Chapitre premier CHAIR À APPÂTER

Tu te rappelles Lamartine, assis au bord du lac du Bourget, la main sous le menton, en train de se demander dans quel restaurant d’Aix-les-Bains il a oublié le manuscrit de Jocelyn ?

Tu te le remets bien dans le cigare ?

Banco ! Alors tu as le portrait en pied de Béru au moment où je le rejoins à la terrasse de chez Lipp.

En plein cloaque intellectuel, le Gros. D’une morosité infinie que ne distrait même pas la gisquette qui passe devant lui en mordant dans une pizza.

Depuis qu’il n’est plus directeur de la police et qu’un ministre sans vergogne l’a foutu à pied sous le dérisoire prétexte que Béru l’a traité de vieux con (alors qu’il n’est pas si vieux que ça), Sa Majesté ressemble à une rose qui a perdu son maître, ou à un chien qu’on n’arrose plus. Elle se désintéresse de tout, y compris du beaujolais.

Je me dépose à son côté ; Alexandre-Benoît réagit mollement.

— T’es chouette d’avoir radiné si tell’ment vite, Sana. Et comment t’est-ce ça va, à la Grande Casba ?

— Le ronron, mec. On ne sait plus ce qu’on y cherche.

Je chique au désenchanté, pas lui remuer le ya dans la plaie, Béru.

— Et toi, enchaîné-je, où en es-tu ? Quelque chose en vue ?

Il mate des lointains que nul ne saurait apercevoir, hormis lui.

— De la barbe à papa ! répond-il. Av’c mes indemnités licencieuses on pourrait bien sûr ach’ter un bistrot, mais comme dit Berthe : « Le commerce, en c’moment, faut avoir la santé », d’autant qu’elle est prise par Alfred tous les après-midi, dont elle lui tient la caisse.

Je me demande si c’est de la caisse ou des bourses du coiffeur qu’elle s’occupe le plus, la Baleine.

Le Foudroyé sort de sa poche un journal et me désigne une annonce soulignée au crayon bleu.

— Si ! y a tout de même ça. J’ai pris rancard pour dans une plombe. Et c’est pour ce dont je t’ai d’mandé de viendre. Ça m’gêne d’aller seulabre, mec. J’ paume mon tonus. Ils m’ont thaumaturgé l’mental, les gueux.

Je lis l’annonce surprenante que voilà :

Cherchons, pour démarchages délicats, hommes possédant un fort sex-appeal et une bonne culture. Ecrire au journal, sous No…, etc.

Le Dévasté m’explique qu’il a écrit. On lui a réclamé une photographie, il en a envoyé une et on lui a téléphoné pour lui fixer rendez-vous cet après-midi au Champs-Elysée Palace. Saisi par une timidité inhabituelle chez cet être d’élite, le Ronflant me conjure de l’escorter au rendez-vous.

— Je veux bien, lui dis-je, mais ton histoire me paraît bizarroïde, ça fleure bon la partouzette dans les bois de Saint-Cucufa.

L’Anxieux rétorque qu’et-puis-après ? Ça lui changerait un peu les idées. Alors, bon, allons-y !


On nous introduit dans la suite de M. El Babah Alakrem, auteur de l’énigmatique annonce. Un domestique arabe, tout de blanc vêtu et nu-pieds, nous fait asseoir et nous propose du thé, ce qui éberlue le Gros comme tu peux pas savoir.

On mijote un bout de moment au creux de nos fauteuils. Dans la pièce voisine, un gus jacte au téléphone en utilisant la langue du Prophète. Il parle avec véhémence et tu croirais, tellement son débit est rapide, qu’on décharge une camionnée de gravier sur la moquette. Un déclic. Le larbin va nous annoncer. Paraît alors El Babah Alakrem.

C’est un gars d’une cinquantaine d’années, au teint très pâle, avec une forte moustache à la Brassens et des poches sous les yeux pires qu’à un blouson de motard (de Dijon). Ses lunettes à grosse monture ne parviennent pas à camoufler de telles valoches. Cézigue, il doit tirer quinze coups par nuit et trente par jour pour avoir les châsses soulignés de telle façon.

Il me vient directo contre, la main tendue.

— Ravi de vous rencontrer, monsieur Bérurier, me dit-il dans un français que si tu parlais l’anglais aussi bien, tu pourrais remplacer l’archevêque de Canterbury quand il va à la pêche aux putes.

