Chapitre XIV LA KERMESSE HÉROÏQUE (fin)

Toujours concentrer ses forces.

C’est pourquoi j’ai amené Vera dans la chambre du « harem », puis le type en noir qui roupille comme un sénateur en séance.

Sa Majesté à l’appétit renouvelé, toujours disponible et perpétuellement en état de grâce, est en train de combler ces demoiselles. Il prodigue des mots tendres, tout en s’efforçant. C’est un poète, Alexandre-Benoît. Il laisse parler son âme. Il dit à la môme qu’il adore emplâtrer une babasse pareille, que merde, elle s’est entraînée avec des ânes ou des magnums de Dom Pérignon pour être aussi accueillante, Ninette. Qu’elle bat la pauvre dame Trabadjalamouk, laquelle cependant pouvait se payer les rois du chibre, pet à son âme ! D’ailleurs il pète, en hommage.

Il annonce que, pas de jalouse ! il va l’interrompre un peu pour entreprendre sa petite copine, laquelle semble vouloir sa part de trésor : qu’à preuve elle lui palpe les aumônières de façon pressante et reste collée à eux, la chérie. Allez, bye ! Ce n’est qu’un au revoir, ma sœur ; ce n’est qu’un au revoi oir… A toi, maintenant, fleur de gazelle ! Montre voir un peu le comment t’est-ce t’es conformée de l’entr’sol, ma poule ! Ho ! ho ! mais c’est encore plus pire que ta copine ! Alors là, tu bats le record du monde ! T’as fait la danse de la citrouille, ma gosse ! Si jeunette et déjà le frifri en porte de grange, merde ! Mais comment t’est-ce t-il qu’elles sont-elles, en Egypterie, les frangines ? D’accord, c’est le patelin des obélixes, mais on se demande quand même. On les prépare au berceau, non ? Y a des écoles d’harems, il devine, Sir Béru. Ils ont des cours de fignedé matin z’et soir. En sixième, c’est banana’story ; en cinquième, l’aubergine follingue ; en quatrième, la courgette vadrouilleuse ; et ainsi de suite. Il charge fringant, Messire. Toujours impec, son style. Farouche, appliqué, régulier, bûcheronnesque. La harde sauvage, en rase campagne. Ça se déploie en grand, en gros, en profondeur. Il investit scrupuleusement, sans rien laisser au hasard. Il exhorte la première de lui lâcher le rossignol d’amour, qu’autrement sinon elle va écourter la séance, le balancer dans les découillances précoces, Mister Bigbraque. Or, lui, il entend contenter ces belles. Les mener à bien, sur l’air de Monte là-dessus et tu verras Montmartre. Que chacune aye sa part de bonheur, il souhaite. Altruiste. Un égoïneur égoïste, il aurait pas de ces scrupules louables. Il virerait son mazout en pleine mer et démerdenzi !

— Franch’ment, tu veux pas m’accompagner un peu ? propose le Sublime entre deux ahanements. Si le cœur t’en dit d’un petit canter av’c la première ?

— Non, non, thank you very much, Mister Dunœud, pour vous tout le bonheur !

Bon, alors il pique des deux, rattraper son bref retard dû à sa civilité.

A un moment, il déclare :

— Vous pourriez-t-il pas m’ laisser un peu d’espace bital, mes gosses, au lieu de vous presser l’une contre l’aile ?

Mais elles ne comprennent pas le français. Alors, il s’accommode, mon pote.

— Elles auraient pas des chaglattes comme le tunnel de Saint-Cloud, j’ croirerais qu’elles gougnassent, ces petites tartines. Note qu’é s’ pratiquent p’t-êt’ bien des manœuv’ savantes av’c des godes mahousses comme des outils d’ paveurs…

Il cesse de parler pour piocher le sensoriel des deux gosses à grandes troussées mémorables.


L’homme en noir dont je viens d’asperger le visage à l’eau froide cligne des yeux dans le faisceau cru de ma torche électrique.

— O.K. ? je demande simplement, l’anglais étant une langue économique.

Il fuit la lumière trop vive, ce qui prouve qu’il vient de retrouver ses esprits.

— Le moment de passer à la caisse est venu, lui dis-je. Nous sommes maîtres absolus de la situation. Excepté les gardes, toi et ces deux filles, tout le monde est clamsé dans Sherazade House. Les gardes sont tellement ligotés qu’on peut les foutre tels quels dans des sarcophages, tout le monde les prendrait pour des momies, et vise un peu ce qu’on fait des gonzesses !

Je braque ma lampe sur le plumard où Sa Majesté continue de limer, les mains en bas du guidon sous un couvre-lit de soie arachnéen.

L’homme en noir pousse un cri :

— Misérable ! Vous n’avez pas le droit ! Ce sont les filles du Tout-Puissant !

Son exclamation va chercher l’entendement de Bérurier sur les rivages de sa crampe imminente.

