Les Viennois portaient le deuil des espoirs autrichiens et s’interrogeaient sur l’évolution de la campagne. Ils interpellaient les Français et les prisonniers pour essayer d’obtenir des nouvelles de proches qui servaient dans l’armée de l’archiduc.
Sur le seuil de la maison des Mitterburg, Margont, Lefîne et Relmyer croisèrent des sous-aides du Service de Santé. Luise leur distribuait des draps pour faire de la charpie et des bouteilles d’eau-de-vie. La guerre était un gouffre que chacun essayait de colmater à sa façon. Luise les fixa tous les trois, immobile, incrédule. Margont, lui, ne voyait plus qu’elle. Luise croisa son regard, mais Relmyer l’interpella avec empressement :
— Quelqu’un a-t-il reconnu l’homme du portrait ?
— Non...
Luise était stupéfaite. Après tout ce qu’ils venaient de vivre ces dernières heures, voilà les retrouvailles auxquelles elle avait droit ! Relmyer était à nouveau le jouet de ses démons. Ne se rendant compte de rien, il poursuivit sur le même ton.
— As-tu pu te renseigner sur Teyhern ?
Cette fois, elle acquiesça. Elle les guida dans le salon. Son visage était livide. Durant ces deux jours de bataille, elle n’avait pas pu s’empêcher d’imaginer Relmyer et Margont morts, l’un embroché dans une mêlée de hussards, l’autre criblé de balles. Son esprit s’était obstiné à envisager le pire comme pour s’y habituer déjà. Elle n’arrivait donc pas à profiter pleinement de leur présence, comme si elle avait encore de la peine à y croire.
De nombreuses feuilles couvraient une table. Certaines étaient des brouillons sur lesquels Luise avait retranscrit à la va-vite les comptes rendus des domestiques chargés de se renseigner. D’autres étaient plus lisibles. Luise avait recoupé les informations pour les synthétiser et les organiser. Elle avait composé l’arbre généalogique de Teyhern. De même, elle avait regroupé les connaissances de celui-ci sur un schéma. Elle avait si bien travaillé qu’il y avait beaucoup de noms. Mais on apercevait partout des points d’interrogation. Chaque liste était incomplète, on ignorait tout de certaines personnes... On avait l’impression d’examiner un édifice en construction. Relmyer, des papiers en éventail dans chaque main, voulait tout lire à la fois.
— Qui suspectes-tu en priorité ?
Luise lui prit une feuille, subterfuge qui lui permit d’effleurer les doigts de Relmyer.
— Je ne sais pas, Lukas...
Des noms étaient rayés, mais la plupart demeuraient un mystère ou une possibilité.
— « Connaissance », « cousin », « parent éloigné », « oncle », « connaissance liée au travail »... s’énervait Relmyer en jonglant maladroitement avec tous ces documents.
— Commençons par le commencement, suggéra Margont. Penchons-nous sur la vie de Teyhern.
Luise rassembla des feuilles.
— Il est né en 1773, à Vienne, dans une famille de la petite bourgeoisie. Il a toujours vécu ici ou dans les environs. Son père travaillait pour l’État, au ministère des Finances. Il était comptable, mais je n’en sais guère plus. Teyhern avait trois frères, Gregor, Florian et Bernhard.
Relmyer ne tenait pas en place. L’impatience jetait des pelletées de braise sur son esprit. Il anticipait en lisant les notes de Luise.
— On n’en sait pas plus sur eux ? Celui-ci, l’aîné, Gregor, sert dans l’armée de l’archiduc. Dans l’armée régulière ? Dans la Landwehr ? Dans les volontaires ?
— Je l’ignore...
— Tous ses frères sont suspects ! Or tu n’as pratiquement rien appris sur eux ! Les deux autres ne sont plus à Vienne, mais où sont-ils passés ? Et ses cousins ! Il en a huit en tout... Ou plus encore car peut-être en as-tu oublié !
Les listes de noms et les traits qui les reliaient pour indiquer la nature de leur lien à Hermann Teyhern constituaient un labyrinthe dans lequel Relmyer s’épuisait à courir.
— Continuons sur Teyhern, insista Margont.
Les doigts de Luise tremblaient.
— Il ne s’est jamais marié, reprit-elle. Comme son père, il a travaillé durant plusieurs années en tant que comptable au ministère des Finances. Il avait un poste peu élevé. Là, un incident assez grave est survenu. En 1801, Teyhern a été accusé de manipuler des comptes et de détourner de l’argent, de grosses sommes, l’équivalent de cinquante mille de vos francs.
— Cinquante mille francs ? Cinquante mille francs ? s’exclama Lefine, ébloui par ce chiffre.
— Exactement. Il y a même eu un procès. Mais Teyhern a été innocenté. Il a cependant préféré changer de poste et il est passé au ministère de la Guerre.
— Innocenté ? s’étonna Margont. Nous, nous savons qu’il ne s’embarrassait pas beaucoup d’honnêteté... Par ailleurs, il possédait une superbe demeure à Leiten. Et son mobilier ? Des commodes en marqueterie, des fauteuils Louis XV... Sans oublier la porcelaine, les tapis turcs... Pourtant, les employés des ministères sont médiocrement payés. Regardez Konrad Sowsky : il exerce le même métier que Teyhern, mais son train de vie n’a rien à voir. Or, d’après ce que vous venez de nous dire, Luise, Teyhern n’était pas issu d’une famille riche.
Luise acquiesça.
