Ciel d’azur, odeur d’épices, brouhaha.
Dans ce bureau de poste d’Alexandrie, j’obstine à obtenir le Néfertiti Palace du Caire. Ça carbure mal. Les fils du biniou ont dû s’emmêler. Mais la ténacité est toujours récompensée. La voix lointaine d’une préposée finit par m’affirmer qu’elle est le Néfertiti (ou qu’elle va faire pipi, je distingue mal). Je réclame à tout hasard mister Bérurier, chambre 707. Et comme je n’ai pas épuisé mon contingent de miracles, le ciel m’en débloque un en me fourrant dans les trompes d’Eustache l’organe du Mastar.
— Ah ! t’v’là enfin, éructe l’homme. T’étais passé où est-ce, mec ? J’commençais à m’ poser des questions.
— J’arrive, Gros. Ça boume avec ta Libanaise ?
— Elle est r’partie, mais je m’ai l’vé la femme du dirlo de c’ boui-boui, une créature d’ rêve. Angliche d’originalité. Pas lulure de nichemars, mais salope d’ formule I. Ça passe l’ temps. J’Ia carambole deux fois par jour, plus deux fois par nuit quand t’est-ce qu’ son vieux est de quart. Hier, é l’a voulu m’emmener au Sphinx. J’ai cru qu’ c’était un boxif, bédame le nom ! J’ pensais que médème comptait s’ payer un p’tit estra, style la scène du viol par toute la troupe ; mais j’en fiche ! Tu veux qu’ j’ vais t’ dire, Grand ? Son Sphinx, à elle, c’tait juste un gros matou d’ pierre qui r’ssemb’ à Raymond Barre. Av’c un mahomed qui cognait d’sus comme un sourdingue. J’ai pas plutôt descendu de voiture qu’une monstre pépie m’empoignait l’ gosier. Comment qu’on a rabattu à l’hôtel, mon pote ! Ici, au moins, y a l’air à condition et du champ’ frappé sur mesure !
Il se tait.
Je mets à profit :
— Va falloir boulonner, Gros.
— En quoi ça consiste-t-il ?
— Dans deux ou trois plombes, je vais me pointer à l’hôtel. Je serai en compagnie d’une jolie blonde qui m’a été « commandée ». Je veux que tu surveilles la chambre située exactement au-dessus de la mienne.
— Biscotte ?
— Si on me demande d’amener la môme à l’hôtel pour la calcer c’est qu’elle manigance un truc. A mon avis, on tourne une superproduc en chibre color sur écran large. J’aimerais que tu files le train des techniciens ; ils ne peuvent se placarder qu’au-dessus de ma turne.
— Compte sur moi. Tu veux griffer des droits de reproduction ?
— De ce côté-là, ils me servent des à-valoir convenables, mais je pressens autre chose qu’une simple affaire de films-cul.
— A cause ?
— Parce que les partenaires me sont imposées et on me les envoie séduire à dache. S’ils voulaient seulement des séances érotiques, ils me feraient tourner avec n’importe quelle jolie fille, une belle pétasse ferait l’affaire ; d’autre part, les conditions de tournage seraient meilleures. Tout prendre en plongée, c’est vite fastidieux, tu perds du spectacle. Alors sors des miches de ton Anglaise et attaque, Alexandre-Benoît, j’ai décidé de donner l’assaut.
On se raconte encore deux trois trucs sans importance avant de raccrocher, et puis je vais rejoindre Selma, laquelle m’attend sagement sur une banquette poisseuse du bureau de poste.
Rappelle-toi que ça n’a pas été de la sucrette ! Pour larguer Vera, y a fallu que je ruse-de-sioux. Elle me quittait plus d’un cil, la jolie Chichilienne. Elle a remis la gomme au rayon passion éternelle, grand amour frénétique, à toi pour la vie !
