Je ne te demande pas ton âge, ni le tonnage du barlu. Ma cabine est confortable, sans plus ; encore bien beau qu’on m’ait dégauchi une place en cours de circuit.
Pendant les manœuvres d’appareillage j’arpente les différents ponts à la recherche de Vera, mais ne l’y trouve pas. J’en conclus qu’étant donné l’imminence du dîner, elle doit être en train de se mignarder devant la glace de son lavabo.
Quand la musiquette mélodieuse retentit, appelant les Vasco de Gama à la clape, je suis déjà saboulé princier : smoking bleu nuit, chemise bleu ciel à jabot, nœud pap’ de velours marine. Sans me vanter, j’en crache épais, espère. Tu colles ma photo à la Une de Vogue et tu doubles le tirage. Y a une éloquente traînée de regards sur mon passage : les mamans du bord qui me rêvent déguisé en gendre et leur plaçant un petit doigt de cour dans la moulasse au retour du voyage de noces pour mettre les relations familiales sur les bons rails.
Le maître d’hôtel en chef m’a placé à la table d’un couple d’Allemands, jeunes et sympas, discrets. La femme est jolie et l’époux rougit lorsque je lui adresse la parole, comme si j’allais lui proposer la botte. Leur péché mignon, je m’en aperçois vite, c’est la bouffe. Ce qu’ils se placent dans le burlingue, ces deux-là, tient de l’attraction. Je me dis que la petite poulette blonde, si choucarde, va rapidement virer grosse Bertha. Je l’imagine dans dix piges, défoncée par les maternités, Teutonne rougeaude, dévoreuse de saucisses. Je leur raconte que je fais le tour du Bassin Méditerranéen par fractions. Je suis géographiste, vous comprenez ? Ils comprennent. La jeune dame surtout, en briffant sa salade de langouste. Oui, oui, pour comprendre elle comprend : à preuve, j’ai son genou contre le mien ; ça veut dire quéqu’chose, non ?
Comme j’ai arrosé le maître d’hôtel au jet rotatif, il a souscrit à ma requête en me plaçant à une table très proche de celle de Vera. Si bien que je suis en prise directe avec la jeune fille… Ce qui me surprend, c’est qu’elle voyage seule. Il est rare de trouver une personne de cet âge inaccompagnée dans une croisière. Qui est-elle ? Pourquoi cette solitude ?
Elle partage sa table avec une famille américaine coloured. Le papa ressemble au monsieur de couleur qui fait la pube pour Uncle Ben. La maman est dodue fagotée à la n’importe-comment. Ils ont trois chiars : des garçons binoclards à bouilles de surdoués timides, un brin obèses.
Vera discutaille en anglais avec ces braves gens. Elle paraît détendue et s’amuse des réflexions des mômes. Je ne la perds pas de vue, mais mes efforts oculaires restent sans effet.
Plus tard, dans le grand salon, je m’arrange pour trouver un siège proche du sien. Elle est toujours en compagnie de ses voisins de table. L’animateur du bord organise ce genre de danses à la con où ce sont les dames qui doivent inviter les messieurs. Vera propose un tango à Uncle Ben. Je me dis que, sait-on jamais, la prochaine danse sera peut-être pour moi ? Mais voilà l’Allemande qui se la radine pour m’inviter. Dis, je fais un score avec la Germanie, aujourd’hui. Vachement opérationnel, Sana, sur les mémés d’outre-Rhin. Elles en veulent toutes, du bel Antonio. Le mari, écarlate d’avoir repris trois fois de chaque plat (il y en avait douze au menu), m’adresse un grand signe de cocu cordial derrière sa boutanche de roteux. Que nous v’là partis sur la piste, la Fraulein et bibi, en pleine langourance. Je tangote dans les parages de la Chilienne : pas relâcher ma pression. L’obstination finit souvent par payer. Pour l’instant j’inscris toujours un zéro pointé à mon palmarès. Cette fille, je pourrais me déguiser en cosmonaute ou me produire à poil avec la bitoune sous le menton, elle continuerait de m’oublier. Je ne dois pas impressionner sa rétine. Faudrait peut-être que je m’oigne d’un produit spécial. Doit bien y avoir quelque chose à faire, non ?
