Une tambourinade à ma porte m’arrache.
Je bande mes forces pour soulever mes paupières. Bonjour, bonjour, Le Caire ! Bonjour, la lumière qui force les rideaux ! Bonjour, Maud !
Ah ! non : elle n’est plus là. Le creux à mon côté est un creux à elle, le parfum subtil qui flotte dans le lot, c’est son parfum à elle, mais il ne reste même plus de Canada Dry auprès de moi. Je me mets sur mon cher séant. Je suis accablé encore par une fatigue exquise. J’ai des goûts plein le clapoir, délectables, beaux restes, indeed !
Une langueur berce mon cœur. « Dedieu, me dis-je en aparté, quelle somptueuse troussée ! » Je fais partie de ces hommes qui, chaque fois qu’ils ont baisé comme des tigres, ressentent la merveilleuse impression d’avoir permis à l’humanité de progresser un peu, comme si un bon coup de bite permettait au monde de faire un pas en avant.
Comme on continue de gesticuler du poing contre ma lourde, je mets pied à la moquette. Tout est silencieux dans la salle de bains. Je me dirige dans la partie salon : vide.
De guerre lasse, je vais ouvrir à Bérurier.
Il est beau comme une savonnette d’hôtel de passe, détendu, harmonieux, ravi d’être.
— Merde, tu bectes ta paillasse, técolle, ce morninge. T’sais qu’il va z’être midi ?
— Ça méritait ça, jubilé-je.
Tel un destroyer vigilant, il m’escorte en roulant jusqu’à la chambre. S’arrête devant la table basse pour examiner quelque chose qui se lit puisqu’il ânonne le texte éprouvant dont j’ai l’honneur : Inoubliable, I love you. Maud.
Je m’approche. Ce fut écrit avec des allumettes. Les vêtements de la jolie Maud ont disparu. Elle s’en est allée durant mon sommeil et sa reconnaissance est si vive qu’elle s’est abstenue de me réveiller.
Un vague à l’âme lancinant comme une gueule de bois me tarabate. Je décroche le biniou pour réclamer le Delta Hotel. Là, on m’apprend que le groupe de miss Lancier est parti depuis lulure pour une remontée du Nil. Je me dis que s’il le remonte jusqu’à sa source, j’ai le temps de commander mon breakfast avant qu’il soit arrivé.
Une légère navrance m’endouleurit le bas-ventre. On dit que les meilleures choses ont une fin, moi je voudrais qu’elles n’en eussent pas. Je sais qu’il n’existe pas de « toujours » mais j’aimerais tellement qu’il y en ait eu un aujourd’hui ! Cette rebelote que je lui pratiquerais, à la chérie ! C’est triste de songer qu’elle préfère aller regarder un bout d’Egypte plutôt que de m’héberger le grand collecteur, non ?
Je me console en commandant un petit déjeuner qui, étant donné l’heure qu’il est, pourrait me servir de déjeuner.
— Comment s’est passée ta première soirée cairotte ? m’enquiers-je auprès du Gros.
— Pleins phares, jubile-t-il. J’m’ai levé une dadame de first couality, à l’hôtel. Une Libanaise couverte de diams ; veuve à ne plus en pouvoir, riche à crever et chiément portée sur la bagatelle. L’genre d’ personne que son gabarit est conforme à mes aspirateurs : style Berthe, en un peu plus fort si tu mords le topo. Une poitrine que tu pourrais t’ mett’ à l’abri dessous en cas de pluie. La moulasse à franges, comme j’aime : faut carrément lu déballer l’trésor avant d’l’embroquer.
Un serviteur cérémonieux m’apporte mon plateau lesté de tout ce qu’il faut pour se refaire une paire de couilles surmenées.
Une grosse enveloppe, rebondie, est posée à la verticale, entre la cafetière et le pot de lait destiné à arroser mes Kellog’s.
Je la désigne au loufiat.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du courrier pour vous, Sir.
Le Sir ouvre l’enveloppe et en retire une confortable liasse de dollars ; une estimation rapide m’induit à penser que cette monnaie sacrée représente provisoirement la contre-valeur de cent mille pions franchouillards. Mais il y a autre chose dans l’enveloppe : un billet d’avion en first Le Caire-Istanbul aller-retour et une lettre non signée, rédigée à la machine à écrire. Les caractères sont énormes comme ceux de certains télex.
Je lis :
Superbe prestation ! Prenez le vol de ce soir pour Istanbul. Une chambre vous est réservée à l’Hôtel Bosphore et Férluyr. Attendez-y nouvelles instructions. Vous conservez la suite du Néfertiti. Bravo !