J’ l’ai espliqué que j’ résidais au Caire, me fallait descendre. J’ai des rendez-vous avec le conservateur du musée, avec l’administrateur des pyramides, le gérant du Sphinx et d’autres personnalités very importantes. Mon livre est attendu par mon nez dites heure. L’événement de la rentrée. Le cadeau-roi pour les fêtes de fin d’année. Les merveilles d’Egypte : pharaons, Ramsès, Néfertiti, Titicaca (non, c’est au Pérou, excuse) Toutankhamon, Nasser, Sadate (vrraoum dans les badigoinsses !). Relié pleine peau de couilles, papier vélin supérieur, numéroté ! The cadeau, te dis-je. Mais qu’elle me laisse son adresse à Santiago, je lui écrirai, j’irai la voir, on se raimera. J’écrirai la vie d’Allende, ou bien de Pinochet, et pourquoi pas des deux ? La façon dont ils ont conquis et perdu le pouvoir tous les deux. Dis, c’est que le Chili c’est un sacré couloir, on peut pas marcher à deux de front, mais ça fait un bout de promenade. Du Pérou au cap Horn, faut pas chialer ses pas. En passant par Valparaiso, good-bye farewell…
Je l’ai étanchée de mon mieux, Ninette. Elle hoquetait. Voulait qu’au moins on se fasse les pyramides ensemble avant de se quitter. Impossible ! Boulot ! Pris. Happé, l’Antoine. Regrette. Je t’adore. A bientôt. For ever, ma Louloute !
Ensuite, je n’ai eu que le temps d’aller ramasser la Selma à la sortie de son barlu. Et maintenant, fouette cocher !
On roule à travers le désert, via Le Caire où se préparent pour ma pomme des choses si terribles que je me demande si je vais avoir assez d’encre dans la voix pour toutes te les raconter.
Les gonzesses, je vais te dire. Baiser, ça va ; mais c’est l’entre-deux-coïts qui est redoutable. Faut vraiment être dingue de leur pomme pour supporter. Moi, je suis un homme de dialogue, mais pas de conversations. J’aime dire ce que j’ai à dire, écouter ce que j’ai à entendre, rien de plus. L’excédent de bagages, je tolère mal. J’ai la patience qui disjoncte, le vocabulaire qui coagule ; je me mets à penser à autre chose.
Selma, je veux bien que c’est la bioutifoule affaire. Pour tout te dire, je me réjouis à la perspective de la faire reluire dans un plumard. L’autre jour, debout, dans le boxif d’Ephèse, ça avait son charme, mais je pense qu’en disposant d’un pieu en cent cinquante de large, on devrait aller à l’exploit, en tout cas tirer la quintessence.
Son dada, la Danoise, en dehors du turlututu farceur, c’est la musique. Elle m’empoigne sur le quatuor de Jéronimus Zobinch, et puis le grand orchestre philharmonique de Ouagadougou, et tout ça ; la fameuse cantatrice allemande Martha Woksifer. Elle me plume à dix livres égyptiennes l’heure, la blonde. Que, merde, ça me démange de l’entreprendre à mon tour sur Virginie Guillet, pour changer de registre. D’autant que ma pomme je suis plutôt du genre mélimélomane. Je couvre tout, d’Yvette Horner à Wolfgang (ster) Amadeus Mozart (de l’Hôtel de Ville). Mais juste la pointe, tu comprends ? Je fais chier personne. Eclectique, quoi : le Beau Danube bleu, la Cinquième, les Feuilles mortes, Sambre et Meuse, Marinella, le Concerto pour deux mandolines de Vivaldoche, le grand air de Carmen ou de Faust, souate, à condition que tu gardes le reste.
La voilà qui me dit, alors qu’on traverse un paysage étonnant, avec des chameaux et des réclames de Coca-Cola :
— Ce qu’il y a d’exceptionnel dans la Truite, c’est la contrebasse, vous ne trouvez pas ?
— Et comment ! je lui réponds.
La voilà repartie, moi je fais gamberge à part. Mon intriguerie grimpe au zénith de ma curiosité, comme écrit Mme Marguerite Duras dans Le Chasseur Français du mois dernier (j’adore citer les grands auteurs, on est certain de pas se tromper).
L’aventure somptueuse que je vis m’époustoufle. Je me dis, in extenso : « Voyons, comment des gens peuvent-ils craquer un flouze pareil pour demander à un gazier de limer des bonnes femmes ? C’est pas amortissable, une telle mise de fonds ! Tout ce blé, madoué ! Ces palaces, ces paquebots ! Et hardi petit, chipote pas, le Grand, trempe ton biscuit où on te dit, sans t’occuper du reste.
