— Tu connais l’fameux pouême d’Victor Hugo, dit Béru à Kriss : « Œil pour œil, dedans pour dedans ».
Nous sommes tous regroupés chez le Mammouth à l’exception de Vera que j’ai déposée à l’hôpital.
Mme Bérurier a accompagné leur ami Alfred à un congrès de la coiffure à Romorantin-Lathenay (elle a laissé un mot à son mari sur la table de la cuisine pour l’en informer, car c’est une épouse attentive). Les chères siamoises sont au lit où elles laissent libre cours à leur chagrin d’orphelines. Kriss est ligoté et bâillonné sur la table de la salle à manger.
Sa Majesté l’a déculotté, ce qui a donné quelque espoir à l’homme en noir dont l’homosexualité est belle à contempler comme un clair de lune sur le mont chauve cher à Yul Brynner.
Bérurier va farfouiller dans sa cuistance et en revient porteur d’une baladeuse.
— Chose promise chose duse, annonce-t-il. On t’ bousillera pas, malgré toutes tes saloperies ; mais tu vas déguster un brin, à la mémoire de cette chère Dorothy dont à laquelle t’as fait subir des derniers outrages que même les gars du Kremlin r’fuseraient d’en faire bénéficier la reine d’Angleterre.
Tout en devisant, il dévisse l’espèce de grillage protégeant l’ampoule.
— Tu t’ demandes, hein, grande folle ? ricane l’Enflure. T’aimerais savoir ce dont j’ mijote ? Bouge pas, ça va êt’ ta fêt’ des mères dans moins d’ pas longtemps !
Ayant débarrassé l’ampoule de son bouclier, Alexandre-Benoît se met en devoir de l’oindre d’huile d’arachide.
— Allez, voyouse, tourne ton cul du côté d’Montmart’.
Il se penche sur l’homme déculotté, avec la circonspection d’Ambroise Paré donnant une leçon d’anatomie. Avec délicatesse, il introduit l’ampoule dans le rectum de Kriss, ce qui, tout à fait entre nous, ne présente pas de difficultés majeures.
— Jusqu’ là, c’est du gâteau, mon bébé, ricane le Sévère, où c’ que ça risque de moins t’ plaire c’est quand t’est-ce j’aurais branché la prise.
Et il branche la prise.
— Ça vient, chéri ? demande mon camarade. Du cent vouates tu vas pas tarder d’ bronzer du trou d’ balle.
Un instant passe. Kriss ne bronche pas.
— On dirait que ça y plaît, non ? s’étonne le Gros. P’t-êt’ qu’y l’a l’ fion calorifigé.
A cet instant, de grands cris font vibrer l’appartement.
On se précipite.
La Bérurière, de retour, vient d’entrer dans sa chambre et d’y découvrir deux filles dans son plumard matrimonial. Tempête ! Le pauvre mari se jette à corps perdu dans le cyclone.
— Berthy ! J’t’en prille ! Calme-toi, ma colombe. Va pas m’faire des supposances ! Avant d’y aller d’ la beuglante, vise un peu les sujets !
Il arrache les draps et révèle l’infortune des pauvres petites.
— T’vas pas t’abaisser à suppositionner des trucs dégueulasses, Berthe, mon ange !
— Mais, qu’est-ce que c’est que ça ? fait la Baleine interloquée.
— On arrive d’Egypterie, Sana et moi. J’ savais pas quoi te rapporter… J’ai pensé…
La Gravosse n’en revient pas.
— Mais qu’est-ce tu veux qu’ je vais en faire, de ces siamoises, Sandre ! Ell’ n’ sont même pas fichues d’aller m’ faire les courses en vélo ! Ni d’ m’ faire le lit conv’nab’ment pisqu’elles resteraient les deux du même côté, ni de…
— Attends, ma libellule, attends, j’ai des projets plus ambidextres pour toi.
— Quoi ?
— L’ commerce, Berthy, t’es douée, t’ l’as toujours été biscotte t’es une personne d’ contact, on peut pas t’y r’tirer. Maint’nant que j’ fais plus partie d’ la Rousse, faut qu’on va s’ démerder aut’ment, chérie.
— Mais quoi, comme commerce ? s’inquiète l’Ogresse.
— Une baraque à la foire du Trône, mon oiselet. T’esposerais ces jeunes filles qui vient d’êt’ orphelines. T’affurerais un maxif d’osier, av’c le bagout dont j’ te connais, ma Berthe. Siamoises, d’puis la guerre de Quatorze on n’en a plus r’vu su’ le marché. J’sus certain qu’ ça plairait. Quand j’ pense qu’ leur vieux accomplissait les pires ordureries pour les faire couper en deux, vieux con ! C’est ça leur capital !
Il se tourne vers moi.
— Mais attention, Sana ! J’ dis : attention ! S’agit pas de les exploiter. On leur ouvrerira un livret de Caisse d’Epargne et é z’auront droit à dix pour cent des recettes ! L’genre négrier, pas chez moi, beau commissaire !
— Et toi ? interroge la Mastarde d’un ton rogue.
— Moi, quoi ?
— Tu feras quoi pendant c’ temps ?
Mister Dodu agite son index.
— J’ai mon plan d’ reconversation, ma belle, espère !
— On peut connaître ?
— T’sais qu’il existe un organiste comme quoi des gens téléphonent à des nanas pour leur raconter leurs fantasques. Cent cinquante pions l’ quart d’heure. Moilliennant quoi-ce, tu peux balancer toutes les gueuseries qui t’encomb’ l’ cigare… Tu dis à la môme comme quoi tu voudrais lui en pousser une de quarante centimèt’ carrés, ou bien qu’ t’aimerais t’ faire lécher les claouis par un lézard, tout, quoi !
Berthe se met à froncer les sourcils.
— T’as d’ la viande sur l’ feu, Sandre ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que ça pue la viande brûlée.
— Non, non : rien su’ l’ feu, affirme le Gros. Donc, pour t’en r’venir, partant d’ ce principe, je veux créer un service téléphonique qu’on peut engueuler nos dirigeants. Cent points l’ quart d’heure pour lanc’ment. Les mecs qu’en ont ras l’ bol m’appellent. « J’ veux causer au Premier miniss », y m’ disent. « C’est moi », j’ les réponds. « Ah ! c’est toi, sale bourrique ! C’est toi grand con ! C’est toi, enculé d’ ta mère ! J’ voudrais t’ faire bouffer des étrons, te… » Tu comprends l’ principe, Berthy ? Tous les ceuss qui fermentent, c’te bouffée d’air, d’un seul coup ! Y s’ mettent la bile à jour. Y laissent partir leur vapeur. Y s’ figurent qu’y sont au bigophone l’ miniss des Finances, et même l’ président d’ la République, ou le maire de Paris. Et y crachent leur venin. Quat’ cents balles de l’heure. J’ peux assurerer dix plombes par jour. Moi, pendant qu’ils jaspinent, je me tartine des rillettes, ou j’ fais des réussites. Décontractos, le Béru. Calmos tout plein, tandis qu’ les correspondants m’ disent qu’y voudraient me vitrioler ou m’ filer un tisonnier rougi dans le…
« Oh ! à propos, ma douce, t’as raison : ça chlingue vachement la bidoche cramée, mais rassure-toi, je sais d’où ça vient. »