— Dis donc, la carburation s’ fait bien, non ? observe Bérurier en me montrant les talbins vert crasse.
— Pas mal, conviens-je. Je crois que si je continue à jouer les castors en travaillant avec ma queue, je vais faire fortune rapidos.
— T’as un bif d’avion, ça veut dire qu’ tu les mets ?
— Un extra à faire en Turquie.
— T’as la bitoune internationale, remarque Sa Majesté chômeuse avec envie.
— Il faut que je découvre ce que cache ce micmac. Une pluie de millions pour filmer un superman en train de bien faire, y a comme un défaut, non ? Si ça se trouve, je serai bientôt mieux payé que Belmondo.
— Belmondo, y fait qu’ semblant, tézigue tu grimpes au fade en version originale, mec ; nuance !
« Tu permets que je lusse ? » implore le Big Toutou en montrant la bafouille.
Il devient maniéré, le Mammouth ; habituellement il ne s’embarrasse pas de formalités et agit à sa guise sans demander la moindre permission à qui que ce soit.
— Je t’en prie.
Il prend ma bafouille, la tient éloignée de sa hure, puis la rapproche et finit par gagner la fenêtre inondée de lumière.
— Mince, je commencerai-t-il à d’venir miraud ? bougonne-t-il. Ça va être joyce si faudra qu’ j’ trimbale les besicles. Non : j’ peux pas ligoter, mec. C’est la canne blanche qui m’ guette.
— Enfin quoi ! C’est écrit en caractères d’affiches, dis-je, agacé.
Il me rapporte la babille.
— Lis-le-la, Grand, moi j’ déclare forfait.
Je me saisis du papier pelure, genre by air mail et voici que la feuille est à peu près blanche. Les caractères achèvent de s’estomper comme la buée de ton pare-brise quand tu viens de brancher le dégivreur.
Dis donc, ils sont prudents mes « employeurs ». Pas de traces, plus rien. Il doit bien, pourtant, subsister l’empreinte de la frappe. Je passe doucement un crayon à l’emplacement du texte, mais rien ne se dégage. La lettre n’a pas été dactylographiée directement sur ce faf, seulement reproduite au moyen d’un procédé spécial qui la fait s’évaporer au contact de l’air quand elle est extraite de son enveloppe.
Je m’évente à l’aide de cette page blanche.
— Je subodore des choses hautement vérolantes, murmuré-je pour mon compte personnel.
Ce présage va se révéler exact dans les chapitres qui suivront. Tu peux lire ce book la tête haute : je te promets qu’il te flanquera pas le torticolis.
— Qu’est-ce j’ vais branler pendant ton voiliage à Liste-en-boule ? murmure mon Valeureux.
— Tu continueras d’ honorer ta Libanaise, gars. Elle est d’un pays martyr qui mérite qu’on se penche sur ses ressortissantes.
Il opine, le sourire aux lèvres.
— T’as raison, j’ vais y sortir le grand jeu ; l’ennui c’est qu’elle veut pas qu’j’lu dérange ses tifs en ébattant. Une vraie marotte. Elle est coiffée à la champignon de Paris, comme Mireille Mathieu. Pour c’ qu’est d’ la Mireille, passe encore : si é s’ peignait aut’ment, personne la reconnaîtrait, mais ma gisguette, à quoi ça lui avance d’avoir l’air d’une connasse ?
Je le laisse se dépêtrer de cet angoissant mystère et j’attaque mon breakfast.
On aura beau dire et beau faire : Byzance, Constantinople ou Istanbul, le Bosphore reste le Bosphore.
T’arrives et tu dérouilles plein les châsses. Tu piges illico qu’il s’est passé ici des choses fabuleuses et irrémédiables. Il importe peu que les pays changent de destin, d’occupants, de régimes ; qu’ils s’affaiblissent ou deviennent puissants, qu’ils règnent ou subissent. Leur âme profonde subsiste en toutes circonstances. Prague sera toujours Prague, comme Paris sera toujours Paris ; et c’est comme ça pour Londres, pour Leningrad, Carcassonne et Jérusalem.