Et la Selma qui continue de m’éponger avec l’Anneau des Nibelungen de Richard Wagner (1813–1883).
— Oui, oui, je fais, oui oui. Ah ! ça… Pour sûr… C’est évident !
Un jacteur passionné par son sujet, tu lui tends l’oreille, ça lui suffit. Tu peux aller te balader pendant ce temps. Je suis certain que si Van Gogh s’est sectionné une portugaise, c’était pour la laisser à une personne qui lui cassait les claouis, qu’elle puisse causer pendant qu’il allait se faire peindre ailleurs.
Mais enfin, bon, tout arrive, y compris Le Caire lorsqu’on fonce à sa rencontre.
Selma m’annonce qu’elle meurt de faim et qu’elle aimerait bien claper un peu avant que je lui fasse le gag de la cigogne emmanchée d’un long cou. Je partage entièrement son sentiment et nous pénétrons dans la salle à manger du Néfertiti. Bérurier trône au milieu du vaste espace. Il paraît célébrer la messe. C’est plein de chauffe-plats devant lui, de vaisselle surchargée de bouffe en Gevacolor. Tu dirais la couvrante d’un livre de cuistance.
Faut le voir aux prises avec un gigot en croûte qui n’a rien d’égyptien, l’apôtre. Un magnum de Cheval Blanc est à sa droite, sur une table d’appoint. Il déferle du gosier, le groin au ras de sa bauge.
S’il m’a vu, il n’en laisse rien paraître. Bon, on commande un délicat déjeuner, la blonde et moi. Ces détails te paraissent peut-être superflus, et qui sait, fastidieux, malgré la vivacité de mon style, mais ils vont avoir leur importance d’ici pas longtemps, je te promets.
La souris demande un verre de lait avec son coq au vin, ce qui va de soi quand on est danoise. Elle est choucarde dans son jean blanc, avec son T-shirt que ça représente Mme Mickey Mouse en train de faire le pied de nez. Ses roberts dardent là-dessous comme les batteries d’un contre-torpilleur. J’ai grande envie de lui faire pin-pon, comme avec les avertisseurs des autos médiévales, mais dans cet univers select, ça serait pas correct. Alors je refrène. Heureusement, elle gomme le dessert. Café seulement. On souffle dessus pour le rendre plus vite buvable. Je signe la note.
Bérurier, héroïque, s’est arraché pour gagner son poste. Nous montons dans ma suite royale.
Dis, j’ai donné mon récital d’adieu à Vera, ce morninge. En ce moment je paie de ma personne. Si je continue à ce rythme endiablé, faudra que je prenne des vitamines.
Pourtant, tout se passe somptueux. Sitôt que je la vois à loilpé, la belle, avec son exquis dargif pommé qui me fait risette, je lui adresse des signes d’amitié avec Popaul. Très noble partie de plaisir, indeed !
Je te jure que la cueillette des fraises au Groenland, c’est rien à côté, question sensations fortes. Mais enfin, je vais pas te pondre un book rien que sur l’oignon et ses dérivés, parce que ton bulbe à toi n’y résisterait pas. On va finir par déliquescer, toi et moi. S’abîmer dans les extases frelatées.
Je lui joue donc mon grand air de « Chope ça, avant de partir » ; paroles de Tumlapran, musique de Tumlaskou, orchestration de Tumlastique. Le tout arrosé de champagne, accompagné de vociférations fouetteuses. Le grand art, quoi. Le grand Dard (avec un « D » majuscule c’est encore plus intense).
M’est avis que mes « employeurs » en ont pour leur blé.
Quand l’heure fatale de la séparance est venue, j’escorte la Danoise (la guenon, le singe et la Danoise) jusqu’à la lourde de l’établissement, lui affrète un taxi-auto auquel je cloque de l’artiche pour qu’il la drive à « son et lumière » sur les pyramides où elle va retrouver les autres naufragés de sa Méduse.
