Chapitre III LA CHARGE HÉROÏQUE

Ces dames danseuses du ventre, on m’a confié (je ne sais plus qui, mais c’était quelqu’un de confiance) que pour les entraîner, on leur carrait une craie dans l’oigne et qu’on leur faisait écrire huit milliards huit cent quatre-vingt-huit millions huit cent quatre-vingt-huit, en chiffres arabes bien entendu, contre le mur d’abord, sur le plancher ensuite, au plafond pour finir. Celle qui, en tout cas, se produit sur la piste de danse du Delta Hotel, est capable de l’exploit ; et même de beaucoup plus. Quand la musique gniagniarde à toute pompe, t’as l’impression que son nombril va partir dans les lustres. Les enturbannés flûtistes et tambourinaires mettent toute la sauce. Les assistants, enfougués, frappent dans leurs pauvres mains de Dupont en vacances, histoire de participer à la frénésie ; que ça devienne de l’hystérie collective pour, en rentrant, le raconter à leurs potes : « On était en transe ! Germaine a pas pu se retenir : elle s’est mise à danser aussi ! »

Pendant les agapes proposées aux clients de « Machin Tour » (furieusement arabes si tu veux bien en juger : « quiche lorraine, médaillon de veau aux petits pois, pâtisserie maison), j’ai eu tout le temps de retapisser Mlle Maud Lancier.

Elle se trouve à une table pour huit personnes ; les sept autres c’est un couple de génaires, trois vieilles dames boitillantes, et un vieux pédoque et son giton qui se donnent des allures père-fils pour pas indigner la tablée.

J’ai attendu les attractions avant de me faire installer une chaise près de Maud. Il m’a suffi d’un dollar et d’un clin d’œil au loufiat pour qu’il m’arrange le coup vite fait, bien fait, sans avoir l’air d’y toucher.

Quand le spectacle a eu démarré, plongeant la salle dans les pénombres, je me suis coulé en loucedé vers ma proie. Elle sent bon, cette jeune fille. Je l’observe à la dérobée et une vague timidité m’empare. C’est le genre de môme, t’as pas envie de te jeter dessus comme un loup sur un pèlerin du Moyen Age. Ces demoiselles, t’as tendance à les respecter, because ce ne sont pas des saute-au-paf, mais des personnes qu’ont un idéal avec du poil autour.

Et alors bon, très bien, la danseuse ventripode s’escrime. La musique pour serpents à sornettes s’amplifie. Les Dubois-Dubreuil se martyrisent les paumes. Tout le monde applaudit, Maud Lancier aussi, mais mollement. Pour ma part je m’abstiens. Quand les ventrardises de la dame maure cessent, je murmure, sur un ton de soliloque : « On est loin de Béjart ».

Béjart ! J’ai dit Béjart ! Comme c’est Béjart ! La demoiselle m’accorde un regard. Je hoche la tête et murmure :

— Peut-être ai-je tort, mais je ne pourrai jamais considérer ce genre d’exhibition comme appartenant à l’art chorégraphique.

Et poum ! Directo, j’entre dans ses vues, dans ses cordes et dans tout ce que tu voudras, Mlle Lancier. Elle a un sourire en demi-teinte.

— Moi non plus, approuve-t-elle.

— Notez, dis-je, que cette concession au folklore a quelque chose de naïf, voire même d’attendrissant. C’est la carte postale sonore à l’usage des bonnes gens qui nous entourent et qui se rappelleront davantage cette danseuse dodue que le Sphinx, une fois rentrés chez eux.

Maud sourit de plus rechef.

Je poursuis, toujours de mon petit air détaché, comme un qui se parle surtout à soi-même et qui n’a pas l’intention de captiver un auditoire, chose toujours déplaisante. J’ai une sainte horreur de ces grandes gueules de restaurant qui sont seules à jacter à leur table, ne tolérant que des rires ou des approbations, et qui déconnent de plus en plus vite, de plus en plus haut, de plus en plus fort, bien certains de représenter le nec plus ultra de l’intelligence et de l’aisance.

— Ces voyages organisés, continué-je donc, sont certes une chose appréciable puisqu’ils vous permettent de découvrir des merveilles aux meilleurs prix, par contre ils vous contraignent à des promiscuités lamentables. Comme il est affligeant de devoir chercher la trace des pharaons, flanqué d’une horde d’imbéciles mesquins et le plus souvent grotesques.

Pour dire ça, j’ai baissé le ton et approché ma bouche de son oreille délicate.

M’est avis que mon souffle sur sa nuque lui cause un début de commencement de brouillon d’émoi. Je le constate à un léger mouvement de ses épaules. Elle a mis un amour de petite robe imprimée et tu croirais une pub pour cette savonnette qu’évite aux gerces d’utiliser du parfum.