Ce fourmillement de dômes au soleil t’enchante. Tout est question d’harmonie, d’équilibre. Qu’est-ce qui fait qu’un paysage est plus beau qu’un autre, une ville plus fascinante qu’une autre ville ? Un visage plus attrayant qu’un autre visage ? Leur harmonie. Peu importe la latitude, l’altitude des contrées, la population des villes, l’âge des individus. Seule importe l’harmonie qu’ils déploient ; ce quelque chose de mystérieux, parfois de triomphal, souvent de secret, les pare d’une grâce étrange. Je te prends le petit bonhomme qui avait un œil derrière la tête et qui s’appelait Jean-Paul Sartre, qui voulait toujours grimper sur une barricade et se faire embastiller ; laid mais génial, alors beau, alors harmonieux ; tu piges ? Mais c’est pas grave, on va parler d’autre chose. Je t’en reviens à l’hôtel Bosphore et Férluyr, un autre palace comme le Néfertiti. Pourliches à tous les étages, air conditionné, décor de rêve pour marchands de pétrole en gros (moi je préfère celui du pompiste, beaucoup plus sobre). J’y jouis d’une autre suite qui ne le cède en rien à celle dont je dispose au Caire.
Mes fenêtres donnent sur le port où règne, comme on lit puis dans les baveux une intense activité », ce qui est mieux que de voir régner un roi fainéant. Les bateaux faisant la navette d’Asie en Europe (quelques kilomètres seulement) n’arrêtent pas. Ils sont chargés à sombrer d’une foule bouillonnante. J’aime les villes de navigation : Venise, Hong Kong, Amsterdam… Je les trouve plus joyeuses que les autres. Les bateaux, c’est le vieux rêve de toujours. Plus ils sont gros, plus ils te font mousser la gamberge.
Justement, y en a deux very big à quai. Un tout blanc à cheminée jaune, battant pavillon grec, un tout noir à cheminée rouge battant pavillon soviétique. Faucille et marteau. Ça ne fait pas drapeau, mais meeting communiste. J’aime pas les emblèmes. Les francisques, les croix gammées ou de Lorraine, les coqs dits gaulois. Toute cette clincaille me donne envie de rigoler. Les hommes sont des gosses. Un coq ! Je te vous demande un pneu à quoi ça ressemble. Un zob, à la rigueur extrême, je dis pas. Avec deux roupettes pour le déguiser en canon. Oui : un paf, c’est sympa, je conviens. Mais un coq ! Cet animal ridicule qui baise comme tu poinçonnes ton ticket de la Metro Goldwyn Mayer, gratte le fumier, chante hors de propos, fiente toutes les vingt secondes et se prend pour le soleil levant. Je te jure qu’ils sont cons, tous, d’arborer leurs insignes insignifiants. Fleur de lys, rose au poing ! Mon cul ! Eh ! Partez pas, écoutez ce que je vous crie ! Mon cul ! La roue rotarienne, le bonnet phrygien, le cèdre, la feuille d’érable, le compas, la faucille, l’étoile, le croissant, le sigle de Zorro, l’épi de blé, mon cul, mon cul, mon cul, mon cul ! Et je dirais même plus : MON CUL !
C’est qu’ils y tiennent à leurs fadaises, les glandeurs ! Ils acceptent de se faire tuer pour un dessin, un graffiti. Symboles sacrés ! Conneries éperdues. J’en ai marre de les survoler. Ils me foutent le tournis, me donnent envie de gerber, parfois même de mourir. Je me défenestrerais si je redoutais pas de leur tomber dessus et si je n’habitais pas le rez-de-chaussée.
Un vibreur caverneux vient me tirer de mes amertumes. Je décroche. Dis : ça n’a pas traîné.
— Bonjour, me gazouille une voix de femme avec un accent loukoum.
— Bonjour, madame, je lui réponds en zozotant.
Elle ne perd pas de temps à me raconter le génocide arménien.
— Vous devriez faire astiquer vos chaussures par le premier cireur que vous trouverez en quittant l’hôtel sur votre droite.
Elle raccroche.
Brève converse. Je me sers un bloody mary bien tassé (deux fois plus de mary que de bloody). Besoin d’un coup de fouet. Il avance sur un pont de lianes au-dessus d’un précipice, ton Tantonio, comprends-tu ? Ne sait où il va, ni trop ce qu’il maquille en dehors du fait qu’il empile des dollars bizarrement gagnés.
Je bois une gorgée puis passe un coup de turlu à ma Félicie, lui dire que je la vénère, que tout va bien et qu’elle hésite pas à talocher Toinet qui a encore fait 38 fautes à sa dictée préparée (qu’on se demande combien il en aurait commis si elle ne l’avait point été). Elle me demande d’où j’appelle ; je lui raconte que je me gave de Bosphore, et que c’est magistralement beau, qu’un jour je l’amènerai. Elle est toute joyce, la chérie.