Puis, diligent, je pars à la recherche du Gros. Le trouve à l’étage supérieur au mien, vêtu d’une gandoura, coiffé d’un fez, chaussé de babouches. Il promène un plumeau sur tout ce qui se présente, allant même jusqu’à épousseter le crâne d’un vieillard qui sort de l’ascenseur, appuyé sur des cannes anglaises.
Je reste à l’orée de l’escalier et Alexandre-Benoît vient me rejoindre innocemment.
— Du nouveau ? m’enquiers-je.
— Ballepeau. L’appartement au-dessus de la tienne est occupé par deux vieilles gougnes qu’ont pas le style à manigancer dans le ciné porno. Elles sont françouzes, d’alieurs.
— Continue d’ouvrir l’œil.
— Je.
On se sépare.
Mécontent, je regagne ma turne qui fleure bon la troussée non ventilée.
Que je t’annonce : j’avais laissé la clé sur la porte. Je n’ai rien à cacher, rien à voler. Mon blé se trouve dans un coffiot privé de l’hôtel.
J’entre donc dans ma résidence pafeuse. Il reste du champ’ dans la boutanche. Je le vide. Conférence au sommet. « Et maintenant, commissaire ? Vous allez-t-il continuer de baiser des dadames à la demande et d’engranger des dollars ? » m’interpellai-je. J’éprouve une sale impression ; un sentiment confus d’inquiétude. Je me dis que tout ça ne va pas déboucher sur la Baie des Anges.
Comment aller de l’avant ? Depuis le début de cette époustouflante équipée, je me montre d’une totale passivité ; obéissant aux ordres comme un toutou de cirque. Cette fois, y en a class, va falloir que je mette le grand braquet, comme disaient les coureurs cyclistes, jadis. Mais comment « remonter » la filière du zob ? That is the question. Je songe à Babha Alakrem dans sa Rolls, passant, indifférent, devant les débris du car, à Jérusalem. Et puis à la gamine malingre m’abordant, un peu plus tôt, pour me déconseiller de suivre le gros homme. Une formidable toile d’araignée m’entoure. Je sais qu’on épie mes plus humbles gestes.
Un léger bruit me fait bondir : il provient de ma chambre à pieuter. On dirait un gloussement. Je bondis. Vera est nue dans le lit défait, les mains derrière la tête, les jambes croisées.
— Je te demande pardon, fait-elle : je ne peux plus vivre sans toi.
— Mais comment as-tu su où… ?
— Je t’ai suivi.
Je m’enhontis.
Elle m’absout d’un sourire.
— J’ai attendu mon tour, tu vois comme je suis raisonnable.
Passant outre mon ébahissement, elle poursuit :
— Tu es une forte nature, mon amour, ce qui rend tout très simple. En ta compagnie, j’ai compris qu’il était passionnant de vivre l’instant, seulement l’instant. Et j’entends connaître encore beaucoup « d’instants » avec toi.
Elle me tend les bras.
Moi, je me dis que cette fois, mes réserves sont à peu près épuisées et que je vais être en rupture de stock.
— Beaucoup d’instants ? fais-je. Mais, ta croisière ?
— Elle continuera sans moi. Je prendrai l’avion quand tu ne me voudras plus.
— Merveilleux, me retiens-je de grimacer, mais je dois t’avertir que mes occupations…
— Je saurai être incolore, insonore et inodore, promet la jouvencelle.
Tu veux répondre quoi, toi ?
Et c’est le lendemain matin que tout se déclenche. C’était pourtant exquis. On s’était fait grimper un délicat souper que nous avions dégusté entièrement nus, elle et moi. T’as jamais pris un repas à poil avec une fille, devant une table sophistiquée chargée de belle vaisselle, de bons flacons, d’argenterie opulente ?
T’es là, balloches au vent, à lui servir gravement les œufs aux truffes sans quitter des yeux ses deux admirables mamelons. Temps à autre, tu te penches par-dessus les ris de veau pour baisotter sa bouche en cerise ; c’est féerique. Ou bien tu te lèves pour aller derrière sa chaise pétrir son juteux fessier entre les barreaux. Braouou ! J’en frissonne de remémorance.
