Chapitre VII ELLES SONT COMME ÇA !

Nous nous séparons sur le quai de Kusadasi, tandis que Mustafa continue de nous fustiger d’un œil verdâtre, comme quoi il trouve qu’on attige avec les ruines de son beau pays. Boxon ou pas, ça se respecte, les œuvres d’art, et limer comme des brutes dans des lieux quasiment sacrés, merde, faut être des dépravés de la pire espèce pour se le permettre. Ça l’étonne pas, venant d’un Français, Kemal ; des gens juste bons à ça (mais alors excellents, je lui riposte du regard). Danoise, ça lui paraît moins évident. Il s’en faisait une autre idée du royaume d’Hamlet (aux fines herbes), mais enfin, les mœurs partent en quenouille. N’a-t-il pas été le premier à faire se dévoiler les dames turques, cézigue ? Avant lui, c’était le Moyen Age. Il a cru bien faire. Seulement de là à enfoutrailler Ephèse, y a un sacré coup de queue à franchir, non ?

Je roule la galoche du départ à Selma ; lui promets qu’on va se retrouver à Alexandrie dans deux jours. On a consulté nos programmes : ça concorde.

Promesse de filou. Ma pomme, je sais que je vais avoir d’autres chattes à fouetter ; mais la perspective des retrouvailles rend plus supportables les séparations.

Je la regarde s’éloigner dans son coquinet short jaune difficilement réintégré. Son bateau bleu fumasse contre le môle. Le mien, tout blanc, en fait autant de l’autre côté du quai. La chaleur cigogne dur. Toute proche, l’île aux Oiseaux, devenue presqu’île grâce au génie humain, donne des envies d’expatriation, tant elle paraît accueillante et préservée. Une construction choucarde se dresse sur le roc. Ah ! s’enfermer là, avec l’œuvre de Raymond Aron, des conserves et six gonzesses en ordre de marche ! Un transat ! Et puis la grande bleue, les oiseaux blancs, le va-et-vient des paquebots bourrés de connards. Un vrai velours !

J’attends, devant la barrière, qu’on appelle les passagers de l’Exekias (c’est exeki) lorsqu’un frôlement… Et puis une main qui s’insère entre mon bras et ma hanche…

Je zieute. Qu’avisé-je ? Je te le loue en mille (toujours donner, merde, ça ne fait pas les affaires !) : Vera ! Oui, la chère exquise et — ô combien — jolie Chilienne est tout contre moi et m’empare l’aileron sans vergogne. Un tel geste, si hardi et si spontané, après le cruel spectacle auquel elle a assisté dans la maison close d’Ephèse. Une telle horreur pour une jeune personne de la jet society internationale ! Non mais do you realise ? Moi, touillant du paf le délicat chaudron de Selma, avec des grâces, certes, des réminiscences, j’en conviens ; mais aussi des trouvailles. Je n’ose la regarder, tant tellement je suis confus, Confucius, tout !

— Si vous me touchez, vous allez vous damner ! soupiré-je.

Elle ne répond rien, mais sa pression se fait plus forte. On attend devant ces sottes barrières qui partout canalisent les bonnes gens, que ça soit pour le boulot, le plaisir ou l’abattoir.

— Car, à vos yeux je suis un démon, n’est-ce pas ? poursuis-je.

Et sais-tu ce qu’elle me répond ?

— Oui.

Tout menu. Un oui de trois lettres, que dis-je, de deux puisqu’en espagnol on dit « si ». En deux petites lettres de rien du tout elle me répute satanique, la môme. « Si », il est démoniaque le señor Antonio. Bon, alors elle pactise avec le diable. Les grands chagrins, ça finit souvent comme ça. Bras d’honneur à la mémoire du défunt. Tu m’excuseras, Dudule, voilà que j’ai le feu au cul, faut que j’appelle les pompelards. Moi, je devine parfaitement ce qui vient de s’opérer en elle. Ce savant coup de bite à arabesques, la Selma déculottée et glapissante de bonheur, son sensoriel a été court-juté, Vera. Elle a été arrachée à son faux veuvage d’adolescente romantique. Elle s’est réveillée, trêve de lamentos : et moi et moi ! Hmmm, y a bon, gros zobinoche ! Par ici la belle bibite bien fraîche.