Toutefois, comme elle a vu jouer Midnight Express, elle me recommande de bien me gaffer des trafiquants de drogue. Je promets.
J’avise fectivement un cireur de lattes à quelques encablures. C’est un vieux tout rabougrinche, mal rasé, coiffé d’une gapette marine, qui s’obstine à téter un mégot de cigare. Il a beau lui faire du bouche-à-bouche, nulle incandescence ne se produit.
Je me pointe devant lui et pose délibérément mon mocassin gauche sur sa petite boîte. J’ai quelque redoutance pour mes pompes qui sont d’une couleur bronze très subtile, en accord parfait avec le costar que je porte. Elles ont autant besoin d’être cirées que la tête de ton nœud qui est coiffée comme Mireille Mathieu, elle aussi.
Le vieux retire son cigare décédé de ses lèvres et le glisse dans le petit tiroir de sa boîte où il entrepose ses nombreux cirages.
Ses mouvements sont lents et désenchantés. Il a l’air d’exister en circuit fermé. Il prend un chiftir douteux dont il astique le devant de mon soulier. Le soir tombe sur Istanbul. L’air me paraît poivré et chargé d’électricité. Un tohu-bohu un peu moins enfiévré qu’au Caire bat à mes oreilles.
— Istanbul, vous aimez ? demande le vieil homme dans un anglais laborieux.
— A première vue, ça me plairait assez, réponds-je.
— Et les bateaux ?
— Ça oui, j’adore.
— Demain, il arrive l’Exekias, à onze heures ; très beau navire.
Un temps, il crache jaune à côté de mon pied demeuré sur le trottoir.
— Sur le quai, à côté de la gare maritime, des cars d’excursion attendront les passagers.
Je ne manifeste rien. Dire quoi ? J’attends la suite. Il fourbit maintenant le talon de ma godasse. Il a le coup de brosse énergique, l’ancêtre, et des gestes de batteur de jazz.
— Chaque car aura un écriteau pour annoncer dans quelle langue sera fait le commentaire ; vous comprenez ?
— Je connais.
— Pour vous, ce sera le car espagnol.
Je m’abstiens de réclamer des explications, ayant tout de suite pigé qu’avec mon bonhomme, il faut attendre que les fruits tombent sans secouer l’arbre.
Il écarte ses boîtes de cirage dans le tiroir et déniche un petit bouquin à couverture bleue gonflé de plans mal repliés. Il s’agit d’un guide de la ville dont il se sert pour renseigner ses pratiques.
Il l’ouvre et prend entre les pages crasseuses un long ticket jaune.
— Ceci, le billet d’excursion pour le car où l’on parle l’espagnol. Vous parlez l’espagnol ?
— Juste assez pour me faire comprendre d’un Italien.
Mais il ne sourit pas. Il ne sourit plus depuis le décès de Mustafa Kemal Atatürk en 1938.
Le cireur continue de farfouiller dans son guide. Il l’ouvre à une nouvelle page et me le présente.
— Ceci est la personne qui devrait vous intéresser ; vous pouvez prendre la photo.
Je regarde. Ce qu’il y a de positif chez mes employeurs, c’est qu’ils me donnent à séduire des filles de toute beauté. Cette seconde « proie » ne ressemble pas à la première. Elle est très brune, avec un admirable visage aux traits délicats. Bien que son regard soit noir et intense, il reste empreint d’une grande douceur, voire de romantisme ; trait commun avec ma jolie goulue de la nuit dernière…
Cette fois, comme la photo est petite et en noir et blanc, je l’enfouille pour plus de prudence, au cas où il y aurait deux ou trois nanas qui prêteraient à confusion.
— Elle est chilienne, murmure le cireur en rangeant son bouquin dépenaillé ; elle s’appelle Vera Hernandez. Son bateau fera escale à Alexandrie dans cinq jours ; peut-être pourriez-vous la décider à faire une escapade au Caire et à la retrouver là-bas ?
— Peut-être, ou dois-je ? je demande.
— A l’impossible nul n’est tenu, répond le vieux ; mais vous semblez avoir des arguments pour la décider.
— C’est tout ?
— C’est tout.
— O.K., merci, inutile de me faire l’autre soulier.
— Mais ils ne sont plus pareils ! objecte le consciencieux bonhomme.
— Tant mieux, ça me permettra de distinguer mon pied gauche du droit ; je les confonds toujours…
— Alors vous ne me devez qu’un dollar au lieu de deux, déclare le philosophe.