Or, donc, nous prîmes un souper aux chandelles. Puis nous fîmes ce que le commun des mortels appelle sottement l’amour, comme si on faisait l’amour ! Tas de cons ! L’amour, on l’accueille, on ne le fait pas. On le soigne, car ça fait mal. Du reste, ne dit-on pas que l’on « tombe » amoureux ? Tomber, ça contusionne.
Et puis, après que je me sois essoré à fond les génitoires, nous nous sommes engloutis, elle et moi, dans un sommeil tellement dense, profond, total, qu’il devenait le cousin issu de germain de l’anéantissement.
Le chant d’un canari nous réveille. Il est midi. En fait, ce n’est pas un canari qui gazouille mais une poulie sur un chantier voisin.
La petite pionce toujours dans une très belle attitude. A plat ventre, une jambe repliée, un bras allongé. On dirait qu’elle escalade une paroi à pic et cherche des points d’accrochage. Sa frimousse est tout juste visible. Adorable. L’innocence, la confiance. Elle est repue d’amour.
Je me demande si Félicie serait bottée par cette nana ? Sûr certain qu’elle ne me ferait aucune réflexion, m’man, mais elle a en elle, et malgré elle, ce vieux fond de racisme qui pousse les mères de chez nous à redouter des conjoints étrangers pour leurs enfants. Et puis son béguin va à Marie-Marie. Elle attend toujours que je plonge une bonne fois et que j’embarque la Musaraigne à l’autel, via la mairie. Marie-Marie idem attend ça. Comme ça ne vient pas, elle escalade les degrés du savoir pour passer le temps. Je ne sais plus où elle en est de ses examens, la môme. Docteur en quelque chose et ça continue. Si je la laisse mijoter encore dix piges, elle deviendra ministre de l’Instruction publique pour peu que la gauche prenne ses aises, car elle est socialo une fois pour toutes.
Par instants, un élan me saisit pour décrocher mon tubophone et l’époustoufler d’une seule réplique, genre : « T’aurais pas un samedi de libre qu’on se marie ? »
Et puis je me retiens. Le goût exquis de la liberté.
Après le plongeon, il sera coinçaga, le beau commissaire à ses grosses deux. Maintenant qu’elle est femme savante, Marie-Marie, je ne lui trouve plus le même agrément. On a de moins en moins de choses à se dire. C’est un peu tristet, l’existence, franchement. Il y flotte toujours des écharpes de mélancolie. Se marier, s’atteler, avoir des chiares, louer des maisons de vacances, s’acheter une résidence secondaire, changer de bagnole… Et puis tu te réveilles un matin dans un autre plumard, quelques diables t’y ayant poussé. Divorce : la femme garde les enfants, l’homme garde le pognon.
Non, c’est pas encore la jolie Vera que j’épouserai. Après, je risquerais de ne plus me ravoir, comme dit le cosaque Béru, celui qu’on a surnommé Tarass Poulbot.
Je remue. Elle ouvre un œil.
Sa main cool coule sur mon badigeonneur de fréquence. Oh ! divine surprise. Regardez ce que mister Dodo m’a fait. Un gros braque tout neuf, paré pour de nouvelles péripéties.
— Un café ou une douche ? je propose à ma compagne de matelas.
Elle réprime un bâillement et me lâche Coquette pour, néanmoins, mettre sa main devant sa bouche, ainsi que le lui a prescrit M. Pinochet.
— Le café, pour commencer, dit-elle.
— Complet ?
— Nature.
Je tends la main vers le biniou. Chose marrante, l’appareil me devance et se met à ronfler avant que je ne l’aie défourché.
— J’écoute ?
— Deux messieurs demandent à vous parler, m’annonce le concierge.
— De qui s’agit-il ?
— Ils disent que c’est privé.
— Je suis encore couché.
L’homme aux clés dorées et aux hémorroïdes bleu nuit se met à parler en égyptien moderne.
Puis me revient.
— Ces messieurs demandent à ce que vous les receviez immédiatement ; ils sont de la police.
Oh ! que j’aime pas ! Oh ! que ça me défrise les poils sous les bras !
— En ce cas, qu’ils montent !