Par contre, ma camarade chleuh met la gomme. Le tango, c’est propice au frotti-frotta. Elle pose sa tête sur mon épaule, la gueuse, s’abandonne. Merde ! et sa grosse flanelle, là-bas, comment va-t-elle réagir de voir bobonne en plein sirop ? J’efforce de la tenir au fond du court, derrière la barrière de culs trémousseurs, surtout pas monter au filet, on se ferait remarquer du cornard.
Emportée par la vaseline, elle oublie tout, la schön madame. Enquille carrément une de ses flûtes enchantées entre les miennes, remontant haut le genou pour me percevoir les valseuses en plein tango, ce qui constitue ce que Mansart appelait un comble. Elles ont le sens tactile qui leur dévale jusqu’au ménisque, ces surexcitées glandulaires.
Alors, en voiture Simone ! Talalala tsoin tsoin tsoin… Faut voir comme ils compassent les « cavaliers ». Se prennent pour des Fred Astaire. Cet air pénétré qu’ils arborent lorsqu’ils fendent les jambes de leurs partenaires, les emmènent promener à la basculette : un coup en arrière, un coup en avant. Linde Ben aussi s’efforce, tout excité, je sens bien, de tenir contre soi une blanche colombe. Talalala tsoin tsoin tsoin ! La foire à la gambille. Et puis y a ça, aussi : ils bichent d’être en smok, les gaziers. Ils s’auto-éblouissent. Se prennent pour des princes, des magiciens, des Casanova. Tu découvres sur la piste des vieux crabes trotte-menu, chauves et binocles, avec des loucheries impossibles et des lèvres inférieures comme des anus de vache. Ils s’agrippent à des dadames qui ressemblent au donjon de Vincennes drapé de soie, se perdent entre leurs mamelles frénétiques. Si tu veux vraiment savoir à quel point c’est homme, un con, offre-toi une croisière féerique, mon pote. Gala du commandant !
Mon Allemande me dit que son julot, tous les Morgen, il descend pendant une plombe (de neuf à dix) à la salle de gymnastique pour ses abdominaux. Ensuite il monte sur le Brücke faire un peu de tir aux pigeons d’argile, plaoum, plaoum ! Fusillé ! Achtung ! Si bien, tu m’as compris tu m’as, qu’elle dispose de ses matinées, mâme Gerda. Ne me reste plus qu’à lui refiler le numéro de ma cabine pour avoir l’honneur de sa visite dès demain. Banco. Une occasion de se démailloter le nourrisson, ça ne se refuse pas.
La danse finie, elle me raccompagne jusqu’à ma place, ainsi que l’exige l’animateur. Faut toujours qu’un malin s’occupe des autres, sinon ils tourneraient à vide. Et plus le n’animateur exige des conneries turpides, plus ils sont contents, les zéros en toutes lettres. La drôlerie, pour eux, commence par un petit chapeau de papier ; quand, en suce, on leur distribue un mirliton, ça touche au délire. C’était fatal que je fasse carrière, moi qui fournis le Bonaparte manchot et le fluide glacial sans supplément.
Qu’à ce propos, une chose m’intrigue et même me tracasse un peu : je ne comprends pas qu’une flopée de gens écrivent des livres, du moment que j’en écris, moi. Je suis capable de faire romancier pour toute ma génération, ce qui leur permettrait, aux autres, de se lancer dans des voies mieux à leur botte : la plomberie, le commerce des moules, que sais-je.
Un San-Antonio, je veux pas avoir l’air de me moucher, mais il suffit pour assumer tout le département books. Alors que j’en vois qui ne savent quoi mettre sur une feuille blanche. Ah si : leur vie ! Ils la bricolent un tantisoit, la camouflent timidement, la prétendent roman. Ils se baptisent Henri alors qu’ils se prénomment Jules, et vogue, navire de papier ! Ils racontent leur henfance, leurs zamours, leurs chagrins. Quand c’est fini, ils recommencent, mais au lieu d’Henri, c’est René. La même histoire : ils n’en auront qu’une à dire pour tout jamais. Ils la situent ici ou là. Elle reste pareille : comment en serait-il autrement ? Pareille à la leur, pareille à celles des autres. Ils ont le visa sacré du consulat de la farine. Le livre du mois ; pardon : du MOI !