Une pogne tendue, c’est comme une pipe : ça ne se refuse pas ; pourtant tout en pressant son paxon de phalanges, je lui déclare qu’il y a gourance et que je ne suis pas, n’ai jamais été et ne serai probablement jamais Bérurier, à moins qu’il ne m’épouse, mais il est déjà marié à la plus divine des créatures.

Le Gros intervient :

— C’est moi que j’vous ai écrit et qu’on a pris rendez-vous, les deux, m’sieur Tarte-à-la-Crème.

— Mais, la photographie ? s’étonne notre terlocuteur.

— Moui, moui, j’pige la confusance, dit le Mammouth.

Il se tourne vers moi.

— Comme photo j’y ai envoilié celle qu’on est les deux su’ une plage du Brésil, en caleçons de bain si tu t’rappelles ?

— Si je comprends bien, ce n’est donc pas vous le postulant ? me fait El Babah Alakrem d’un air et d’un ton déçus.

— Absolument pas.

— C’est moi, confirme le Mastar.

L’Arabe est un homme Tripoli, je veux dire très poli ; pourtant il laisse du mou à sa stupeur.

— Vous ! mais voyons… Ce n’est pas… heu… Vous avez lu l’annonce ?

Alexandre-Benoît se fâche en trombe :

— Et comment j’ l’aye lue ! Vous disez dans le tesquete qu’ vous cherchez un homme qu’a un gros sexe à poil ; si vous voudriez bien vous donner la peine de baisser un peu les yeux jusqu’à cet objet, m’sieur Baba-au-Rhum…

Et sans vergogne, il se débraguette pour exhiber cette partie de lui-même qui a fait quatre-vingts pour cent de sa gloire.

Notre hôte contemple, hoche la tête et tire sur la manette de sa fermeture Eclair. Il nous découvre alors une bite classée monument historique. Si l’obélisque de la Concorde débandait, il ressemblerait à ça.

— Pour vous expliquer que vous ne m’impressionnez pas, cher monsieur, déclare-t-il, sèchement.

Mon valeureux camarade siffle, abasourdi.

— Chapeau ! admire-t-il. Vot’ papa s’app’lait-il pas Jumbo ? M’ semb’ l’avoir vu dans « Les Trois Elancés du Bengale » av’c un cornard su’ l’ cou. Sana ! môssieur en a un’ encore plus mahousse qu’ m’sieur Félix dont dans toute ma vie c’est la seule qui m’battait ; j’voudrais pas être indiscret, m’sieur le Saint-Honoré, mais où trouvez-vous-t-il chaussure à vot’ pied ? V’s’en connaissez beaucoup des fillettes capab’ d’vous étouffer un pareil cierge ?

— Des fillettes, non, mais des messieurs, oui.

Le Gros manque s’énucléer.

— Faites-moi pas croir’ que vous pouvez y aller à la rondelle, chibré mammouth tel qu’ v’là !

— Mais cependant si, mon cher monsieur.

— Ben dit’ donc, c’est des zéroïques du fion ! On leur a fait subir un entraîn’ment spéciaux d’puis tout petits en leur enquillant des pastèques en guise d’ suppositoires, non ?

— Il y a de ça, admet El Babah Alakrem que la forte personnalité de mon ami semble divertir.

Mais il l’abandonne pour s’adresser à moi :

— L’engagement que nous proposons ne vous dit rien, vraiment ? Vous savez que c’est extrêmement bien payé.

— Combien ? demande mon pote le chômeur.

— Cinquante mille francs par mois de fixe, plus les primes. Et elles sont élevées.

— Et en quoi consiste le travail ?

— N’appelons pas cela du travail, dit l’Arabe.

Il ajoute, sans cesser de me contempler :

— Vraiment dommage que vous n’acceptiez pas, vous avez un charme fou.

Compte tenu des confidences qu’il vient de nous faire et vu les dimensions colossales de son appareil reproducteur, je blêmis.

Il le constate et éclate de rire.

— Oh ! non, rassurez-vous, il ne s’agit pas de moi.

— De quoi, de qui, alors ? questionné-je.

El Babah Alakrem se ferme comme un parapluie qui vient de quitter l’Angleterre pour la Côte d’Azur.

— Inutile de vous confier la chose, puisque vous ne donnez pas suite à notre entrevue.

— Cinquante mille pions de fisc par mois, tu pourrais réfléchir, Grand, grommelle Bérurier, v’s’êt’ sûr qu’ je pourrais pas faire un bout d’essai ?

— Non, non, je regrette, assure notre hôte…

Mon pote a une moue d’enfant à qui l’on retire un pot de confiture.

