INTERLUDE

Kriss sortit une peau de chamois d’un tiroir du bas de son bureau pour astiquer les extrémités de ses souliers, bien qu’elles n’en eussent pas besoin. Sa maniaquerie résultait de l’époque où il était cireur de chaussures en guenilles et promenait son petit matériel dans les rues du Caire, s’installant dans les carrefours et attirant l’attention des éventuels clients en jouant du tam-tam sur sa boîte pleine de cirages variés, de chiffons amidonnés par l’imprégnation de ceux-ci, de brosses aux formes bizarres.

Tout en s’acharnant sur ses godasses, il écoutait parler le vieux Fouad. Ce dernier se tenait assis sur un pouf de cuir, les jambes croisées. Il était plus délabré que d’habitude, rongé par une « pré-cirrhose » lui avait dit le docteur, et cependant, en bon musulman, Fouad n’avait jamais pris la moindre goutte d’alcool de sa vie. Mais le mal n’est pas toujours juste, ni même logique.

Il parlait d’un ton plutôt morne.

— Le gros homme, ami de San-Antonio et qui occupait également un appartement du Néfertiti, est très porté sur les femmes, de préférence massives.

Kriss ricana. Il était homosexuel et la perspective de sabrer une obèse lui semblait relever de la farce. Il ne s’intéressait à la rigueur, qu’aux filles longilignes dont le petit cul se trémousse dans le carcan d’un jean trop serré.

Fouad poursuivait :

— J’ai appris que la femme de Trabadjalamouk, une grosse chienne d’Anglaise en chaleur, forniquait avec ce type à longueur de journée et qu’elle semblait apprécier ses prestations.

— Je crois que nous changerons le directeur du Néfertiti incessamment, dit Kriss. Il est peu honorable d’être encorné par une ignoble Européenne.

Fouad hocha la tête en signe d’assentiment. Il haïssait les roumis.

— Continue ! intima l’ancien cireur de lattes.

— Nous avons donc observé d’assez près le comportement de l’Anglaise. Elle a porté des victuailles dans sa maison privée, tout un assortiment de mets et de bouteilles. De plus, elle a donné brusquement congé à ses domestiques. Je suis convaincu qu’elle a prêté sa demeure aux Français, en l’absence de son époux, et qu’ils se cachent chez elle en attendant une occasion de quitter l’Egypte.

Kriss remisa sa peau de chamois et contempla avec satisfaction ses pompes étincelantes. Elles l’emplissaient de contentement, comme une œuvre comble son auteur.

— C’est du très bon travail, Fouad.

Il alla ouvrir la porte d’un coffre-fort, y puisa des billets de banque égyptiens dont il fit un rouleau en utilisant son index gauche comme support. Il alla le présenter au vieux qui le cueillit sans se presser.

— Pourquoi ne t’achètes-tu pas des vêtements neufs, Fouad ? interrogea Kriss après un coup d’œil critique sur la mise du bonhomme.

— Parce que je ne suis plus neuf moi-même et que le vieux va avec le vieux, répondit le guide.

Son interlocuteur lui sourit.

— Je vais bientôt mourir, déclara Fouad. Que ferait mon épouse d’un costume neuf ? Elle n’oserait ni le vendre, ni le donner.

Il hésita, puis questionna en désignant du menton la pièce voisine :

— Ça va, de ce côté ?

— Pas des mieux. On cherche encore du… matériel.

Fouad haussa les épaules, fataliste.

— Il ne faut pas contrecarrer les décisions d’Allah, déclara-t-il. Lui, Il sait. Encore besoin de moi ?

— Pas pour le moment.

Les deux hommes se touchèrent rapidement le bout des doigts et appliquèrent leur main sur leur poitrine à l’emplacement du cœur.

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