A chialer ! Ils savent pas imaginer. Ils n’imaginent même pas ce que c’est que l’imagination. Alors ils racontent les confitures de grand-maman, et aussi quand ils se touchaient, au pensionnat. Les choses de leur vie, quoi, c’est-à-dire de la vie.
Les rares qui ont de l’imagination n’ont pas de style. Ils écrivent au polaroïd. On est peu, je vous jure, toujours sans vouloir me moucher avec les doigts, des qui ont le chou et du souffle, qui savent se passer outre, te raconter une histoire qu’ils n’ont pas vécue, des personnages qu’ils n’ont jamais été, qu’ils ne deviendront jamais, à quoi bon, puisqu’ils les auront créés ? Je les guette, les espère. Ah ! tiens, voilà Jean Vautrin ! Avec ses quinze paires de lunettes (et encore, il regarde par-dessus celle qu’il a sur le nez !). Oui : Vautrin. Et puis quelques autres, mais je vais pas me lancer dans une liste ; c’est comme ça qu’on se fait des ennemis, j’ai déjà trop d’amis dont je ne sais plus que faire, ni où placer ; ni comment remplacer.
Des fois, je demande, en loucedé, comme quand on a des chiots corniauds ou des chatons à caser « Vous n’auriez pas besoin d’un ami en bon état ? Point trop fumier, jaloux juste ce qu’il faut, pas plus hypocrite que vous ou moi ; qui sait payer son pot quand c’est son tour et ne vous emprunte pas de fric ? Sa femme baise bien, ses gosses ne jouent pas du piano ». T’as beau parler à voix gourmande, les gens se méfient. Ils froncent les sourcils. Ils objectent : « Pourquoi cherchez-vous à vous en défaire s’il est si bien que ça ? » Je me trouble : « Parce que j’en ai trop, je ne sais plus où les mettre ! » Les teigneux se contentent pas de l’explication. « Alors pourquoi liquidez-vous celui-ci et pas un autre ? » « Mais ils sont presque tous à remettre. J’en garde trois ou quatre comme étalons ; les plus anciens, les plus sûrs, ceux en qui je veux croire. » Je me casse le nez contre un mur d’hostilité. « Ecoutez, je vais voir. J’en ai un qui est très malade, s’il lui arrivait quelque chose, je vous ferais signe !
Mon cul ! Ils ne font jamais signe. Les amis, ils préfèrent se les pêcher eux-mêmes, dans le grand salon de l’Exekias, par exemple ; au club, à la montagne, sur la plage… Sans s’occuper de leur pedigree. Ils ferrent celui qui les écoute le mieux ; auquel ils peuvent raconter leur situation, leurs bagnoles, leurs coups de verge… Les amis, c’est comme le chewing-gum trop mâché : faut les coller sous la table, en douce, et puis les oublier.
Et puis les oublier… Ça oui : les oublier.
Et alors, lorsque la dadame Germaine m’a remis sur mon siège et remercié d’avoir bien voulu accepter sa danse, le tout ponctué d’une œillade prometteuse à la Prométhée (genre : « Je te boufferai pas que le foie, beau voyou »), d’autres souris fanfrelucheuses se pointent pour me violer. Je me dis qu’elles vont me carboniser la soirée, ces pécores.
Juste au moment où la chef de file enjambe les guiboles d’une vieille Ricaine à moitié beurrée, je me jette en avant et il se passe très exactement le fait ci-après : Vera a invité l’aîné des garçons à Uncle Ben, elle le précède en direction de la piste. Je m’intercale entre elle et son poussin poussah. La jolie Chilienne ne s’en aperçoit pas. Chemin faisant, je me tourne vers le gros dadais binocleux et je lui dis qu’il retourne poser son gros cul dans son grand fauteuil. Le gamin, ahuri, obtempère. Vera arrive à l’orée de la piste et se retourne. Elle est nez à nez avec moi. Elle cherche le gamin, ne l’aperçoit plus.
— Il est retourné s’asseoir, murmuré-je ; c’est timide les bébés phoques à cet âge-là.