Moi, tu connais mon bol ?
Depuis la grille isolant la gare maritime, je la repère d’entrée de jeu, la môme Vera. Par harki de confiance je la confronte à sa photo. Pas d’erreur, c’est bien elle. Elle se tient appuyée à la rambarde du sun desk, sur tribord, et regarde la manœuvre d’accostage. D’autres pégreleux déguisés en croisiéristes se tiennent à ses côtés, comme des hirondelles perchées sur un fil électrique avant le grand départ d’automne.
La gosse est tout de blanc vêtue, ce qui a spontanément mobilisé mon attention : tu penses, elle si brune dans cette immaculade ! Une pure beauté ! Un velouté de peau, des formes… Je me surprends à redouter que mon « sex-appeal » reste sans effet. On est toujours à la merci d’un bide. C’est jamais gagné, ces petites entreprises-là. Tu tombes sur des sœurs dont tu n’es pas « le genre », sur d’autres encore qui ont « un amour au cœur » et sont fidèles. Et sur des gerces qui sont branchées sur le gigot à l’ail. Ne vends jamais la peau du slip avant de l’avoir retiré, p’tit gars, sinon t’auras des courbatures à l’illusion.
Vingt minutes plus tard, les passagers déhotent et se pressent dans ma direction. Des cars bleus sont rangés sur le terre-plein, moteur ronflant à cause de l’air conditionné. Autour d’eux, c’est brûlant et ça pue l’huile. Des marchands de cartes postales se préparent à l’assaut du touriste. La blouse grise est l’uniforme des modestes au Moyen-Orient.
J’ai retapissé le car espagnol. Il fait aussi pour les Allemands. Une souris ravissante, un peu rousse avec des yeux verts, très très pâles, discute le bout de gras en compagnie des chauffeurs. Je m’aperçois qu’elle n’a d’yeux que pour moi, aussi je me demande si elle ne serait pas « dans le circuit », elle aussi. Pour dire de voir, je m’approche et lui montre mon ticket.
Elle sourit.
— Vous êtes en avance, me déclare-t-elle en anglais, vous prenez quel car ?
— Espagnol.
— Alors vous êtes un client pour moi, elle m’assure d’un ton très beaucoup joyeux. Vous êtes espagnol ?
— Non, mais le général Franco l’était, j’élude. Vous non plus ne l’êtes pas avec des yeux pareils !
— Allemande.
— Tout s’explique.
Elle me dit :
— Montons, il fait meilleur à l’intérieur.
Et bon, franchement, c’est vrai qu’il règne dans le bus une température exquise comparée à la fournaise du quai.
Les sirènes des bateaux ululent autour de nous ; un monstre ronflement fait de mille autres bourdonne jusqu’à l’exaspération.
— Je m’appelle Hildegarde, me dit la guide.
Elle porte une jupe de couleur kaki, un chemisier à épaulettes sensiblement de la même couleur. Il est déboutonné bas, ce qui me permet de constater qu’elle est contre l’usage du soutien-gorge dans la société moderne. Qu’en ferait-elle, grand Dieu ! Elle a des seins qui peuvent sortir sans leurs parents et n’ont pas besoin qu’on les protège de la tempête en leur posant des haubans.
Elle est pleine de vie, de sève et de gaieté, cette gosse. J’ai une touche phénoménale avec elle.
J’ai choisi une place, derrière le conducteur, et elle s’est assise à côté de moi, son genou touchant le mien.
— Vous habitez Istanbul ? Je m’enquiers plutôt niaisement, comme si je lui demandais si elle demeure chez ses parents.
Elle renifle bon la femme. Je me sens dans l’antichambre des voluptés. Et tu voudrais ne pas être romancier, toi ? T’aller faire chier la bite à exister avec les autres ? Vivre en leur compagnie les mesquineries de tous les jours ?
Je laisse dériver ma dextre sur son genou poli comme un galet du Rhône.
— Il faut bien, soupire-t-elle, en réponse à ma question que tu trouveras quelques lignes plus avant si tu veux te la refoutre en tronche ; mon mari travaille au consulat d’Allemagne d’Istanbul.
Cher époux ! Comme il a raison ! Pour fêter ça, je remonte un brin la jambe, retroussant la jupe sans tu sais quoi ? Vergogne. Le grand soleil du Bosphore révèle le duvet blond de ses cuisses. L’idée me vient de lui faire minette comme ils disent dans les écoles. Mais on n’est pas suffisamment peinards.
— Je parie que vous n’êtes pas rousse ! hasardé-je.