— Eh ben tu diras à ton Tout-Puissant qu’ ses gamines sont surdouées d’ la moulasse, mon pote. Dedieu de Dieu, c’t’ énergie d’ miches ! Vise un peu comm’ é régalent l’homme !

Mais l’autre, au lieu d’apprécier ce morceau d’anthologie, se montre de plus en plus effaré.

— Arrêtez ! crie-t-il. Arrêtez : le Tout-Puissant vous regarde.

— Ben, faudra qu’y s’ fasse une raison, là-haut, gouaille l’Imperturbable. Des miss saute-au-paf commak, y peut qu’en êt’ fier ! Il préférerait-il en faire-t-il des chaisières ?

— C’est un crime, bégaie le gars en noir. Un crime horrible.

Moi, son attitude me trouble, tout à coup.

— Ecoute, lui dis-je, tu ferais mieux de t’exprimer calmement, après nous discuterons de nos affaires.

Mais le gars est soudain alarmé par un autre motif.

— Mon soulier ! hurle-t-il.

— Eh bien ?

— Il me manque mon soulier droit !

— Tu l’auras perdu pendant que je te traînais ici, camarade.

— Je le veux ! Mon soulier ! Mon soulier ! Il me le faut.

Dis donc, ça va pas, la tronche ! Il marche en chaussettes à côté de ses pompes, c’est le cas de le dire. Un instant j’imagine que, tout comme moi, il a peut-être un gadget de secours planqué dans son talon, mais réclamer sa godasse avec cette insistance désespérée serait me mettre la puce à l’oreille. Ou alors il est encore dans les vapes consécutives à ma fléchette jolie, l’apôtre.

— Pourquoi veux-tu ton soulier ?

— Je suis complètement démuni sans mes chaussures. C’est… c’est ainsi.

Je sors et au bout de quatre pas, j’avise la tatane de croco dans le couloir. Je l’examine minutieusement, essayant de lui faire révéler un secret, mais non, quoi : c’est une godasse normale, pompeuse un peu rasta, briquée jusqu’à l’os.

— Bien, fais-je en radinant : le voilà ton soulier, bébé noir.

— Remettez-le-moi au pied ! implore le gars.

Il a positivement (et même en sens contraire) des sanglots dans la voix.

Je le regarde. Impossible de piger sa démarche, si je puis dire à propos de grole.

Je fais tourniquer la tatane au bout de mon doigt. Il supplie :

— Arrêtez ! Vous allez la lâcher et elle se rayera.

— Il y a une bombe à l’intérieur ?

— Mais non, oh ! non. Il n’y a rien. C’est MON soulier. Je veux l’avoir au pied.

A cet instant, l’une des deux frangines prend son foot et pousse un grand cri d’extrême satisfaction glandulaire. Le Gros, savant besogneur, court encore sur son erre, pas la débrancher trop vite, de manière à laisser se disperser l’onde de choc.

— Bon, à ta frelote, maintenant, je m’ payerai l’ voiliage av’c elle, pour l’ même prix. Ça fait un bout qu’ j’ sus obligé d’ penser à la mort d’ Louis Seize, histoire d’ m’ r’tenir la dégorgeance. Allons-y, fillette : la grosse ch’vauchée triompheuse. L’ premier arrivé attend l’aut’ au p’sage.

Je ne prends pas garde à sa prestation télévisée. Toute mon attention est consacrée au jeune corbeau. Tu sais quoi ? Je me baisse sur lui, mais, au lieu de lui enfiler son croquenot, je lui ôte celui qu’il a à l’autre pied.

— Tes ribouis, mon grand, tu les reverras lorsque tu m’auras affranchi sur ce que je veux savoir. Si tu ne parles pas, je fous un coup de pétard à bout portant dans chacun deux, et un troisième, en fin de course dans ta jolie gueule, correct ?

Il me regarde comme un chien d’arrêt regarde un marcassin en train d’enfiler sa laie.

— Qui est le Tout-Puissant ?

— Vous ne le savez donc pas ?

— Excuse : je suis allé à la communale en France et si on m’a tout appris sur Napoléon Premier, on m’a fait des cachotteries à propos de ton Tout-Puissant.

— C’est l’Illustre Commandeur des Frères du Prophète Rayonnant ; il règne spirituellement sur deux cent mille fidèles.

— Qui doivent lui payer son poids de diamants, selon la tradition ?

Il ne répond pas ; comme je ne suis pas chargé d’opérer un contrôle fiscal à Sherazade House, je laisse quimper.

— Tu as dit qu’il nous regardait ; qu’entends-tu par là ?

Il hésite, puis désigne un miroir au mur.

— Il est là derrière, dans son domaine absolu où il n’est pas possible de pénétrer. Il voit tout. Et, son désespoir est sans bornes ! Ses filles, ses chères princesses ! Objets de ses noirs tourments !