Et floup ! (ou plouf ! si tu as une culture classique), je la cueille d’autor, sans barguigner, pour l’entraîner dans une valse lente, pas trop cassante, à l’usage des vieux kroums. Vera se raidit, elle rebuffe sèchement avec une telle impétuosité que je suis obligé d’exécuter un pas en arrière. Ce faisant, je bute contre la godasse d’une grosse radasse omnipotente, ce qui la fait trébucher. Elle s’agrippe à ce qu’elle trouve, et je suis ce qu’elle trouve. Ma position portafausse jointe à sa surcharge pondérale me fait basculer.
Nous chutons l’un et l’autre sur la piste. La grosse personne est italienne, ce qui te laisse à imaginer ses cris, glapissements et autres clameurs ; ils sont si puissants et stridents que l’officier de quart (de brie) décide de mettre le cap sur la première boutique des frères Lissac pour changer de dunette.
Je voudrais me relever, aider la rombière à en faire autant, mais elle est avalancheuse, mémère. Je suis coincé, bloqué sous ses kilogrammes aux pâtes riches de chez le père Lustucru (celui qui refuse le cul de Germaine sous prétexte qu’il est fendu !). J’ai qu’une jambe à dispose et elle s’agite désespérément.
Autour de nous, c’est le monstre foutoir, la rigolade générale (que dis-je : amirale puisqu’on est à bord d’un barlu). Des gens s’empressent, belles âmes navigantes nanties de mains compatissantes. Un monsieur particulièrement fort (d’origine turque) écarte les autres pour se consacrer à la vieille. Et poum ! se fait une hernie ; tant pis, l’altruisme n’est jamais récompensé. Ayant laissé retomber sa charge vivante, ladite bieurle que c’en est pas permis, en romain moderne, et le traite de con en italien pur fruit.
Ça devient dantesque. L’Exekias roule des mécaniques. L’orchestre s’arrête et se demande s’il devrait pas attaquer Plus près de Toi mon Dieu, comme les musicos du Titanic, la fois (la dernière) où cet éminent paquebot avait rencontré la face visible de l’iceberg (on cause toujours de l’autre, merde !).
Moi, je prends le parti de ramper pour me dégager de Mme Tas-de-Chair. Je m’extirpe de sa fesse droite, puis de son sein gauche qui est passé par-dessus son pote. Me reste plus que son bras de cinquante-six kilos en travers du burlingue. Je le saisis délicatement, comme une paire d’haltères, ho hisse ! L’arrache de ma personne et le dépose sur le plancher.
Me voici debout. Je vois rouge, flou, bizarre. Une sarabande de cons hilardit à mon entour. L’intermède les met en fête, ces globuleux !
Qu’alors, tu sais quoi ? J’avise la jolie Vera à l’écart, riant aussi, à gorge d’employée, comme dit le Gros. Elle est jeune, faut la comprendre. Chilienne, ce qui explique son manque de motifs à rigoler. Mais là, parole, elle s’en offre une tranche, miss Hernandez. Cette fois, le miracle s’est opéré : elle me voit ! Et ce que n’avaient pas réussi mes langourances, la grotesquerie l’obtient. Elle pouffe en me défrimant. Faut dire que je dois payer, tout chiffonné, le nœud pap’ en forme d’hélice (amour et orgue qui prennent un « s » au féminin), la tignasse façon punk, la chemise amidonnée (amis, donnez !) hors du bénoche. Sant-Antonio, priez pour moi.
Je lui souris niaisement, ce qui redouble son hilarance. Qu’à cet instant précis, un grand diable calamistré, beau comme un étui de longue-vue, me frappe (fort) sur l’épaule. C’est le chevalier servant (ou le serveur chevaliant) de la mastodontina. Il la ramène comme quoi je suis un butor, un pettine-zizi, un triste sire, un…
Il n’a pas le temps d’en dire davantage.
Il n’est pas près de raconter la fin.