Je raccroche et saute du lit pour aller décrocher ma robe de chambre et me donner un coup de brosse à cheveux. Puis je vais à la porte de ma chambre afin d’y accueillir mes « collègues ». Quelle n’est pas ma stupéfacteur de constater que le couloir est plein de flics en uniforme, armés de mitraillettes ; à croire que ces gonziers se préparent à soutenir un siège. En m’apercevant, l’un d’eux, un gradé, me crie Hands up, ce qui, dans tous les westerns du monde, même les westerns spaghettis, signifie qu’on doit lever les mains.
Comme les frimes sont peu avenantes et que la racine de leurs cheveux côtoie celle de leurs sourcils, je m’empresse d’obtempérer. Deux mecs en civil, portant de beaux costumes légers, bosselés, pochés, avachis, radinent de l’ascenseur.
« San-Antonio, me dis-je, ton esprit curieux vient de te plonger dans un caca comme on n’en voit même pas à la télé (qui est devenue pour beaucoup, la religion cathodique). A trop vouloir travailler en dilettante tu te prends une gaufrette mémorable. »
Les deux arrivants ressemblent, l’un au défunt président Nasser, l’autre au fils cadet de l’Anatola Comédie. Le premier porte une dent en or et une chevalière de cuivre armoriée ; l’autre une ceinture en crocodile rouge (l’espèce la plus rare). Les deux sont chaussés trop juste et leurs tatanes ont éclaté au niveau des petits orteils. Celui qui ressemble au fiston Comédie a un costar beige constellé de taches sales, celui qui ressemble à Nasser porte un complet blanc plein de taches propres (car il vient d’être lavé). C’est lui le boss. Il entre sans un mot, les deux pouces enfilés dans son pantalon. Son collègue le suit, gardant une main dans sa poche droite, laquelle contient un pétard dont on aperçoit la radiographie grâce à un rayon de soleil. Deux poulets en uniforme les escortent. La porte de ma chambre est refermée. Nasser vient à moi et me palpe. Ensuite il s’assoit dans un fauteuil anglais placé derrière une table-bureau garnie de cuir repoussé. Il dit quelque chose et son collègue auquel se joint un flic armé se met à diriger une perquise en règle de la pièce. Quand ils passent dans celle d’à côté, la môme Vera pousse un cri et se chaste la poitrine, en demandant ce qui arrive.
J’y réponds que je ne le sais pas encore mais que ces messieurs étant des policiers, elle n’a apparemment pas grand-chose à redouter d’eux.
Nasser qui ne jacte pas l’espinglo me crie en anglais de fermer ma gueule. Ce dont.
Pour me donner un genre, je sifflote « Guérilleros et sommier blanc », très jolie chansonnette que modulait jadis le Claveau de Famille. La perquise ne donne rien. Et qu’eusses-tu voulu qu’elle donnât ? Hmm ?
En désespoir d’Ecosse, le petit Comédie junior dépose mon passeport devant son supérieur. Mais celui-ci doit déjà me connaître car il le feuillette sans curiosité et avec une moue qui ne donnerait pas envie d’enchérir s’il passait en salle des ventes ; d’ailleurs, il finit par le repousser d’une chiquenaude.
— Habillez-vous, m’enjoint de culasse-t-il, et prenez un peu de linge de rechange.
— Vous m’arrêtez ?
— C’est ça.
D’un coup d’un seul, me voilà avec un trampoline dans la tronche. Un délire obsidional me biche :
— Hé ! dites, minute ! Vous savez que j’appartiens à la police parisienne ?
— Ce n’est pas mon problème.
— Vous avez un mandat d’arrêt ?
Il sourit et tire de sa poche un document écrit avec des lacets de souliers coupés menu. Mon nom y figure toutefois.
— De quoi suis-je accusé ?
— Le juge d’instruction vous le dira. Faites ce que je vous ai demandé.
Ne me reste que d’obéir.
Je n’ai même pas un caoua dans le corps. Et on me refuse le temps de me raser.
Vera est toujours traquée au creux du lit, les draps remontés jusqu’au menton.
— On vous arrête ? elle demande en anglais, car elle nous a entendus employer ce dialecte indo-européen du groupe germanique.
— Il s’agit d’une erreur ! assuré-je.