— Vous croyez ?
Ça l’amuse, mon hypothèse.
Je la trousse complètement après m’être assuré que le conducteur jacasse toujours avec ses potes, adossé à la portière. Décidément, elle est contre les sous-vêtements, Hildegarde. Sa toison blonde et luxuriante apparaît en direct sur l’écran de mes désirs fous.
— Gagné ! soupiré-je en déguisant chastement ma main en slip, à l’exception du médius qui me sert pour l’ancrage.
Elle est frémissante de bas en haut, la mère.
— Vous êtes terrible ! m’assure-t-elle.
Et pour voir jusqu’à quel point, elle me rend la politesse de la main gauche. La nature de mes sentiments ne lui échappe pas, elle la presse avec bonheur.
Moi, je me tiens le raisonnement ci-dessous :
« T’es en train de jouer au con, mon lapin. Ta mission est d’emplâtrer la ravissante petite Chilienne et non cette exquise Teutonne au réchaud embrasé. Faut pas dérailler dans ta nouvelle profession de queutard à gages, mec ! Ressaisis-toi. » Mais pour que je me ressaisisse, faudrait préalablement qu’elle me lâche. Cercle on ne peut plus vicieux. Pour corser l’intimité, je lui place une pelle complémentaire.
Et quand j’ai achevé de lui déguster la menteuse, que vois-je ? La porte du car s’est ouverte. Le chauffeur nous contemple comme les quarante siècles pyramidaux contemplaient les bidasses à Napo. Mais y a pas que lui : les passagers de l’Exekias sont laguches, la sublime Vera en tête de cordée.
Oh ! merde, ça déguille mal. J’ai trop joué sur le velours avec ma première cliente. Pour ce qui est de la seconde, c’est pas dans la fouille ! D’autant qu’elle m’a l’air tellement réservée qu’on croirait qu’au lieu d’entrer dans le bus elle va plutôt entrer au carmel, la gosse. Ce regard méprisant qu’elle me virgule en grimpant dans le car, madoué ! Flétrisseur. Nous retirons prestement nos pognes et nos langues pour refaire un petit coup de « chacun chez soi ».
Bon, peu après tous les navigateurs sont à bord. La caravane s’ébranle. Hildegarde a rejoint son siège à côté du chauffeur et décroché le micro. Elle dit bonjour mesdames et messieurs, comme quoi son nom est Hildegarde. Elle va causer d’abord en chleuh, ensuite en espingouin. Elle prie bien poliment les Espanches de fermer leurs grandes gueules tandis qu’elle jactera le boche ; et ensuite que les Doryphores bouclent leurs claque-merde pendant qu’elle maniera le patois de Cervantès. O.K. ?
Elle traduit ça en espagnol. Tout le monde murmure que banco-vas-y-Ninette-on-t’écoute. Alors elle se met à tartiner sur l’Empire ottoman, tout ça. Et pour finir, elle annonce qu’on va commencer la visite d’Istanbul par la Mosquée Bleue, ainsi nommée parce qu’elle est bleue.
J’appréhendais le bide, avec Vera. C’est pire.
Le mépris, mon vieux cornard ! La haine, presque. Du moins une colossale antipathie spontanée.
Pendant que la môme Hildegarde raconte l’histoire de la Mosquée Bleue avec ses coupoles, sa fontaine purificatrice et tous les fabuleux tapis offerts par l’ex-empereur d’Iran, le roi Farouk et les pâtes Lustucru (les célèbres refuseuses d’œufs fêlés, cette pauvre Germaine !) je risque une approche de Vera Hernandez.
— Travail merveilleux, je lui déclare en lui montrant le plafond.
Elle feint de ne pas me voir et s’écarte de moi rapidos. Un peu plus tard, à la sortie, je risque une seconde tentative, m’effaçant pour la laisser passer avec un sourire ensorceleur, mais elle rebrousse carrément chemin, ce qui est une façon catégorique de me dire merde en chilien de salon.
Cruelle déconvenue. Tu l’aurais pas laissé au vestiaire, ton sex-appeal, Antonio ? Non, pourtant, car Hildegarde, elle, me charge à tout-va ; racontant Istanbul sans me perdre des yeux ; me faisant l’amour à pleins châsses, salivant (le Magnifique) de la prunelle et de la figasse.
Ils vont en penser quoi t’est-ce de mon flop, mes généreux commanditaires ?