Ce grand fifre vient de se bicher un coup de marteau compresseur à la mâchoire qui le condamne à la purée mousseline jusqu’à la fin de la croisière. Il file en arrière, à l’horizontale si tu peux imaginer. On le flasherait (t’es pas flashé ?) dans cette posture, tu ferais croire ensuite à un numéro de lévitation (lévite à Sion). Il va s’abattre sur sa morue triple zéro. Elle n’a pas l’habitude qu’il la grimpe aussi brutalement, c’est pourquoi elle le refoule d’un coup de genou dans les frangines. Luigi devient verdâtre et dépose sur la piste : sa salade de homard, ses spaghettis à la vongole, son médaillon de veau aux morilles et sa poire Belle-Hélène.
Je me tourne vers dear Vera.
— Allons prendre un jus de raisin au bar, lui fais-je péremptoirement et en espagnol naturalisé français, je sais faire encore des tas de trucs plus marrants, vous verrez.
Elle reste immobile, son sourire s’efface.
T’ai-je dit que je détestais qu’on se foute de ma gueule ? Je t’en avais pas encore causé, sans blague ? Eh ben, sache-le : je peux pas supporter. Alors, faire le guignol façon Bérurier devant une horde de crêpes en délire en compagnie d’une énorme rombière couverte de diams et de cellulite, ça va un bout, mais je fatigue vite. De plus, me laisser rebuffer par une pécore belle à faire sous soi qui finit par jouer les mijaurées insupportables, là encore, y a des limites.
— Vous m’avez expédié au tapis, dis-je froidement, ridiculisé, vous me devez bien quelques minutes de conversation, non ? Je ne suis ni contagieux ni échappé d’un asile. J’ai trente-deux dents, quelques menus diplômes, assez d’argent pour ne pas avoir à épouser la fille d’un trafiquant d’armes ; je suis catholique, il n’existe aucun membre de ma famille qui soit décédé d’une maladie vénérienne, je n’ai pas de promoteurs immobiliers dans mes relations et je suis rigoureusement célibataire, toutes les conditions me paraissent donc requises pour que vous acceptiez l’invitation d’un passager embarqué dans la même galère que vous. Non ?
L’aurore !
Elle rerit.
La jouvence !
Elle sourit.
Puis-je chanter victoire ?
— Vous êtes français ? soupire-t-elle enfin.
— Oui, dis-je à voix basse, mais que ça reste entre nous.
J’ai un geste tout ce qu’il y a de spontané : je lui saisis la main. Elle l’a fraîche, nerveuse. Ne se débat pas.
Me suit.
L’étui à longue-vue achève de se dépêtrer de sa partenaire. Mon taquet au maxillaire lui a verrouillé le clapet.
Je le contourne en compagnie de Vera. Nous gagnons le bar voisin. Le barman se plume derrière son rade. Juste un ivrogne international, rouge comme une muletta de toréador, écluse du long drink dans le virage de la main courante.
Nous prenons place derrière la petite table, sous le hublot de bâbord.
— Une bouteille de Dont Pérignon rosé ! dis-je au serveur en spencer tracy blanc, à épaulettes d’or.
Vera proteste :
— Vous aviez parlé de jus de raisin !
— Qu’est-ce que le champagne sinon du jus de raisin, mademoiselle ?
— Vous avez un mouchoir ? questionne-t-elle.
Je lui en tends un, immaculé, avec mes initiales taillées dans la masse.
— A votre service.
— C’est pour vous. La grosse dame vous a mis du rouge à lèvres sur la joue en se débattant.
— Ciel, quelle horreur ! Vous voulez bien me débarrasser de cette souillure ?
Elle hésite, puis me frotte la joue gauche (celle où tu reçois une deuxième mandate quand tu as affaire à un pégreleux qui n’a pas lu la Bible).
— Vous ne considérez pas toujours cela comme une souillure, fait-elle en rougissant.
La divine ! Ainsi c’était de la jalousie ! Elle a été choquée par les entreprises de la guide teutonne du bus !
Je lui susurre :
— Voyez-vous, mademoiselle, il existe deux sortes de femmes : celles que l’on subit et celles qui vous attirent.
— Vous subissez avec beaucoup de stoïcisme, note la perfide enfant.