Si je te choque, change de livre. Mon roman, c’est pas un book, mais un bouc. Tu vas trouver ton bonheur dans la collection Bouffon, avec la vaillante jeune fille médecin qui découvre l’amour sous les palmiers en soignant li pitit noi’ de la brousse blessé par un cocodile, mon yieux ! Elle fait la connaissance d’un beau lieutenant en mission chez le gouverneur de Tumakastré. Le lieutenant est piqué par un serpent à sornettes. La jolie doctoresse n’a pas de sérum antivenimeux, mais suce la plaie. Et ce con de serpent qu’avait piqué le lieutenant en haut de la cuisse droite et à gauche ! Le brillant officier retient son trouble à deux mains. Ils se marièrent et n’eurent pas d’enfants parce qu’elle prenait bien régulièrement la pilule et que les moufflets la faisaient chier. Beau ! Beau ! Beau ! Je t’engage à acquérir la collection complète. Tu trouveras pas un mot plus gros que l’autre. Tout est calibré, passé au tamis. Y a l’estampille de bonne vie et mœurs. C’est recommandé par le ministère de la Santé. Dans certains cas, la Sécu rembourse, alors tu vois ?


Vera, je me décide à lui faire front. Au mitan de la foule, je lui place une exquise galoche.

— Ach ! Bédit bolisson ! écrie une voix féminine ou presque puisqu’elle est allemande.

C’est ma potesse de table, celle qui en veut aussi ! Elle me sermonne du doigt. Je suis cerné, assailli de saillies en puissance. C’est la grande offensive d’été. Elles me veulent toutes ! Je vais plus pouvoir livrer. Me faudra un bon de sortie pour Coquette quand je l’emmènerai licebroquer. Mais qu’ont-elles, ces souris, à me coincer, violer d’autor ?

J’adresse un clin d’œil à la Teutonne, par-dessus l’épaule de Vera, l’assurer qu’elle aura sa part, que j’ai des réserves. L’intendance suit, qu’elle se rassure.

Vera murmure, après avoir récupéré sa délicieuse langue sud-américaine :

— Je suis folle.

Et moi, la parodiant :

— Oui.

Enfin : si. Si, señorita, t’es dingue. Complètement givrée de t’abandonner entre les bras de ce grand queutard impénitent. Mais enfin, une belle tringlée, c’est ce qui peut t’arriver de plus opportun, compte tenu de ta mélancolie, fillette. Laisse qu’on embarque, ma douceur. On ira claper des délicatesses, on boira ensuite du champagne, comme hier, et puis je t’emporterai dans ma cabine. Mon lit est étroit, mais en se mettant l’un sur l’autre, je suis presque certain qu’on pourra y tenir.

— Je meurs d’envie, chuchote-t-elle.

Si je te disais que moi de même !

Il a de la santé, l’énergumène, non ?


Et alors, le reste de la journée est divin. Juste un moment périlleux à la table des deux Allemands parce que la petite grand-mère a une jambe plus souple que du lierre pour l’entortiller après la mienne. Heureusement qu’ils sont boulimiques, ça me permet de les larguer avant la fin.

Je te passe le salon. Le bar. Le champ. Vera est conquise, soumise, docile, dolente.

— Les étoiles d’ici ne sont plus celles de mon pays, me dit-elle.

Et elle rit. Ma métaphore a fait son chemin dans la Voie lactée de son cœur. Elle sait qu’elle va avoir droit à une constellation impec.

Je l’emmène dans ma cabine pour ce faire.

