on transforme son bureau en café. Il discutait avec deux autres lieutenants. Aucun des nombreux clients debout n’osait leur réclamer l’une des chaises vides sur lesquelles ils empilaient des fatras de missives.
Margont les rejoignit et on échangea les présentations. L’un des lieutenants, un certain Valle, adressa un sourire exquis à Luise, qui afficha son désintérêt en se tournant pour commander des cafés et du pain avant d’« oublier » d’écouter la suite des compliments que lui servait cet officier. On n’entrait pas aussi facilement dans son monde. Saber manifesta de la froideur à Relmyer, à qui il en voulait toujours d’avoir blessé Piquebois. Il fit place nette sur les chaises vacantes en jetant par terre ce qui les encombrait et réagença ses documents. Comme Margont, Saber raffolait de l’état d’excitation que suscitait ce breuvage. Il buvait avec des gestes artificiels, maniérés. Un serveur apporta sur un plateau une myriade de tasses, une immense cafetière, un broc de lait et un autre de crème. Vienne était le paradis des buveurs de café. Saber transforma le sien en miel à coups de morceaux de sucre. Luise emplit de crème celui de Relmyer, plus pour le nourrir que pour lui faire plaisir. Margont appréciait le café pur, fort et amer. Lefine, lui, choisit de le « sucrer au schnaps » après s’être emparé d’une bouteille sur le comptoir. Luise ne commença à déguster sa boisson que lorsque Relmyer eut déjà vidé deux fois sa tasse. Margont dut insister pour que le domestique qui accompagnait Luise osât accepter une tasse. Ce dernier fut étonné d’être traité sur un pied d’égalité et, dans le secret de ses pensées, des idées républicaines germèrent. Le seul fait de se servir du café, de l’accommoder selon son choix, vous procurait un délicieux plaisir, exacerbé par la présence d’amis. C’était un moment si agréable... Margont oublia un instant la guerre. Saber s’empressa malheureusement de la lui rappeler.
— Voici l’Europe.
Lefine écarquilla les yeux en réalisant que Saber désignait des cartes. Des cartes ! Tous les états-majors en cherchaient. On les payait comme s’il s’agissait de toiles de maître ! De l’or ! Juste là, sous ses yeux !
— Voilà les Autrichiens, annonça Saber en renversant la boîte à sucre.
Les troupes autrichiennes vinrent prendre possession d’une partie du monde. Un monticule symbolisait l’armée de l’archiduc Charles. Saber disposa également des morceaux de sucre dans le Tyrol, en Italie et en Pologne. Il utilisa ensuite de la mie de pain pour matérialiser les forces françaises et alliées.
— Maintenant les Russes : sucre ou mie de pain ? plaisanta-t-il.
Il opta pour le pain même si ces « alliés » faisaient preuve de mauvaise volonté. En 1805, à Austerlitz, ils combattaient aux côtés des Autrichiens contre les Français. Quatre ans plus tard, les nouvelles alliances politiques avaient redistribué les cartes, mais le tsar Alexandre Ier jouait un double jeu. Quant aux soldats et aux généraux russes, têtus, ils répugnaient à soutenir les Français et les Polonais (surtout les Polonais qu’ils haïssaient). Ainsi, lorsque les quarante mille Autrichiens de l’archiduc Ferdinand envahirent le grand-duché de Varsovie, État allié de la France défendu par seulement seize mille Polonais, l’armée russe de Galit-zine, supposée secourir ces derniers, progressa avec un manque d’énergie manifeste. Et comme l’armée russe était déjà fort lente quand elle voulait être rapide, c’est dire si elle fut lente cette fois-là. On l’aurait dite fossilisée. Par conséquent, Napoléon courait le risque d’avoir à se départir de milliers de soldats pour soutenir le grand-duché de Varsovie et se protéger au nord. Saber exulta.
— Mais Poniatowski, le général en chef des Polonais, les a bien eus ! Quand il a compris qu’il ne pouvait pas leur tenir tête, il leur a mordu la queue.
Sur quoi, il déplaça les miettes polonaises en Galicie, au sud des Autrichiens. Il rajouta du pain en renfort, car cette province autrichienne était autrefois polonaise et accueillit Poniatowski en libérateur. Les sucres de l’archiduc Ferdinand repartirent précipitamment en Autriche pour ne pas se retrouver dangereusement isolés. Non seulement cette manoeuvre ne réussit pas à affaiblir Napoléon, mais elle fut même nuisible aux Autrichiens, empêchant les troupes de Ferdinand de rejoindre celles de l’archiduc Charles, car elles devaient continuer à faire face aux impétueux Polonais.