Bon, c’est parti. Ensuite elle me dit son nom, que je fais semblant d’ignorer, œuf niçois (avant, je disais œuf corse, mais il est temps de le rapatrier, ce pauvre œuf, maintenant que l’île de Beauté nous envoie chez Plumeau) ; puis elle m’apprend sa nationalité, me révèle qu’elle est étudiante en droit. Ses parents ont une grosse situation et la laissent voyager à sa guise. Et encore des bricoles… Pas bégueule, une fois lancée, elle pompe son Dom Pérignon sans paille.
Dans le grand salon, la soirée bat son plâtre. Les ziziqueurs en sont au slow, ça strangerizenailleguette dans le suave, avec des boulouliloula au saxo qui te démangent sous les couilles. L’heure devient enchanteresse, ni plus, ni moins. On est comme des algues au fil du courant, tu sais ? Boulouliloula, c’est mieux avec Sinatra, mais au saxo ténor c’est très convenable quand même. Alors, bon : on boulouliloulate.
Le vague à l’âme, à deux, c’est important. Ça transcende ; l’espace d’une fumée tu es persuadé d’être devenu meilleur. Toujours ça de pris. Tout de suite après tu retombes avec la gueule de bois ; mais ouichtre !
Je songe qu’avec cette Chichilienne, faut y aller mollo, en prudence veloutée. Elle me paraît un peu à part, la gosse. Pas du tout sautozob. Pas romanesque non plus. Au contraire : plutôt froide et attentive, avec un petit côté tranchant et un regard sceptique.
— Ça va mieux, quand vous voyagez ? je questionne.
Elle a un sursaut.
— Qu’est-ce qui va mieux ?
— Votre peine ?
— Quelle peine ?
Tout aux forceps. Elle aime pas trop qu’on la débusque de son gîte car elle a horreur de se sauver. Le lièvre est conditionné pour. Pas la demoiselle. Une demoiselle, ça se renferme quand la vie la déçoit, mais ça ne se met pas à cavaler en zigzaguant.
— Pour un homme quelque peu psychologue, il est clair que vous avez un secret, Vera. Un secret en forme de chagrin. Histoire de cœur ? Si vous me trouvez indiscret vous n’êtes pas obligée de me répondre…
Une ombre passe sur son visage, comme disent puis les romanciers à chevrons. J’ai toujours remarqué chez les plus grands, chez les plus cons : l’ombre qui passe sur le visage. Ça rappelle, tu sais, quand tout à coup, en interceptant le soleil, un nuage importun assombrit le paysage. Une seconde avant, tu croyais qu’il était toujours ainsi, à tremper dans une glorieuse lumière, le paysage, mais non, y a des moments où le panorama le plus enchanteur te fait la gueule.
— Je crois savoir que tout le monde a ses problèmes.
Je sors la bouteille de champagne du seau, ruisselante comme le cul d’un bébé qu’on vient de baigner et la pose en équilibre sur ma tête, et ensuite je me mets à loucher, à tordre la bouche comme le fait Jerry Lewis, si tu veux bien te rappeler.
Vera me zieute, abasourdie. Elle finit par éclater de rire.
— Mais pourquoi faites-vous ça ?
— Pour vous faire oublier ce qui vous tourmente. L’espace d’un instant, vous n’y pensiez plus et vous avez ri. Alors si on tisse des tas d’instants de ce genre, si on en fait un filet protecteur, à toutes petites mailles, qui empêchent le spleen de passer, vous finissez par changer de cap.
— Je n’en ai pas envie, déclare-t-elle farouchement, ayant deviné que je raffole des adverbes.
— Il ne faut pas se complaire dans le chagrin ; c’est inhumain. Tout individu est fait pour bouffer du présent à pleines dents ; le passé ne doit pas occuper davantage de place dans sa vie que les chansons écoutées à la radio au cours d’une journée. Une chanson ça dure trois minutes et immédiatement après on passe une pube sur la Fiat Machin ou la lessive inéchangeable. Cela dit, vous pourriez me raconter votre problème, ça soulage toujours. Et ce serait sans conséquence. Je ne suis qu’un monsieur qui marche à côté de vous un moment, au hasard des hasards…
Elle s’est gelée dans son fauteuil élégant, en acajou dépravé et cuir stimulé.
Je verse du champ’. Les bulles se bousculent avec un bruit de papier chiotte froissé[1].
— Vous me permettez d’essayer de deviner, Vera ? susurré-je d’une voix pour lumière tamisée et vent qui souffle à la porte.