— Vous faites partie de ce groupe ? me demande-t-elle. Je ne vous ai pas encore vu.

— Non, je séjourne au Caire pour écrire un livre sur le rôle de Néfertiti dans la révolution religieuse amarnienne, après la mort de son époux Aménophis IV.

Alors là, pardon ! Elle me reçoit 6 sur 5, la Maud. J’ai mis ma plaque sur le numéro gagnant. La voici passionnée, tout acquise. Acquise ? Mais à moise, voyons !

Le haut-parleur annonce que rassemblement dehors pour aller à « Son et Litière ». C’est la bousculance. Un grand nombre de Duval-Blanchet sont bourrés à la clé, à cause du jaja corsé de la belle Afrique. Y a même un gros énorme, éléphantiasique je crois déceler, qui prétend emporter une boutanche pour écluser pendant la cérémonie, vu que les pyramides lui donnent la pépie à force d’être pointues comme ça. Il redoute le vent de sable, l’assoiffé. Qu’après t’as le gosier comme de la toile abrasive, merde !

Nous suivons le mouvement.

Au moment où nous traversons le vaste hall du Delta Hotel, miss Lancier et moi, j’aperçois le père Fouad qui brandit un foulard blanc au bout d’une canne pour regrouper son cheptel. Nos regards se croisent. Je lis l’approbation dans le sien ; mais il fait mine de ne pas me reconnaître.


Ce soir, le « Son et lumière » a lieu en anglais ; aussi ils ont dû monter l’ampli à cause des Français qui ronflaient comme des vaches. Cela dit, même pour un gars de Belleville qui ne connaît de la langue de Sa Majesté Elizabeth Two que les mots figurant sur les menus des fast-foods, c’est vachement impressionnant ce Sphinx et ses pyramides dans des éclairages changeants. Le plus sublime étant quand ça s’éteint et que la nuit reprend possession de ces merveilles ; qu’elles redeviennent de magistrales ombres sur un ciel encore bleuté, indifférentes aux générations qui dégoulinent à leurs pieds.

Je n’ai pas quitté Maud Lancier. On a échangé des points du vue pertinents. Elle me plaît bien, cette jeune fille. Doucettement, je fais dévier sur sa vie. Ses parents étaient séparés, elle a été élevée par son père, un prof d’histoire, déjà ! Il est mort il y a trois piges (l’alliance qu’elle porte à son cou). Elle vit seule. Là, elle rougit, parce qu’elle a probablement un julot pour la féerie des sens. Son métier est dur. Trop d’élèves, et ces mômes sont de plus en plus fumelards ! Elle en chiale plus souvent qu’à son tour.

La colonne abrutie des touristes part à l’assaut des bus.

— Ah ! non, dis-je, on ne va pas encore se taper ces gens pleins de vinasse et de sommeil ; il est trop tard : ils sentent mauvais. Venez, nous allons prendre un taxi.

Elle accepte en souriant. Je lui inspire confiance. Un mec ayant mon physique, ma « culture », mes exquises manières, tu t’en méfierais, toi, Ninette ? Un mec capable d’en dérouler deux cents mètres sur la Néfertiti et le culte d’Aton, merde, si tu lui fais pas confiance c’est que t’es trouillarde comme une truite, ma gosse.

Elle suit sans objecter, Maud. Alors je la drive à la station de taxis.

Delta Hotel, dis-je hypocritement.

Et, tel Satan dans les films, qu’on montre volontiers sous les traits d’un vieux glandeur sarcastique, Fouad apparaît.

— N’est-ce point votre guide ? dis-je.

— Si, répond Mlle Lancier.

— Il faut le prévenir que vous rentrez par vos propres moyens, sinon il va passer la nuit à vous attendre en recomptant ses ouailles ; ça aussi, c’est la plaie des voyages en groupe : d’être sans cesse compté et recompté comme du bétail.

J’interpelle le dabuche :

— Je vous signale que mademoiselle rentrera à l’hôtel directement.

— Entendu.

Toujours son ineffable regard de Michel Simon dans Marguerite de la nuit.

Le bahut déhotte.

— Ouf ! dis-je, dans ces conditions, la solitude fait l’effet d’un bain.

— C’est vrai, acquiesce la jeune fille en se renversant sur la banquette.

Et tu ne sais pas ?

Elle pose sa tête contre mon épaule.

Moi, je sais tout de la vie, sauf ce qui me reste à en apprendre. Et ce genre de petite surprise, je l’avais pas arrimée solide dans mon caisson. Je ressens un sentiment tout drôlet dans lequel entre un chouïa de déception. Cette ravissante môme, si pure, si sur son quant-à-soi… Et la voilà contre ma pomme, en moins de rien. Quelques néfertitianes entre nous, « Son et lumière » sur la gueule renfrognée du Sphinx (du fait de ce sultan azimuté) dans les tons vert, rouge, indigo… Et puis, sans que j’aie seulement placé un brin de madrigal, le moindre vanne accrocheur, mam’selle Lancier m’est livrée pour l’emballage final.