— Quel génie, ce Poniatowski !
Saber rayonnait. Il se prenait maintenant pour Poniatowski. Il avait envie de déplacer les troupes polonaises, de poursuivre le combat. Pourquoi s’était-on. arrêté en si bon chemin ? Saber avait participé à maintes batailles, il s’était retrouvé maculé de sang, le sien et celui d’amis fracassés par des boulets. Pourtant, il s’obstinait à considérer la guerre comme une partie d’échecs de haut niveau. Ses rêves de grandeur étaient imperméables aux hémorragies. Pendant longtemps, Margont lui en avait voulu pour ce qu’il avait cru être de l’insensibilité. Aujourd’hui, il se montrait moins catégorique. Saber se protégeait en jouant les aveugles. Le jour où il ouvrirait les yeux, il serait noyé et détruit.
— Le Tyrol ! Soulèvement général du Tyrol ! s’exclama Saber.
Des milliers de montagnards, furieux que les traités entre les puissants les aient placés sous la tutelle de la Bavière, avaient pris les armes. Leur meneur, Andréas Hofer, un aubergiste, avait remporté des succès, enchaînant les embuscades, attaquant les postes isolés, s’emparant d’Innsbruck et harcelant même la gauche de l’armée d’Italie du prince Eugène, beau-fils de Napoléon. Dans les États allemands, le major von Schill et le duc de Brunswick agissaient de même. Les Autrichiens priaient pour un soulèvement généralisé, mais on craignait encore trop la puissance de Napoléon. Saber saisit sa tasse et écrasa bruyamment le sucre tyrolien.
— Insurrection réprimée.
Dans l’esprit de Luise, Saber passa irrémédiablement dans la catégorie des déments sanguinaires. Elle avait aussi entendu dire que cette rébellion n’était pas encore battue. Le « sucre » avait, certes, encaissé un coup violent, mais il n’avait fait que se fragmenter et ses « morceaux » continuaient à poser des problèmes aux Français. Saber poursuivait sa démonstration. Des officiers français et des Autrichiens les avaient rejoints, constituant un public attentif, et il s’adressait maintenant plus à eux qu’à ses amis. Saber était admirablement bien renseigné. Il passait des heures à étudier les gazettes, les bulletins, des copies de rapports qu’il achetait à prix d’or ou qu’il obtenait par relation... Habituellement, les officiers de son rang n’étaient informés que de l’état de leur compagnie et de ce qu’il y aurait dans la soupe du soir. Mais Saber était persuadé qu’il serait un jour promu maréchal et il se comportait déjà comme tel. Sa carte commença à devenir claire aux yeux de Margont.
Le plan autrichien était génial. Il combinait des manoeuvres de grande ampleur pour attaquer simultanément partout les Français et leurs alliés. Au nord, en Pologne, au sud, en Italie, avec quarante mille hommes sous les ordres de l’archiduc Jean, au centre, avec l’archiduc Charles, et sur les arrières français, grâce aux partisans. Cette stratégie obligeait Napoléon à disperser ses forces et affichait la résolution de généraliser le conflit. Ce n’était pas une guerre franco-autrichienne, mais une guerre européenne opposant la France et ses alliés italiens et allemands à l’Autriche et à tous les pays qui la rejoindraient : l’Angleterre, la Prusse, certains des États allemands... Voire la Russie ? L’Autriche voulait constituer le fer de lance d’une vaste coalition.
Cependant, comme souvent dans ces cas-là, les alliés potentiels hésitaient. L’Angleterre avait promis de débarquer une armée en Hollande, mais reportait constamment cette opération. En revanche, en Espagne et au Portugal, les troupes anglo-portugaises et la résistance espagnole continuaient à mobiliser de nombreux soldats français. Quand Napoléon rappelait à lui des contingents stationnés en Espagne, il se renforçait face aux Autrichiens, mais il s’affaiblissait face aux Anglais. Il contrebalançait ce mouvement par un succès contre les Espagnols, mais il apprenait aussitôt après qu’une insurrection éclatait dans les Asturies et il redoutait une action de la Royal Navy. Les conflits prenaient des proportions monumentales. Tout était lié. Si l’Autriche battait une nouvelle fois Napoléon, alors la Prusse la rejoindrait, la guérilla espagnole ravagerait l’Espagne de plus belle et les Anglais enverraient effectivement une armée en Hollande. La Russie suivrait le mouvement. Une erreur, une défaite, un seul faux pas et l’Empire pouvait s’écrouler entièrement, de proche en proche, pays après pays. Margont vivait dans un monde extraordinairement précaire. Or, si ce dernier s’effondrait, les idéaux de la Révolution sombreraient-ils avec lui ?