Tout démarre très suavement. Et puis c’est le gros temps, la tempête, le cyclone. Mon voisin d’à côté, un vieux professeur en retraite de l’Université de Milano, se met à cogner à la cloison avec le talon de sa godasse. Comme il a un pied bot, ça fait du raffut. Le sien n’atténue pas le nôtre. Les deux s’additionnent. Ses propres voisins d’à côté cognent également, pour le ramener au silence, et puis leurs voisins d’à côté, et ainsi de suite tout au long de la coursive. On croirait une mutinerie dans un pénitencier. Y a des mesquins qui préviennent les autorités du bord. On lance un appel par la phonie pour nous conjurer, tous, de respecter le sommeil d’autruite et d’autrui. Fume !

Le commandant se déplace en personne et vient nous inviter à faire silence.

La Vera, juste à cet instant, je lui pratique la furia berjallienne, ce qui équivaut au bouquet final dans une manifestation pyrotechnique. Dans la furia berjallienne, je dois te dire que tout entre en action : le gourdin, la menteuse, les dix doigts et le genou gauche quand on est ceinture noire.

Or, JE SUIS ceinture noire !

Le commandant est grec, marié, deux enfants, une maîtresse : son garçon de cabine. Il est jeune et beau, plein d’autorité de partout. Il obtient le silence chez les autres dont les déferlements étaient provoqués, et non spontanés comme les nôtres. Il toque à mon huis. Il me conjure d’arrêter, comme quoi le barlu va prendre de la gîte. Dis, tu te rappelles le Poséidon, Léon ? Vera est chilienne, donc démonstrative. Mais le feu de la cordillère est compensé par l’émoi de sa jeunesse. Y a dualité. Je me sens devenir fou d’elle. La rosée et la braise ! Elle se calme, s’affaisse comme au creux de ses cendres la bûche consumée. O combien elle est sublime, cette fille de feu, si belle, si idéaliste, si portée sur l’amour.

Je la sens abandonnée, en voie de guérison, la belle âme meurtrie. Toute à moi ! Je peux en faire ce que bon me semblera. Mais l’amener dans ma suite truquée du Caire pour « une séance » de ciné cochon, ça, nenni, mon ami. Pas question. Mes « employeurs » mystérieux qui surveillent tout doivent se frotter les mains. Je décroche la timbale rarissime. J’ai la gagne à portée. Qu’ils aillent se faire fourrer cosaque, les bougres ! Et bouge pas, sitôt de retour à ma base opérationnelle, je vais me foutre au charbon, découvrir à quoi rime leur pervers trafic. C’est un don Juan de bazar qui a culbuté Vera, c’est un Roméo de Comédie-Française qui caresse ses cheveux humides.

Je veille sur son anéantissement. Parfois, ne peux me retenir de déposer un baiser furtif sur sa bouche, comme l’oiseau dépose un duvet au creux de son nid.

Il fait doux dans ma cabine climatisée. Le silence est revenu à bord ; le temps suspend son vol au fil d’étendage du bonheur. Je voudrais demeurer ainsi toujours.


Tous ces Lévy en lévite, avec leurs longs frisottis qui dégoulinent à hauteur des épaules et qui, face au mur des Lamentations, accomplissent de brèves courbettes saccadées, pourraient sembler ridicules à qui n’appartient pas au judaïsme. Pourtant, quand tu les observes un moment, tu n’as plus envie de sourire. Quelque chose de fort, d’impressionnant, te gagne. Ils ont la foi, le courage de leur foi, la force de l’exprimer à la face du monde, dans le crépitement des Kodak. Ça devient impressionnant d’abord, puis contagieux. Dans tes tréfonds, point une vague nostalgie d’Occidental blasé, exilé dans les louches territoires de l’incrédulité. L’Arabe qui se prosterne en direction de La Mecque, le bouddhiste qui s’allonge à plat ventre dans un temple, le juif qui accomplit ce mouvement de balancier, d’échassier pris de vertige, eux tous créent quelque chose de grand : une certitude. Et nous autres, paumés des petites vies foutriques, nous, avec nos esprits forts, nos églises vides, nos prières oubliées, nos oraisons taries, que faisons-nous, sinon promener notre scepticisme d’un bistrot à l’autre ? A remâcher des philosophies négatives pour se persuader que nous sommes intelligents, supérieurement intelligents, que les pièges à cons, merci bien, ça allait pour les culs-terreux du Moyen Age ; mais que « Dieu merci », on est adultes, affranchis complets et qu’on peut sortir sans son ange gardien.