Puis, à trac, et en espagnol :
— Préviens discrètement de ce qui se passe au client de l’hôtel nommé Bérurier.
Nasser explose, furieux.
Il se précipite sur moi et me colle un taquet sur la pommette. Puis il vocifère à l’adresse de Vera :
— Que vient-il de vous dire ?
— Qu’il m’aimait et que je devais lui garder ma confiance, répond la gazelle blanche du talc au steak.
Chère petite !
C’est sûrement vrai qu’elle m’aime !
On m’emporte, cadennes aux poignets.
Je te jure que, traverser ainsi un hall de palace, avec une escorte d’argousins équipés par Manufrance, c’est l’affiche !
Fourgon de police, pour y aller à mort dans les gâteries. Le bon peuple en burnous et chéchias ricane en voyant emballer un beau monsieur d’Occident.
La bagnole sent le désespoir dégueulé plusieurs fois. Des senteurs aigres de points-virgules oubliés ; des fragrances de patchouli, c’est la fête à mes narines, olfactif comme je suis !
Le policier qui conduit a appris à piloter sur des stock-cars, ça se reconnaît à la manière dont il tutoie les bordures de trottoir, froisse les ailes des autres véhicules et coupe à gauche dans les sens giratoires, assuré qu’une sirène hurlante, branchée à mort, remplace un permis de conduire.
Nous atteignons pourtant sans encombre l’hôtel de police du Caire. On stationne dans une courette où sont remisés plusieurs tacots hors d’usage. Mes mentors procèdent à mon convoyage par des couloirs couleur loukoum. Me font gravir les marches, me traînent à travers une enculade de pièces (comme dit Béru) avant de s’arrêter devant une porte rébarbative. Nasser va y frapper et disparaît. Son absence dure un bon moment. Je perçois des éclats de voix, mais faut pas s’imaginer quand on ignore la langue ; souvent les sonorités sont trompeuses.
Je commence à les avoir à la caille. Plus le temps passe, plus l’angoisse me tenaille. Je me sens un peu perdu en Egypte, avec une conscience pas blanc-bleu. Mon petit trafic de bite n’a rien de reluisant. Je me suis foutu dans cette équipée à titre privé, sans en référer à personne et ça va sûrement provoquer des retombées.
Au bout de dix minutes, Nasser revient. Il nous fait signe d’entrer et l’on me pousse sans ménagement dans un grand burlingue administratif, semblable à ceux qu’on pourrait trouver dans ce genre d’endroit sous presque toutes les latitudes. Deux bureaux. Derrière le plus grand, j’avise un homme chauve, au teint très foncé, avec des lunettes cerclées d’or. Il est en bras de chemise. Une théière d’argent et un gobelet sont à sa disposition sur un plateau. Des dossiers s’empilent devant lui. Au deuxième burlingue, plus modeste, une fille brune et sévère, à frime de cheftaine, fait des gammes à sa machine à écrire. Elle porte un tailleur de toile grise, très strict, qui fait songer à quelque accoutrement religieux.
Deux des poulets en armes vont s’asseoir au fond de la pièce, de part et d’autre de la porte, sur des sièges de bois. Les autres se retirent en ployant un peu l’échine.
Pour ma part, j’occupe une chaise face à l’homme aux lunettes d’or. Il est en train d’examiner quelque chose. En me soulevant un tantinet, je constate qu’il s’agit de mon passeport.
Il finit par murmurer, en bon français :
— Je suis le juge Alluil Darachid.
— Mes respects, monsieur le juge, j’espère qu’on va enfin me donner les raisons de cette arrestation ?
Il s’abstient de répondre à ma question, par contre il murmure :
— Vous êtes français.
Ce n’est pas une interrogation, mais une simple constatation. Il poursuit :
— Vous prétendez appartenir à la police parisienne.
— Je ne prétends pas : c’est un fait.
— La chose n’est pas mentionnée sur ce document.
— Dans mes déplacements à l’étranger je juge inopportun de faire étalage de ma profession.
— Vous l’estimez déshonorante ?