L’index de Saber buta sur le nord de l’Italie et remonta vers le sud-est du gigantesque Empire autrichien, en Hongrie.
— L’armée d’Italie a refoulé les Autrichiens de l’archiduc Jean. L’Empereur marque des points sur tous les théâtres d’opérations secondaires et il fait venir à lui des renforts tout en empêchant l’archiduc Charles de recevoir les siens. Plus il bouscule ses adversaires, plus les velléités de rébellion se refroidissent.
Les armées principales ressemblaient à deux dames face à face s’immobilisant réciproquement au centre de l’échiquier tandis que, partout ailleurs, les pièces ne cessaient de se déplacer et de s’anéantir les unes les autres. À la fin de ces réagencements, l’une des deux reines se sentirait suffisamment soutenue par les autres pions pour passer à l’action.
— Il faut le faire général ! décréta un capitaine enthousiaste.
— C’est trop... murmura hypocritement Saber.
Luise se rapprocha de la table, prélude à un orage brutal.
— Sur votre jeu, il manque le sang. Le voilà.
Sur ce, elle renversa la cafetière sur la carte. La flaque de café s’étendit en mare, imbibant les mies de pain et dissolvant les sucres. Saber, par correction, n’émit aucun reproche et se contenta de retirer précipitamment ses documents. Relmyer éclata de rire comme un enfant, ce qui contribua à détendre Luise. Saber s’apprêtait à sortir, furieux, lorsqu’il se figea soudain.
— Il est là... murmura-t-il.
Sa colère s’était évanouie. Margont se demanda à qui l’on devait un tel prodige. Habituellement, son ami ne pardonnait jamais une humiliation et ressassait sans fin de vieilles histoires que tout le monde avait oubliées. Margont scruta la foule. Il ne pouvait pas s’agir de Napoléon, les murs et le plancher auraient tremblé sous les cris de : « Vive l’Empereur ! »
— Maestro Beethoven est là... reprit Saber.
Margont se pencha à l’oreille de Luise.
— Qui est ce Beethoven ?
Elle haussa les épaules.
— Un compositeur. Il a eu du succès par le passé et ses sonates lui ont gagné quelques irréductibles. Mais il n’arrive pas à conquérir le coeur du public et ses détracteurs sont légion. Il n’est pas Mozart...
Saber réagit vivement.
— C’est Mozart qui n’est pas Beethoven et non l’inverse !
Il était plus clair lorsqu’il parlait de la guerre.
— Enfin lequel est-ce, ce Beethoven ? s’énerva Margont.
Luise lui désigna un homme de quarante ans à l’allure curieuse. Des mèches rousses dépassaient ici ou là de sa perruque grise mal brossée. Sec, filiforme, il évoquait un insecte solitaire contraint par la faim de se déplacer à découvert. Absorbé par ses pensées, il évoluait dans un autre monde exclusivement tissé de musique.
— J’avoue qu’il n’a pas de chance, ajouta Luise. Figurez-vous que l’on s’apprêtait à rejouer Fidelio, ici, à Vienne. Mais c’était début mai. Quand on a appris que votre armée arrivait, plus personne n’avait envie d’aller à l’Opéra. Les affiches sont encore collées sur les murs... Ajoutez à cela la contribution de cinquante millions exigée par Napoléon pour punir Vienne, ce qui a entraîné tout un cortège de taxes exceptionnelles, et la cherté des vivres à cause de la présence de vos soldats qui dévorent tout... Beethoven ne doit pas avoir une vie facile, c’est certain. En temps de guerre, pour survivre, la plupart des musiciens sont contraints de manger leurs partitions.
Les gens ne prêtaient pas attention à ce client ordinaire. Beethoven n’eut pas à passer commande. C’était un habitué : le serveur lui apporta du café et de la crème. Saber vibrait.