La foi, c’est pas le plus important, les gars. Ce qui l’est, c’est la poésie qu’elle implique. Ce qui compte, c’est pas de croire en Dieu, mais de faire semblant d’y croire. De vivre en lui laissant sa chance, pas le rebuffer à tout jamais.

Un soir que je dînais tout seul dans notre cuisine, j’ai mis le couvert de papa en face du mien ; de mon papa qui est mort. Je savais bien qu’il ne viendrait pas s’asseoir, qu’il ne déplierait pas sa serviette, seulement en faisant cela, j’ai créé de « l’enchantement » dans cet instant mesquin que traverse un type en train de bouffer seul. En fait, je n’étais plus réellement seul, j’étais attablé en compagnie d’un impossible espoir. Quelques ustensiles disposés dans l’ordre convenu, et puis papa était un petit peu moins mort, que tu me croies ou non.

Mais à quoi bon vouloir te faire piger l’impossible, l’impalpable ? Je suis un auteur téméraire, dans le fond.


Les hommes ayant le droit de descendre dans la crypte qui sert de synagogue, je m’y rends. La scène de l’extérieur se poursuit ici. Quelques fidèles sont assis. Un petit garçon tenant un livre ouvert dans ses mains s’approche de son père et lui présente l’ouvrage. Le père ferme le livre et le tend à baiser à l’enfant. Puis le lui rend. Le môme va déposer le book sur un rayonnage. Il est rouquin, le lardon, avec déjà de longs favoris frisottés, une calotte de feutre, un petit costume de velours noir enrichi de broderies.

— Pittoresque, n’est-ce pas ? me fait un gros homme rougeaud, en bras de chemise et pantalon de jean qui doit être, à l’origine, le bénard d’un éléphant que l’homme a chouravé au pachyderme du temps qu’il était aux chiottes.

J’opine.

Le gros type est d’un blond albinos peu comestible. Sa gueule est striée de veines bleues. La calotte de carton dont on oblige les touristes à se couvrir le chef avant d’entrer céans lui donne l’air plus ridicule que nature.

— A propos, fait-il, il y a un petit changement au programme.

Je le regarde sans piger. Il fait tellement anodin, gros sac à merde, transformé en touriste par les exigences de l’été.

— Quel programme ?

— Ce n’est plus la petite Chilienne que vous devez emmener au Caire dans votre hôtel, mais la Danoise d’hier.

Il m’adresse un clin d’œil coquin.

— Celle à qui vous avez si bien fait visiter Ephèse. Vous avez tout compris ?

— Parfaitement, merci.

Le gros veineux ajoute :

— Le bateau de la Danoise arrivera à Alexandrie deux heures après le vôtre.

— Je le savais déjà.

— Alors tout est pour le mieux.

Il sort un mouchoir immense de son immense poche pour torchonner son immense front rouge. Il a un sourire variqueux. Je constate que ses chailles sont plantées de traviole et que les moins noires sont brun foncé.

L’homme gagne la sortie. Un grand rectangle de lumière le happe, ne laissant de lui qu’une ombre ronde qui pourrait être celle d’Obélix.

« Bon, réagis-je, et si je le filochais un peu, juste pour dire ?… »


Mon gros messager a quitté la foule et marche dans Jérusalem. Il va d’un pas flânant, ce qui rend sa suivure aisée.