S’il n’était lié solidement, je sens bien qu’il se prosternerait face à la glace de boxif.

— C’est lui qui a ordonné que je séduise les malheureuses femmes assassinées ?

— Oui, dit l’homme sans godasses dans un souffle.

— Pourquoi ?

— Parce que ces femelles appartenaient au même groupe sanguin que nos vénérées princesses, que leur étalonnement moléculo farineux était identique et que le prélèvement de leur moelle épinière ne devait se faire qu’après qu’elles aient éprouvé de fortes émotions sensorielles.

Mon abasourdissement marche bon train. Si ça continue, il va doubler Nelson Piquet dans le tournant de Passy et ravir le maillot jaune à Bernard Hinault avant de gagner à Wimbledon.

— Leur moelle épinière ! Mais pour en faire quoi, juste ciel ?

— Pour tenter l’opération réputée impossible.

— Mais quelle opération, tonnerre de Zeus ?

— Sur nos chères princesses.

Je le regarde. Il lit dans l’ombre mon authentique incompréhension.

— Comment, vous ignorez ?

— Quoi ?

— Cet homme, votre ami, s’est jeté sur ces admirables créatures sans savoir ?

— Mais savoir QUOUOIAAAAA ? m’étranglé-je.

Il secoue la tête. Alors moi, droit au plumard, j’arrache le couvre-lit. Et alors. Et alors ! Et alors !!! Du jamais vu, mon chou.

De l’inimaginable, ma louloute.

De l’effarant à la puissance zob !

La terre tremble ; les cieux s’obscurcissent ; le Nil devient vert épinard, et plus du tout vert Nil. Mon système sanguin hésite, se trouble, s’emberlifique. Je n’en crois pas mes sens.

As-tu un coup de gnole sous la main ? Oui ? Alors cogne-t’en un gorgeon et file-moi le reste.

Tu veux savoir ? Ça y est, je peux plonger ? T’as attaché ta ceinture, branché ton stimulateur cardiaque ?

Les princesses, ami. Les daughters du Tout-Puissant. Tu me suis ?

Elles sont siamoises !

T’as lu, compris, enregistré ?

Il s’agit de deux sœurs siamoises, bizarrement unies dans la région du dos par leurs colonnes vertébrales qui ressemblent à la tuyauterie d’un alambic. Elles se joignent à la hauteur de l’omoplate. Leur soudure est effroyable ; cela ressemble à deux cannes dont les becs s’entremêleraient.

Insensible à l’événement, Bérurier, qui ne s’est aperçu de rien, accentue son forcing. Il y va plein ciel, kif la fusée Ariane, Pépère. Sabre au clerc ! comme disent les notaires.

Je cesse de fixer cette horreur afin de revenir au zig pour qui ses pompes sont des enfants aimés.

— Affreux, murmuré-je. Le toubib que tu as scrafé en voulant m’allonger, moi, allait essayer de les séparer ?

— Oui. Le Tout-Puissant a montré ses chères princesses aux sommités du monde entier, aucune ne lui a donné d’espoir car elles n’ont qu’une moelle épinière pour deux. Alors le docteur Erzatz, un grand savant allemand de l’époque nazie, réfugié en Uruguay, a assuré qu’il était en mesure de constituer l’une des moelles épinières manquantes en prélevant des moelles sur des sujets en vie répondant aux caractéristiques des princesses.

— Mais c’est épouvantable !

Un cri, c’est la seconde frangine à être comblée, la chère princesse Cryzalid, qui jouit grand siècle en poussant une bramée de cervidé, le soir au fond du cor.

Un cri plus mâle lui fait écho. L’ex-directeur de la police française vient de se poser en douceur sur la piste de Charles-de-Gaulle I.

— Vingt gu, la foutue savonnée que j’ leur aye passée, se vante-t-il.

Je braque ma loupiote sur les sœurs siamoises.

— Vise un peu ce que tu viens de ramoner, Gros.

L’Obèse se dresse sur ses genoux les bras tendus, dans la position du coureur de cent mètres dans ses starting-blocks. Il regarde. Un silence. Puis il se marre.

— Alors, là ! Alors là, fait-il, ça manquait à ma collection. Quand j’ vais raconter ça à Berthe, ell’ va pas en reviendre. C’est la première fois qu’ j’ fais philippe en brossant ! Ah ! tiens, j’ voudraye une photo qu’on rigole. Des sœurs chamoises ! What is your name, mon bijou ?

— Cryzalid.

Very canne ! And you toi, poupée ?

— Shatoun !

Very nice ! Your are née in Egypterie, Shatoun ?

Yes, my love, répond la sœur A.

And you my Cryzalid ?

Me too, my heart, assure la sœur B.

Béru est aux anges.

— C’est chié, une ressemblance pareille, s’extasie mon pote. Et en plus, on leur donnerait l’ même âge !

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