— Vous m’voiliez sous un mauvais jour, dit-il, mais si j’vais au coiffeur et qu’ je mett’ mon costar du dimanche, c’t’un aut’ bonhomme !

— Vous avez parlé de primes ? l’interromps-je.

— Cent mille francs par… opération, révèle El Babah Alakrem.

— Et c’est quoi, ces opérations, il faut craquer des banques ou flinguer des diplomates ?

— Rien de tout cela, mon cher ami.

— Elles ont lieu en France ou à l’étranger, vos mystérieuses opérations ?

— Plutôt à l’étranger.

Moi, tu me connais de la cave au grenier. Tu le sais par cœur, mon esprit curieux. Une vraie belette, l’Antonio, qui met toujours le nez à la fenêtre. Ce bonhomme, avec son annonce à la gomme et ses proposes mirifiques, je renouche du pas piqué des vers à l’arrière-plan. Et alors dans mon puissant cerveau, tout un bigntz s’élabore. Je me dis comme quoi j’ai un mois de vacances à la traîne, qui se faisandera si je tarde trop à le prendre. Ce serait sûrement pas triste de risquer cette expérience, encore que j’ignore toujours ce dont il s’agit. Quand on balance des millions sur les gus, c’est pour leur payer des services peu courants, je me goure ? Savoir lesquels, j’aimerais bien tout à coup. Il commence à me passionner le nabab Alakrem.

Il sent bien, le malin, que mon caberluche fait du home trainer. En parfait maquignon de luxe, il attend que je me décide.

— Qu’est-ce qui me garantit que je serais bel et bien payé au tarif que vous prétendez ?

— Deux mois d’avance, ça vous convient ?

Dix tuiles anciennes, avant même d’annoncer la couleur ! Mon silence est plus émouvant qu’au mont Valérien. Le pote en tas sort une liasse de billets de sa poche arrière. Ce sont des dollars, donc de la vraie mornifle car à notre époque, en dehors de ces rectangles verts, tous les autres billets de banque ne sont que des aquarelles, comme dit mon pote Jacky de chez Tétou (Alpes-Maritimes).

— Je vous le fais à un bon cours, déclare Babah Alakrem.

Lui, les chiffres, les cours de change, ça le connaît. Il épluche une laxée de gros talbins, de ceux qui portent en médaillon la frime de bedeau de M. Franklin en personne (Benjamin pour sa maman). Il la dépose sur le guéridon d’acajou placé à droite de mon fauteuil, sans plus en faire de cas que s’il s’agissait de l’adresse d’un bon restaurant qu’il vient de m’écrire sur un bout de papelard.

— Je pense que le moment est venu de commander des whiskies, non ? demande-t-il.

— Ne sommes-nous pas en plein ramadan ? j’objecte.

— Pas à Paris, répond mon futur patron.

Il frappe dans ses mains, son larbin blanc se pointe.

— _ : ^( » —) &, lui dit-il à peu de chose près.

Le larbin s’incline à quarante-cinq degrés.

— Il y a une chose que je tiens à vous préciser, dis-je, c’est que je fais équipe avec mon camarade ici présent. Il n’est pas question d’accepter votre… contrat s’il n’est pas engagé également.

El Babah Alakrem a un léger sourire qu’il s’arrange pour dérober au Gros.

— Ma foi, si vous y tenez. Puis-je vous demander quelle est votre profession ?

— Nous sommes représentants en parfumerie, réponds-je placidement.

Je sors de mon larfouillet une carte de complaisance, comme je m’en trimbale plusieurs à toutes fins utiles. Les Parfums Jean Baum, maison fondée en 1850, fournisseur exclusif de l’Impératrice Eugénie. Il peut appeler là-bas pour en savoir plus sur les Santantonio qui bougent, El Babah, on lui fera un papier de première. Nous y sommes personnes à gratin.

— Si vous vouliez bien me donner quelques précisions à propos du travail.

Ali (c’est le domestique ; il forme, tu le comprendras très vite, un couple idéal avec son boss : Ali-Babah) se la radine, portant un immense plateau d’argent surchargé de tout ce qu’il faut pour se prendre une cuite mondaine : vodka, whisky de vingt-cinq ans d’âge, canapés au caviar, au saumon fumé, au foie gras ; œufs de caille fourrés, et encore des machins orientaux du genre loukoums et pétales de rose confits.

— En ce qui concerne le sex-appeal, je suis bien placé pour voir que vous en êtes pétris, je suppose que pour la culture il en va de même ?

— On en a à revendre, assure Bérurier en balançant un rot long comme un train de marchandises.

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