On déambule par de larges avenues bordées de constructions en pierre très blonde. Elles font l’unité de cette fabuleuse ville qui en manque tant au plan racial et religieux. Ici, tout est harmonie, mesure. L’architecture s’intègre au paysage biblique. Aucune faute de goût. On aimerait oublier le conflit endémique et vivre ici, dans l’une de ces demeures. Des murmures d’eau sourdent des jardins à la végétation échevelée.

Et puis on gagne le centre. On oblique sur le quartier arabe. Alors là, ça grouille, espère ! La marmaille en grappes, des allées étroites, obscures. Des passages gardés par des militaires… Une dame touriste s’arrête pour tendre un bonbon à un gamin assis sur un porche ténébreux. Une grosse femme surgit, la mère du petit. Elle adresse un grand sourire de remerciement à la touriste, puis lui crache dessus lorsqu’elle a tourné le dos. Chacun mène son combat avec ses moyens. Et que veux-tu qu’on y fasse ? Peut-être que si elle crache, c’est qu’elle s’en croit le droit.

Mon gros rougeaud (j’ai pas dit mon Clos Vougeot) s’arrête pour laisser passer une étrange procession. Un groupe de jeunes coltinent une croix grandeur nature en chantant. Ils chantent en anglais. Et celui qui coltine la croix retrouve Jésus sous la charge bien qu’il ait une gueule ronde, des yeux clairs et des fringues d’aujourd’hui.

Pendant que je suis stoppé, une gamine étriquée, toute brune de peau et de crins, avec des jambes un peu torses, me dit :

— Tu as tort de suivre le gros homme ; tu dois t’en retourner tout de suite.

Elle est si chétive. J’ai envie de la questionner pour tenter d’apprendre qui l’a chargée de ce message, mais à quoi bon ? Cela ne donnerait rien de fameux.

Je lui tends un billet d’un dollar qu’elle ne prend pas. Alors je le renfouille et fais demi-tour. Jusque-là, je suis grassement payé, je nage dans l’opulence et je baise à m’en décrocher les joyeuses, mais question enquête, je n’ai pas progressé d’un micron.


— Où étais-tu passé, je mourais d’inquiétude, me dit Vera.

On s’est séparés devant le mur des Lamentations, par la force des choses puisque les matous vont d’un côté et les fumelles de l’autre.

Je lui raconte n’importe quoi de plus ou moins plausible qu’elle n’écoute pas, tout au bonheur de m’avoir récupéré. Il est temps de regagner notre car.

Le guide brandit son petit drapeau blanc comme s’il allait réclamer un cessez-le-feu et le troupeau le suit, pas à pas, les nougats lourds de fatigue, le Kodak gavé, le gosier en os de seiche. Tout de même, les bons touristes s’arrêtent, malgré les exhortations du guide, pour acheter des vues panoramiques aux petits marchands arbis. Notre mentor qui doit palper un bakchich (c’est pas de l’anglais, c’est du persan) promet une halte dans un bistrot-bazar en cours de route, afin d’entraîner sa troupe à l’assaut du bus. Les petits vendeurs nous suivent. Les braves gogos achètent en marchant et en marchandant.

Bon, on grimpe dans le bus. Dans le milieu, il y a une double porte pneumatique au niveau du marchepied. Les gamins grimpent sur celui-ci en brandissant leurs pauvres denrées. Et puis, soudain, l’un d’eux pousse un cri de trident et la volée de mômes s’égaille en un instant.

— Attention ! hurle le guide.

Lui sait. Nous on demande à comprendre.

— Descendez tous ! glapit l’homme au drapeau blanc.

Il a donné l’exemple, et le chauffeur idem qui vient de plonger par sa fenêtre.

Un Flamand rose et sa Flamande rigolent de cette agitation en s’entre-interrogeant à propos de quoi elle rime. D’autres gens paniquent. Moi, j’ai pigé. L’un des gamins a virgulé une bombe dans le bus au moment où la porte pneumatique se fermait. J’ai déjà lu ça dans les baveux. Et cette bombine, tu sais quoi ? Une boîte de Coca-Cola bricolée. Je l’aperçois sous le fauteuil du Flamand, justement. Ça va être la fête à ses miches, cet homme. Anvers et contre tout ! Boum !