— Un voisin a raconté que les parents de Teyhern étaient décédés de la phtisie, en 1800, et qu’ils n’avaient quasiment pas laissé d’héritage à leurs enfants. Or la plupart des gens qui ont connu Teyhern disent qu’il était très dépensier. Il s’habillait selon la dernière mode, se rendait au restaurant ou à l’Opéra, restait des heures chez les antiquaires pour acquérir des objets d’art... On le décrit comme un misanthrope perpétuellement seul et qui passait son temps à ne s’occuper que de lui. Ses collègues de travail croyaient que sa famille était fortunée, tandis que ses rares proches imaginaient qu’il occupait un poste important au ministère et touchait de beaux revenus.
— Alors d’où lui venait tout cet argent ?
Relmyer s’appuyait sur la table. Ses mains en pressaient le bord comme si elles avaient voulu le broyer.
— Il savait ce qui arrivait aux adolescents dont il ajoutait les noms sur les registres militaires et il se faisait payer pour cela.
— Non, intervint Luise. Il était déjà riche avant d’entrer au ministère de la Guerre. Il a commencé à dépenser à pleines mains à l’époque où il était employé par le ministère des Finances. Lors de son procès, bien des gens le croyaient coupable.
— Qui était son avocat ? interrogea Margont.
— Rudolph Rinz. Mais je l’ai rayé car, aujourd’hui, il a presque soixante ans. Le procès a été bref. Le procureur s’est plaint du verdict. Cependant, l’affaire n’est pas allée plus loin.
— Quel était le nom du juge ?
— Vinzenz Knerkes. Mais ce ne peut pas être lui non plus.
Le nom de Knerkes était barré sur une page encombrée de notes.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est impossible.
— C’est-à-dire ? la pressa Margont.
— J’ai quelquefois entendu parler de lui, toujours en bien. Ses pairs le respectent. Il a la réputation de condamner lourdement les coupables et il se montre particulièrement sévère avec les gens qui s’en sont pris à des enfants ou à des adolescents.
Margont repensa alors à ces sourires que l’assassin gravait obstinément sur les visages de ses jeunes victimes. Le fait d’enfermer celles-ci pendant des jours en les privant d’eau et de nourriture les rendait incapables de se défendre. Cela donnait donc l’impression à leur bourreau qu’elles acceptaient les sévices qu’il leur infligeait. Finalement, d’une certaine manière, cette mutilation créait elle aussi l’illusion que ces adolescents avaient été consentants. Le meurtrier ressentait-il de la culpabilité ? Une culpabilité si intense, si destructrice qu’il tentait de l’exorciser avec ce stratagème de l’affaiblissement et ces sourires mensongers ?
— Peut-être que ce juge condamne « doublement » ceux qui ont fait souffrir des adolescents parce qu’il les punit pour leurs crimes et aussi pour les siens. Un coupable échappe à la Justice et un autre est puni pour deux. L’assassin essaie ainsi d’atténuer la culpabilité qui le ronge.
Cette opinion suscita de vives réactions. Lefine secouait la tête, trop terre à terre pour accepter une explication aussi abstraite. Luise refusait d’envisager qu’un juge puisse être coupable. Relmyer, lui, se perdait dans le secret de ses réflexions.
— Quel âge a-t-il, ce Knerkes ? demanda Margont.
Luise se désolait. Elle avait consacré tellement de temps à ces recherches et voilà que Margont posait le doigt sur l’une des zones blanches de ses feuilles.
— Je ne me suis pas renseignée sur lui... Je le croyais au-dessus de tout soupçon... Il doit avoir un peu plus de quarante ans. L’âge pourrait correspondre, en effet...
— Un juge est exempté de service dans la Landwehr, autrement la Justice ne pourrait plus fonctionner. En revanche, il représente l’État autrichien : il ne peut pas refuser d’intégrer un régiment de volontaires viennois quand la guerre arrive aux portes de la capitale.
— Nos juges sont toujours issus de la bonne société, ajouta Luise.
— Donc ils sont tous promus officiers subalternes, même s’ils ne sont pas militaires de carrière. De plus, juge, c’est un métier prestigieux. Knerkes bénéficiait du crédit nécessaire pour convaincre d’autres officiers de la Landwehr et des volontaires viennois d’organiser l’embuscade dont nous avons été victimes. Tout concorde avec ce que nous savons sur l’assassin ! Hermann Teyhern a détourné de l’argent : il était coupable. Ce juge le savait certainement, mais, contre toute attente, il l’a déclaré innocent. Pour quelle raison ? Peut-être a-t-il agi ainsi pour de l’argent. Puis, lorsque Teyhern s’est retrouvé à travailler sur les registres de l’armée, Knerkes a eu l’idée de les lui faire manipuler. Teyhern ne risquait pas de refuser : il était à la merci de Knerkes. Pour l’instant, je considère ce Knerkes comme le premier suspect. Montrons le portrait à quelqu’un qui le connaît.
— Mme Blanken l’a rencontré quelquefois, annonça Luise. Elle l’estime beaucoup parce qu’il a la réputation d’être le défenseur des enfants et des adolescents. Lukas, je sais que, le jour où tu as annoncé que quelqu’un s’en était pris à Franz et à toi, Mme Blanken l’a fait avertir. Elle pensait que son aide pourrait être utile...
Le visage de Margont se durcit.
— Alors, sans le faire exprès, Mme Blanken a peut-être causé la mort de Franz. Car, si c’est bien Knerkes le coupable, il s’est empressé de rejoindre Franz tandis que Lukas et les secours s’égaraient dans la forêt. Il se peut même que sa position l’ait aidé à saboter l’enquête de la police, en l’aiguillant sur une fausse piste. Allons interroger Mme Blanken.
Mme Blanken confirma qu’il s’agissait du portrait du juge Knerkes, quoiqu’elle se refusât à croire qu’il pût être coupable. Elle accepta cependant d’indiquer son adresse. Knerkes était veuf et vivait seul dans le village de Radlau, tout près, de l’autre côté du Danube.