Oh ! dis donc, moi je laisse pas chômer. Faut en avoir le cœur net. Je pose ma dextre doucement sur sa joue gauche, sans me presser ; la lenteur faisant partie de la cérémonie. Et puis je me penche dans un ralenti diabolique. Je perçois sa respiration. Mes lèvres se frottent imperceptiblement aux siennes. Ça dure. Elle s’énerve, son souffle devient saccadé, alors j’y vais à la galoche grand veneur. Bouffage de gueule gastronomique. Maud perd les pédales. Je continue de la pratiquer savamment. La v’là qui se tortille vachetement mieux que la danseuse tout à l’heure qui faisait du morse avec son nombril. Elle peut pas retenir un léger gémissement. Je largue ses labiales pour mordiller le délicat ourlet de sa portugaise droite. You youïe, l’effet que ça lui produit ! Cette eau dormante, cette sainte nitouche, tout la porte à l’incandescence. Je lui lirais l’article de fond du Monde, à cet instant, elle prendrait son peton, mam’selle.

J’arrête de lui glouber le lobe pour chuchoter :

— On passe à mon hôtel, n’est-ce pas, chérie ?

Un « mfffouifff mfouifff » produit plus avec le nez qu’avec la bouche est sa réponse.

Je l’estime affirmative.

Pas toi ?


Si bien que nous voilà à cul d’œuvre dans ma luxueuse chambre. Néfertiti peut aller changer de slip, abolir le culte d’Aton, elle en a plus rien à branler, Maud Lancier.

Rien de plus sensuelles que ces filles réservées au maintien impec. Une fois dans ma turne, c’est le gros déchaînement, la bourrasque. A mon avis, son voyage lui a affûté le sensoriel comme une lame de rasoir. D’être transbahutée ainsi, d’avions en bus, avec des bestiaux humains, et puis la chaleur, la griserie du dépaysement, et aussi les pyramides, le Sphinx, le musée du Caire, tu comprends ? Mine de rien, ça te surmène la chatte. Pour finir un mec de rêve (t’inquiète pas pour mes chevilles, je porte des bandes velpeau sous mes chaussettes) vient l’entreprendre, lui cause de ce qu’elle aime, lui susurre dans l’oreille. Non, crois-moi, elle a des excuses, la petite prof ; lui jette pas la pierre : tu te foulerais le poignet. C’est l’apothéose de son voyage. Petite déesse de rêve, amenée dans cet appartement supra-luxueux. Champagne. Fleurs exotiques. Eclairages merveilleux, juste un grand projo au-dessus du lit pour qu’on puisse nous filmer convenablement, qui donc résisterait à cet enchantement, hein, Pipette ? Pas toi, en tout cas, espèce de petite friponne.

Il pleut des culottes, ma toute ! C’est la fête à Moncul ! La grosse kermesse du Radada, bien mieux réussie que celle de l’Huma. On adopte des figures bizarres. On charivarise comme pas concevable. On ne sait plus qui est elle, qui est moi. On se repère aux poils pour récupérer nos jambes. On se consomme en entier, c’est tout bon.

On vibruse, gapatouille, s’électronise. Ça gueule, ça plainte, ça râle. Ils en ont pour leur argent, mes « employeurs ». Note que je ne suis pas pour ce genre de pratique, mais si je veux aller au bout de mon propos, je dois en passer par là. Maud, c’est du sens dessus dessous permanent. Il arrive même qu’on tombe du plumard malgré qu’il soit grand comme le jardin des Tuileries. Comme quoi, au plus y en a, au plus qu’il en faut, comme dit Béru. Vite, je la ramène sur le pucier, pas qu’on se décadre, à moins qu’ils disposent du grand angulaire, ce qui est probable.

La séance s’éternise. Ma pédagogue n’a pas touché ses allocations de retard ; elle veut tout, il lui en faut. Et même verser des acomptes. Quand on a fini une première salve, on picole une coupe de Dom Pérignon, on essuie notre noble sueur. Deux trois papouillettes et ça repart.

Combien de temps on fait durer le plaisir ? Impossible de te le préciser ; heureusement que tu t’en fous. Il y a des intensités démentielles, et puis des plages de repos. Des moments où l’on tutoie le sommeil, mais sans y sombrer, y en a toujours un des deux qui se ranime et rebranche l’autre avec la mano ou la menteuse.

Tout de même, à force d’à force on finit par se disloquer complètement. L’amour a ses limites. Nous nous abandonnons au flot bienheureux de l’épuisement, et il nous emporte, lentement, lentement au large de la dorme, vers les contrées fabuleuses du néant.

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