Deuxième point excursif, le fameux musée Topkapi. Bon, alors on se fait tout le fourbi : la collection de porcelaines chinoises installée dans les anciennes cuisines de l’ancien palais. Je te démolirais le blaud à coups de flingue ou de Police-Piéton, comme dit Béru qui a horreur des reptiles, et donc des pythons constricteurs.
Je me contente désormais de contempler la gosse vêtue de blanc en lestant mes lampions de toutes les mélancolies les plus romantiques. Un qui me connaîtrait pas me dirait « Bonjour, m’sieur Werther ».
Mais j’ai beau m’escrimer, Vera ne m’accorde pas le moindre poil de cul d’intérêt.
Ah ! que dur est l’échec, et comme est épais le sang de l’orgueil, j’en causais l’autre jour avec mon buraliste. Qu’il est humiliant pour l’homme de jeter son dévolu et de devoir le remettre dans sa culotte, tristement, comme le terre-neuvas ramène son filet vide, une dame pipi me le faisait remarquer la semaine passée. Un jour, mon cher, mon triomphal Robert Hossein me disait : « J’ai remarqué que nous avons un point commun, toi et moi : nous tirons la chasse avant d’avoir fini de pisser ; ce qui prouve que nous sommes des êtres impatients. »
Eh oui, Robert, nous le sommes. Et sais-tu pourquoi nous sommes impatients, vieux frangin ? C’est parce que nous savons que nous n’avons pas le temps. Dis, tu les as vus filer, Francisque, Amin et les autres ? On faisait semblant de ne pas y penser, mais nous ne le savions que trop qu’ils nous lâcheraient, comme nous allons lâcher nos gentils et nos merveilleuses. Pas le temps. Chaque seconde compte. Alors on se grouille de pisser et on tire la chasse avant la fin de la miction en croyant économiser un bout de moment. Mais l’économiser sur quoi ? Et pourquoi ? Ma grand-mère me répétait sans cesse : « Ne cherche jamais à te venger de quelqu’un. Attends et regarde : le temps fera toujours mieux que toi. »
Or, donc, moi talonné par le temps et l’orgueil, je tente d’emballer la môme Vera, si sublime, mais c’est Hildegarde qui répond aux appels que je ne lui adresse pas. L’apothéose, faut que je te bonnisse, c’est à Topkapi. Plus que ça, et on ne cause plus de cul avant la page suivante, juré craché.
Tout le monde a vu le film de Jules Dassin que la téloche programme toutes les semaines bissextiles. Il est intéressant malgré la mère Couri qui possède un tel talent de comédienne qu’on a fini par en faire un ministre. Tu te rappelles le fabuleux joyal (un joyal, des joyaux) que veulent emparer des malfrats ? Dans la réalité la topographie de la salle où se trouve exposé le poignard diffère. Pour les besoins du film on a situé cette arme rutilante au centre d’une très vaste pièce en rotonde surmontée d’une coupole. En fait, la salle est rectangulaire, pas très vaste, et la vitrine du poignard est adossée à un mur. Toujours est-il que le film l’a rendu tellement célèbre que c’est le rush. En l’apercevant, tout le monde se précipite, se presse, s’exclame, hèle ses proches.
La pauvre Hildegarde qui s’est mise devant le trésor est gaufrée de première. Elle crie « Ne poussez pas, tout le monde le verra ! » Ils sont bien d’accord, les « tout-le-monde », encore faut-il que ça soit rapide. Ils en veulent pour le ticket, les gueux. Tout bien regarder à gros yeux, de très près. La jolie Allemande aux yeux plus verts que les émeraudes qui nous entourent, le devoir avant tout, place son laïus : « Ce magnifique poignard, señores et señoras, herren und damen… »
Moi je me trouve plaqué à elle. Je sens sa motte à travers mon bénouze. Impossible de me contrôler. Mes paluches entrent dans la danse. Je te lui remonte la juperie. Elle rapetisse soudain, Hildegarde, du fait qu’elle ouvre son compas. Je balise de mes doigts experts. Elle continue de tartiner, et les autres connards de pousser, ce dont je ne tarde pas à les remercier. Tu vas dire que je libidine ? Soit. Dis ce que tu veux, y a lurette que j’ai franchi le point de non-retour et que ton opinion à vous tous, je m’en sers de papier hygiénique satiné double face. Je peux te dire une chose, mon vieux melon, embroquer une pareille pétroleuse debout, avec trente-huit personnes qui te cigognent le dos, ça oui, c’est des sensations. Et même des sensations sensationnelles.