— Si je la jugeais déshonorante, je ne l’exercerais pas, monsieur le juge. Mais il est plus prudent de ne pas attirer l’attention. Cela dit, si vous voulez bien alerter le consultat général de France, je n’aurai aucune difficulté à prouver ce que j’avance.
Il referme mon passeport et — ô désespoir — le jette dans un tiroir où je sens bien qu’il sera oublié.
— Nous avons le temps de prévenir les autorités françaises, d’ailleurs que vous soyez officier de police ne change rien à l’affaire.
— Quelle affaire, monsieur le juge ?
Il jacte à sa greffière, celle-ci va lui quérir une enveloppe de papier kraft sur une table et la lui remet.
Le juge en extrait deux photographies. Il les contemple un court instant, puis m’en montre une.
— Vous connaissez cette femme ?
Tu parles ! C’est la jolie Maud Lancier, ma première conquête. La photo est agrandie, celle qui devait figurer sur son passeport car on peut y lire des bribes de tampons ; en outre, elle fait photomaton à ne plus en pouvoir, avec des couleurs pisseuses et une expression inerte.
— Oui, je connais.
— Bon.
Il la pose pour me montrer la seconde, c’est-à-dire celle de la môme Selma, ma Danoise. Depuis une pincée de secondes, je m’y attendais un peu.
— Je connais également, fais-je.
— Parfait.
Il remet méthodiquement les deux agrandissements dans la pochette de papier. Ensuite il regarde sa montre (dont le cadran comporte des chiffres romains, alors qu’un de mes potes romains a des chiffres arabes sur celui de sa tocante), puis parle à sa secrétaire. La girl-scout sort, revient avec mon pote Nasser et le dernier des Comédie. Nouvelle palabre.
Le juge enfile sa secrétaire et donne un ordre à sa veste ; à moins que ça ne soit le contraire, excuse : j’ai mon caberluche qui s’est mis aux japonais absents.
Nous partons. Grand déploiement de chignoles, de sirènes. On fend la bise à travers Le Caire surpeuplé. J’aperçois un cours d’eau, je me dis que si c’est la Garonne c’est que je suis en train de rêver tout ce bordel à cul, mais que s’il s’agit du Nil, je m’offre la calamité de ma vie. Pas d’erreur : c’est bien le Nil, avec des gros barlus à roue (qu’à chaque aube je meurs) et des embarcations aux voiles lie-de-vin.
On doit être au moins quatre chignoles à se faire la courette dans un grand déploiement de gyrophares et de cornemuses bloquées. Les tires engouffrent un souterrain cimenté. Il conduit à une immense porte de fer. On klaxonne, un judas s’écarte dans l’épaisseur de la ferraille et la lourde bascule lentement pour nous livrer passage. Nous nous rangeons alors en bordure d’une sorte de quai cimenté. Mes mentors (qui ne seront jamais crus, même quand ils diront la vérité) m’invitent à descendre. Rassemblement sur le quai où je retrouve le juge Alluil Darachid et sa gaufrière déshormonée ; et puis Nasser, et le cadet de l’Anatola, tout ça…
Un bonhomme en blouse blanche nouée par une ceinture de cuir toute râpée, chaussé de bottes de caoutchouc, nous ouvre une porte vitrée. On accède ainsi à un local carrelé du plancher au plafond inclus. Il y fait frais et une odeur charognarde n’attend que ton pif pour s’y installer.
Le cortège gagne une nouvelle porte vitrée, et alors je pige où je me trouve. Si bien que, comme me l’écrivait Verlaine, l’autre jour : il pleure sans raison dans mon cœur qui s’écœure. Le froid s’accentue. J’avise des portes de bois tout le long d’une cloison, comme à la parade ; elles sont séparées l’une des autres par un intervalle de cinquante centimètres à peine et sont numérotées. Le bonhomme à la ceinture râpée (mais il a bonne renommée) en ouvre deux et tire de sombres profondeurs deux chariots d’une grande sobriété. Chacun supporte un corps. J’identifie sans peine Maud et Selma. Elles sont archimortes, tu les croirais en marbre blanc.
— Vous les reconnaissez toujours ? me demande le juge.
J’opine.
— Eh bien, maintenant, allons nous mettre sérieusement au travail, conclut le magistrat.