Le Tout-Puissant actionna son parlophone.
Il soupira simplement :
— Le docteur.
Puis rendit l’appareil à son silence. Il économisait ses mots autant que ses gestes et il semblait qu’il procédât également de la sorte pour ses pensées, tant ses longues périodes de prostration le mettaient en veilleuse. Il demeurait dans l’obscurité, droit et figé, le regard mi-clos, les lèvres entrouvertes d’un millimètre à peine, comme s’il s’agissait d’une vieille entaille produite par une lame mince.
Il ne s’écoulait jamais beaucoup de temps entre l’expression de ses désirs et leur réalisation, c’est pourquoi celui qu’il avait demandé si laconiquement surgit au bout de quelques secondes. Le docteur était un homme chauve et carré, défiguré par les yeux les plus proéminents qui se puissent trouver. D’étranges rousseurs couvraient son crâne, l’une avait la dégaine du continent américain plus ou moins stylisé.
Le Tout-Puissant l’interrogea du regard.
— C’est en cours, fit le médecin, mais il en faudrait davantage.
— Dans quel délai ?
— Au plus tôt ! En tout cas sous quarante-huit heures.
— Vous l’aurez ! Envoyez-moi Kriss.
Le docteur eut une inclination de buste proche de la courbette et se retira. Le Tout-Puissant retomba dans son apathie. Un téléscripteur se mit à crépiter quelque part dans la pièce, mais il ne s’en soucia pas, le laissant amasser des mots, des chiffres, selon un codage impénétrable.
Rien ne pressait autant que ce qui s’accomplissait à quelques pièces de son antre. Les roues de la fortune pouvaient tourner comme les sphères des loteries, le Tout-Puissant y restait indifférent. Les biens de ce monde n’étaient pour lui que de pâles jouets, guère plus impressionnants que des mots croisés.
Kriss surgit à son tour, et alors le Tout-Puissant parut s’animer. Il croisa ses jambes, releva la tête et son regard insoutenable se braqua sur son collaborateur comme le double canon d’une mitrailleuse jumelée.
— Où en sont les événements ?
— L’homme s’est enfui de chez le juge, grâce à la complicité de son compagnon.
— Mais depuis ?
— Rien.
— Retrouvez-le !
Kriss s’inclina. Pourtant, il attendait un complément d’indications.
— Et après ? demanda-t-il.
Le Tout-Puissant comprit l’arrière-pensée de Kriss et fit la moue.
— Il aura encore une mission à remplir, une dernière. Ensuite il sera bon qu’il soit abattu par la police.
Sa main pâle fit un geste évasif dans la pénombre. Kriss quitta la pièce un peu comme s’opère un fondu cinématographique, sa silhouette noire se perdit dans du noir, sa face devint floue et cessa d’être présente.
Alors le Tout-Puissant s’arracha à son fauteuil pour gagner la pièce voisine. C’était un salon tendu de velours cramoisi, meublé de bergères écrasantes dont les moulures dorées avaient quelque chose d’onirique.
Le Tout-Puissant décrocha un tableautin représentant une espèce de sauvageonne aux pieds nus qui tenait une chèvre en laisse. Derrière l’œuvre un judas carré traversait la cloison. Le Tout-Puissant approcha son visage du verre grossissant qui lui proposait une vue panoramique sur la chambre de ses filles. Elles étaient là, allongées dans le même lit princier.
Il les contempla longuement avant de raccrocher le tableau.
Une larme perlait à sa paupière droite, consécutive à la fixité du regard qu’il avait maintenu trop longtemps sur un point fixe ; car le Tout-Puissant n’avait jamais pleuré.