N’écoutant que son courage, un homme se précipite, chope la boîte. Et alors, il cherche une issue. N’oublie pas que la porte s’est refermée. Faut donc aller à l’avant du véhicule pour jeter la box à l’extérieur. Et cet homme indomptable s’y précipite. Tu lui filerais trois noisettes entre les fesses, il te presse illico trois litres d’huile. La fenêtre du chauffeur est baissée. Il lance la boîte à l’extérieur, tant si fort qu’il peut.

T’ai-je dit que l’homme héroïque en question se nomme San-Antonio ? Qu’il a son certificat d’études primaires, une photo de sa chère maman dans son portefeuille et une certaine manière de regarder les dames qui est source d’auréoles ? Je t’avais pas dit ? Quel étourdi ! Eh bien ! tout ça.

Ce que je dois t’ajouter, c’est que la boîte de Coc’ valdingue jusque dans un landau découvert, tiré par un cheval arabe guidé par un cocher juif, lequel promène deux touristes bataves. Elle choit sur les pinceaux de l’homme. Furax, celui-ci s’en saisit et la balance dans notre direction. La boîte rerentre dans le car. Sympa, non ? J’avais vu un truc de ce genre dans « Les Marx’ brothers à Beyrouth », mais, franchement, c’était moins bien réglé. Comme cette boîte a été déguisée en bombe, et que cette bombe en a marre d’attendre, que veux-tu que je te dise : elle explose.

Les armes ou assimilé, faut toujours s’en gaffer comme de la chtouille car elles finissent toujours par te niquer vilain.

Alors là, c’est la toute belle gerbe. Le bus ressemble à un éléphant qui veut faire le beau malgré sa crise de rhumatismes articulaires aigus. Il se soulève de l’avant, puis retombe pesamment. Tout le bloc moteur est séparé du reste. L’onde de choc nous a fissuré les tympans. Ça pue une sale odeur.

Des débris n’en finissent pas de pleuvoir. On vit tout ce bigntz au ralenti. Les passagers se mettent à bieurler comme des foutus. Et pourtant y a pas de morts. Juste un bras endommagé, un œil crevé, une tête fêlée, un nez sectionné, plus des broutilles, comme par exemple le stimulateur cardiaque de mistress Brindzing qui s’est arrêté : elle est obligée de cardiovasculer branchée sur son propre secteur, mais pour quelques heures, elle s’arrangera.

Des soldats israéliens, alertés, se radinent en trombe, en troupe.

On arrête le touriste du landau, que des témoins ont vu jeter la bombe. Il a beau protester, M. Van Moulinha, il se chope des coups de bottine dans les tibias et de crosse dans les gencives. C’est con, car il se trouvait en voyage de noces et le genou militaire qu’il dérouille dans les roustons lui transforme les boules en pommes d’escalier.

Les secours s’organisent. Nous évacuons le car. On ambulance nos blessés. Le Flamand rose est devenu rouge parce qu’il pisse le sang à plein bord. La tronche fendue c’est lui. Tout le son qui la lui emplissait se barre par la plaie. Qu’ensuite, faudra, je suppose, le moderniser en lui emplissant le caberlot de polyester, rembourrage nettement plus confortable.

La gentille Vera est lit vide.

Elle tremble comme une feuille de.

S’accroche à mon bras. Elle porte une égratignure au front. Comme un petit coquelicot, mon âme, un tout petit coquelicot.

— Tu as été formidable, me dit-elle, je t’aime, ne me quitte plus jamais, jamais, jamais !

Je l’enserre de mon bras puissant, sinon séculier. Et alors, un miroitement sollicite mon regard de lynx. Je vois passer une Rolls bleue, Royce à ne plus en pouvoir.

A l’arrière, je crois distinguer un visage déjà vu : celui d’El Babha Alakrem, mon « patron » ou du moins son chargé d’affaires bizarres.

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