— Vous n’avez jamais écouté sa Troisième Symphonie ? Elle se situe bien au-delà de l’admirable. Il l’a dédiée à Napoléon !
À ces paroles, Luise étouffa un rire, mais n’en dit pas plus. Elle affichait l’expression impatiente et joyeuse de celle qui sait qu’une petite catastrophe va se produire et ne veut surtout pas la rater. Saber se montrait intarissable sur les mélodies du maestro. De son côté, Margont, incapable de lire une partition, n’y comprenait rien. Saber avait choisi d’étancher sa soif d’absolu dans les grandeurs et les désastres de la vie militaire, mais il semblait que cette soif s’accordât également à la musique. Sans les guerres, se serait-il mis à noircir des partitions ? La respiration de Saber s’accélérait.
— C’est la cinquième fois que je le vois. Il arrive toujours à l’improviste.
— Tu lui as parlé ?
Saber frémit.
— Non...
Margont avait pu mesurer sur les champs de bataille toute la hardiesse de son ami, or voilà que Saber perdait toute contenance devant un homme qu’il admirait. Saber, vexé, se fraya un passage avec les coudes jusqu’à Beethoven.
— Herr Beethoven, je suis le lieutenant Irénée Saber. Permettez-moi de vous dire à quel point je trouve vos oeuvres sublimes.
Beethoven ne bougea pas. Il buvait son café, toujours aussi pensif. Sa tension se manifestait sur son visage comme dans le moindre de ses gestes. Ses rêves étaient empreints de rage.
— Herr Beethoven ?
Un consommateur vint au secours de Saber.
— Il est presque sourd, articula-t-il dans un français hésitant.
Ajoutant le geste à la parole, il se couvrit les oreilles avec les mains. Saber était perdu.
— Comment un musicien peut-il être sourd ?
— Pourquoi non ? Avant, il entendait.
— Il continue pourtant à composer...
— Il entend dans sa tête.
Tout en disant cela, l’Autrichien se tapotait la tempe de l’index. Il éclata d’un rire rocailleux qui sentait la pipe.
— C’est un plaisantin ! ajouta-t-il.
— Non, un génie, espèce de petit cafard de cabaret ! répliqua Saber avec véhémence.
Le client battit en retraite, sa chope à la main, disparaissant dans la foule. Saber retrouva le sourire, se pencha à l’oreille de Beethoven et haussa la voix.
— Herr Beethoven ? Je suis le lieutenant Saber. Je voulais vous dire...
Le maestro pivota brusquement pour lui faire face. Son visage était couvert de cicatrices, séquelles de la petite vérole, et ses lunettes de myope grossissaient ses yeux.
— Ne m’adressez pas la parole ! Ah, vous, les Français, bravo !
Ses joues devinrent cramoisies, faisant ressortir la blancheur de sa cravate volumineuse et désuète.
— Où est-elle passée, votre Révolution ? Vous lancez de belles idées à la face du monde et ensuite, vous fondez un empire ! Napoléon nous a tous trahis !
— Je veux vous parler de votre musique...
— Lâchez-moi !
Pourtant, Saber ne l’avait pas touché. Beethoven se précipita vers la porte, bousculant la clientèle. Le propriétaire se pencha sur son comptoir pour vociférer :
— Herr Beethoven ! Vous n’avez pas payé ! Ce n’est pas gratuit pour les musiciens-poètes, ici
— Je paie pour lui, déclara Saber en lui jetant une poignée de kreutzers à la figure.
Déconfit, il rejoignit ses amis. Quand elle n’aimait pas quelqu’un, Luise pouvait se montrer cinglante. Elle le toisait, narquoise.
— Si je puis me permettre une précision, Beethoven n’avait pas dédié sa Troisième Symphonie à Napoléon, mais au révolutionnaire Bonaparte. À l’époque, il apostrophait les nobles dans les jardins publics pour leur clamer que tous les hommes étaient égaux, que la monarchie appartenait au passé... Comme Beethoven est un homme extraordinairement susceptible persuadé que le monde entier s’acharne contre lui, il accumule les esclandres. Il est tombé de haut quand votre Bonaparte s’est fait proclamer empereur. Il a déchiré sa page de titre et, désormais, sa Troisième Symphonie s’intitule Symphonie héroïque et elle est dédiée à l’un de ses mécènes, le prince de Lobkowitz. Ah oui, vraiment, quel dommage que Beethoven ait raté votre jeu de guerre en sucre !