Elle hausse les épaules. Ça veut dire oui, tu penses ? Ou simplement « Essayez toujours, puisque vous vous croyez malin ? »
— Bon : un beau jeune homme, brun, bronzé, avec des dents de loup venant de dévorer le conseil d’administration de la maison Colgate a eu l’audace de se détacher de vous…
Elle a une moue méprisante.
— Zéro pour la perspicacité.
— En tout cas, il est question d’un homme ?
— Oui.
Je l’agace ; elle préfère me narrer pour avoir la paix.
L’aventure est juteuse. Son père est un industriel de Santiago. Il reçoit beaucoup. L’un de ses amis est tombé amoureux de Vera. Un diplomate de cinquante carats, marié, père de famille, déjà grand-père. Il a osé « se déclarer », comme on dit dans la littérature du siècle dernier et dans les perceptions actuelles. Vera a « répondu à sa flamme ». Une liaison passionnée en a résulté. Le grand amour. La chose s’est sue. Scandale ! Les vieux de Vera ont fait un foin monstre. Sa mère est allée « parler » à l’épouse bafouée du diplomate. Vie intenable ! On a séparé les amants terribles. Son vieux julot a perdu les étriers (il était capitaine de réserve dans la cavalerie chilienne). Une nuit, à bout de chagrin, il a écrit une lettre déchirante à Vera, une babille si émouvante qu’elle aurait filé la diarrhée verte à Chopin, Musset, Lamartine, Krazucki et Nerval. Et puis, et puis, le malheureux génaire s’est tiré une praline dans le bocal, poum ! Fin en apothéose du roman d’amour. Et tu voudrais qu’elle oublie Augusto-Fernando, toi, sale con ? Mais Dieu de Dieu, l’évoquer, c’est son ultime panard en ce monde, Vera. Désormais, elle consacrera chaque heure de sa vie au culte de ce merveilleux amant, si expérimenté, si déchirant, si flamboyant. Il ne fera que grandir dans sa mémoire, qu’y devenir plus resplendissant à mesure que passera le temps. Ses fumiers de parents peuvent l’envoyer tourniquer à bord d’un paquebot grec dans le bassin méditerranéen avec l’espoir qu’elle rencontrera un beau jeune homme bien chibré, qui l’emplâtrera grand veneur et lui fera oublier son vieux kroum, ils ont le bonjour d’Alfred, avec, en prime : son Lorenzaccio, ses Caprices de Marianne, son Fantasio, sa Confession d’un enfant du siècle, ses Nuits, sa barbe et ses quarante-huit ans. Les sales sagouins meurtriers ! Tueurs de passion ! Suicideurs de quinqua ! Mouchards !
Elle pleure.
Je respecte ses larmes. Mal barré, l’Antoine. Ce que je croyais avoir gagné comme terrain n’était que de la barbe à papa. Tu ne peux pas lutter contre un vieil amant mort.
Je fais, à tout hasard, signe au loufiat de rapporter une seconde roteuse. Ces boutanches, c’est comme la dinde pour Victor Hugo : y en a trop pour un mais pas suffisamment pour deux.
Elle dit que ça tourne lui tête.
Je propose un viron sur le pont lune (de jour, il devient sun deck).
Elle veut bien.
La nuit est semée d’étoiles, d’un beau bleu profond. La mer a des reflets d’argent, la mer ; des reflets changeants, sous la lune. Une brise de nuit, marine avec ça, s’il vous plaît, fait frissonner ma jeune compagne.
Sans un mot, très chevalier Ajax ammoniaqué, j’ôte ma veste de smok pour la déposer sur ses épaules.
— Mais et vous ? balbutie-t-elle.
Je ne réponds rien. Vais m’adosser à la rambarde.
— Regardez le ciel, petite…
Oui, bon, elle lève la tête vers le firpapa, pardon : vers le firmament.
La Voie lactée non écrémée est là, immense, qui scintille presque aussi fort que la Méditerranée. Faudrait mettre un air de violon solo en sourdine, ou mieux, jouer du saxo comme le gonzier de tout à l’heure qui strangerizenailleguetait tout ce qu’il pouvait, les joues plus gonflées qu’un cul de camionneur. Papoupi poula poulalalèère. Very Cannes, very Antibes, very Nice.