Elle perd doucement les pédales, la jolie guide. Elle bavoche comme quoi ce poignard qui a appartenu à Zébulon-le-Cucurbite (ainsi surnommé parce qu’il avait la panse renflée). Plus vite ! Ah ! Enrichi de diamants, d’émeraudes, de rubis, de pubis, de zob, de voui vouiiii comme ça, n’arrête pas ! A été copié pour le film de Jules Soliman Ier, né à Dassin 1494–1566 ! Vas-y ! Fort ! Fort ! Gut ! Gut ! Aooo h ! mein Gott ! Tout ! Tout ! D’une valeur inestimable qui que quoi dont où… Ich jouis ! Vrrrraou ! Brzzzzwww Muy bueno ! Olé ! Me laisse pas ! Encore un peu ! C’est ça ! Topkapi, Istanbul, Constantinople ! Mais c’est Bysan an ante !
Elle spasme.
La horde continue de horder. Notre beau sublime panard public, ils s’en tamponnent, les flasheurs. Clic, clac, merci Kodak ! Ne se sont pas seulement aperçus de cette enfilade expresse. La digue du cul, eux, connaissent pas. Au dodo seulement, la petite tringlée à bobonne pour glorifier la vie de croisiéristes. On est là pour ça. Tagadagada, mon vieux lapinos, bonsoir Jeannot ! Un petit coup de repérage, je lance ma casquette et poum ! Je tire mon coup. Raté ? Fais-toi une raison, Ninette, je te revaudrai ça demain. Eh, dis donc, c’était bien Sainte-Sophie, non ? J’espère que mes diapos seront bonnes ! Dors bien, ma poule. Quoi, le commandant ? Pas si joli garçon que ça. C’est l’uniforme qui t’impressionne. Fous-moi une tenue blanche et des galons, je fais mouiller toutes les gonzesses du bord. Allez, te monte pas le bourrichon, dors, t’as beaucoup mieux que le commandant dans ton plumard.
Textuel, je le jure.
Ils sont ainsi.
Cons et heureux. Bandant mou ou fugacement, mais fiers de leurs non-prouesses. C’est le petit Jésus et Son papa Bon Dieu qui leur accordent cette grâce infinie de l’autosatisfaction. Que seraient-ils sans eux-mêmes, les cons ? Des cons ! Pauvres cons…
Ce qui n’empêche que ma mission number two a tourné en eau de boudin.
Je regagne mon hôtel la queue basse (j’ai des raisons). Que vont penser mes généreux patrons ?
Avant d’entrer à l’hôtel Bosphore et Férluyr, je cherche des yeux le vieux cireur de pompes, mais ne l’aperçois plus. Bien que ne le méritant pas, je m’octroie un bloody mary très musclé. La ville est éblouissante sous le soleil de cette fin d’après-midi. Je n’en ai pas éclusé deux gorgées que mon ronfleur retentit.
— Oui ? dis-je sèchement, bien décidé à expédier aux prunes quiconque me chercherait des poux par l’entrebâillement de la braguette.
La voix féminine de la veille au doux zézaiement de semoule incuite roulant sur une plaque de tôle, me gliglite le cornet.
— Il semble que vous ayez raté la cible, dit-elle.
— C’est arrivé même à Buffalo Bill, réponds-je.
— Il faut dire que vous vous êtes un peu… dispersé.
— On ne lutte ni contre sa nature ni contre les bonnes occasions, je dis en prenant une voix désinvolte.
— Une nouvelle possibilité va vous être offerte.
— Quelle est-elle ?
— Vous allez prendre place à bord de l’Exekias ; une cabine vient de vous être retenue : Istanbul-Le Caire, ce qui vous donne une marge de manœuvre de quatre jours. Vous trouverez votre billet chez le concierge de l’hôtel, votre note est réglée. Pressez-vous car l’Exekias appareille dans deux heures.
— Merci pour ce brin de croisière, mais je dois avouer loyalement que le… sujet paraît allergique à ma personne.
— Les allergies les plus fortes se guérissent, fait la voix. Quoi qu’il en soit, vaincu ou vainqueur, vous quitterez le bateau à Alexandrie et rejoindrez Le Caire.
Tloc !
Raccroché.
Dis donc, je suis devenu une espèce d’outil ; on me commande non pas comme un larbin (à présent on peut plus) mais comme un agent secret, ma parole ! Je vais chiquer les toutous dociles jusqu’à quand ?
En maugréant, je fais ma valoche.
Il est peut-être désagréable de se laisser manœuvrer, en tout cas, l’aventure ne manque pas de sel, comme me le faisait remarquer M. Cérébos.