Elle mate donc les nues infinies.
— Vera, je chuchote, quand vous levez la tête, la nuit, dans votre pays, vous apercevez d’autres étoiles, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Celles-ci vous dépaysent un peu, non ? Vous avez le sentiment confus de vous trouver sur une autre planète, à cet instant. Le pont du paquebot vibre, le navire fend l’immensité, tout est différent. Et moi qui vous parle, je suis différent des hommes de chez vous.
— Plus ou moins ; les hommes sont partout pareils.
Merde, elle me casse le raisonnement. Je continue vaille que vaille :
— Il n’empêche que j’ai une autre gueule, d’autres manières si mes instincts restent les mêmes.
— Ça oui, fait-elle avec un sourire.
— Vous êtes de l’autre côté de la terre, Vera ; de l’autre côté de votre chagrin ; donc, vous devez vous adapter aux nouvelles conditions de vie.
— C’est quoi, les nouvelles conditions de vie ?
— Je crois bien que c’est ça.
Et je prends sa tête entre mes mains, pose mes lèvres sur les siennes, lui dégoupille l’entrée des artistes du bout de la menteuse pour une petite visite de politesse. Elle se laisse faire ; raide (moins que moi cependant), la respiration calme ; à croire qu’elle subit un traitement en ayant décidé d’être courageuse.
Tu crois qu’elle est anesthésiée par sa peine, ma Juliette ? L’Antonio se sent mochement Roméo de pacotille. Babiole pour souks, à marchander. Je mets le grand développement, la pressant contre moi, donnant carte blanche à mes deux paluches expertes. Marmoréenne ! Elle fait un blocage, la gosse. Sa fidélité post mortem à son vieux julot lui cisaille les sens. Tu parles d’un emplâtre, ce gus ! Il se serait pas flingué, c’est elle qui laissait quimper pépé, un jour de bientôt. Bye-bye, l’ancêtre, pour les rhumatismes, t’as Abano Thermes, mon grand ! Mais en se butant, il est devenu jeune pour toujours. Irremplaçable. Quelle pommade ! A quoi ça te sert de vivre, quand un pauvre mort te dame le pion ? Te ridiculise ? T’es là, tu t’efforces, tu déploies, tu te lances. Et t’as qu’un glaçon infondable dans tes bras, un bloc de cristal de roche. Y a de quoi se la peindre en vert pour la mettre au milieu d’un bouquet. Je voulais dire tout ça à M. Claude Mauriac qu’écrit des choses si gentilles sur mon compte.
Cette mignonne, je sacrilège en lui secouant le sensoriel, kif une tirelire, pour faire sortir une pièce.
Un léger bruit me désunit d’elle, comme l’écrit si brillamment je ne sais plus quel cadémicien qui porte un habit vert à baleines pour quand on l’emmène académier.
Un clic. Voire un déclic.
Je regarde alentour, mais le pont est tranquille, avec des lumières, des ombres géométriques. Les flonflons de la musique continuent de nous parvenir. Cette fois c’est l’endiablement d’une danse collective. Les passagers qui se prennent par la pogne pour faire la ronde, cheniller à travers le grand salon, des bribes de serpentins dans la tignasse, en gambadant sur cet air de tatsoin tatsoin tatsoin, tatsoin tilala tatsoin… qui va si bien aux cons.
Elle se complaît dans sa détresse, la si jolie. Ma potesse teutonne doit s’en donner à cœur joie, elle, va lui falloir essorer sa culotte.
— Je vous déçois, n’est-ce pas ?
Elle a un air infiniment triste, Vera. Elle paraît vachement paumée sur cette mer aimable, la première du monde, berceau de la civilisation et je t’en passe.
— Vous me peinez, Vera. Vous vous embaumez dans votre chagrin et c’est mauvais. L’encens est un parfum funéraire. Vous êtes si belle, si jeune…
— Je vous fais envie ?
Et alors moi, tu vas voir, bouge pas : l’électrochoc !
— En toute franchise, non, Vera. Je fais l’amour dans un lit, pas sur une pierre tombale.