Tu vois, j’en ai connu des Anglaises, hein ? Des moches, des laides, des pas belles, des tartes, des locdues, des affreuses, des pas regardables, une jolie, deux pas mal, des hideuses, des effroyables, des apocalyptiques, des sinistres et des moins bien.
Mais je dois reconnaître que Mrs. Trabadjalamouk, l’épouse du directeur de notre hôtel, n’est pas catalogable dans mon annuaire privé. Dorothy, elle prénomme. Elle doit mesurer un mètre cinquante et peser cent kilogrammes (et cent kilos anglais, crois-moi, c’est quelque chose !). Avec elle, il est impossible de perdre la boule ! J’ai jamais vu quelque chose d’aussi rond qu’elle, sinon un ballon de rugby quand je suis soûl. Ah ! c’est pas la huitième mère Veil du monde, cette Simone-là ! Jeune, ce qui étonne. Moi, les obèses de trente ans, j’arrive jamais à y croire, je pense toujours qu’ils font semblant, et je leur file un coup d’épingle dans les miches pour voir s’ils vont pas se dégonfler. Dorothy, même un coup d’épée servirait de rien. C’est tout en bacon, c’te bonne femme.
Elle est platinée pour faire gaie, fardée à mort. Et l’expression se justifie car il est des défunts que l’on maquille outrageusement pour qu’ils fassent bonne contenance dans leur cercueil vitré sur la place Rouge ou ailleurs ; moi j’ai jamais pigé qu’on expose des macchabes. C’est une insulte qu’on leur fait, car les grands hommes le sont par leur vie, non par leur charogne. Moi je sais que, attention les gars : pas d’exhibition macabre après le plongeon. Tirez le rideau vite fait. Si vous y tenez, mettez devant une belle photo. Tenez : celle qu’ils m’avaient faite en poster chez Naville, pour ma signature à Balexert. Là-dessus, j’ai l’air de penser à moi, ce qui est rarissime.
Bon, je t’ai perdu un brin la Dorothy, mais mahousse à ce point, ça va être un jeu d’enfant que de la retrouver. Je te répète maquillée forcenée : à la truelle, au pinceau. C’est devenu une peinture kitch, mistress. Un sujet d’exposition. Tapiès la voit, il la fait empailler, la signe, l’expose, en demande des millions de pesetas.
Elle doit avoir des épaisseurs et des épaisseurs de plâtre sur la frite, faudrait la décaper au ciseau à froid en choisissant un coin tranquille : sous l’oreille, par exemple.
Elle a conservé son accent britannique, bien qu’elle parle anglais au Caire depuis plus de dix piges. Faut la voir en mouillade devant le Mastar. Ses yeux aux paupières inférieures vertes, et aux paupières supérieures bleues le débraguettent, Alexandre-Benoît. Elle ne cèle rien de sa passion pour lui, l’appelle dearlinge gros comme ses cuisses, lui pétrit les abats, lui mordille le lobe, frotte sa cargaison de nichons contre le mâle altier (et à cheval).
Le Gros, qui sait se montrer boulot-boulot dans les grandes circonstances, se dégage des assauts répétés et insistants de sa paroissienne.
— Calmos, ma poule, calmos ! Tu l’auras ta ration d’ super. Ecoute plutôt c’ que t’esplique môssieur mon pote et fais bien c’ qu’y t’ dit !
La plâtreuse gazouille des : Ahoooo yes, my darling, but kiss me.
Bonne âme, Sa Majesté lui cloque un baiser qui servirait de plat de résistance à toute une noce, pour peu que les convives aimassent la langue de bœuf.
J’écarte l’Énorme d’un signe de tête et me place face à notre hôtesse.
— Exquise lady, je la chambre, une suite a été retenue pour moi, au Néfertiti. Il est indispensable que je sache par qui. En votre qualité d’épouse du directeur, faites l’impossible pour m’obtenir ce renseignement immédiatement. Nous vivons des heures graves et plus vite nous aurons solutionné le problème, plus vite la sécurité de tous sera assurée.
Elle me répond qu’elle see, elle va aller foutre son british’nose dans cette béchamel. Ce sera l’affaire d’une heure.
Et puis elle se casse après avoir palpé le bonheur du jour du gars Béru, s’assurer que son pistolet à délices est toujours dans son holster. Il y est. Elle lui prodigue quelques flatteries hâtives et court à sa voiture. Petite folle, va ! Un elfe !
— On va claper, non ? demande Bérurier en désignant le carton de provisions surchoix apporté par sa conquête.
— Je prépare la table, dit Vera.
— Pendant ce temps, je vais descendre la bouffe de nos prisonniers, annoncé-je. Il me faudrait également de quoi écrire.
En furetant, nous trouvons un bloc de correspondance et des stylos bille dans le tiroir d’un bureau.
Le juge me déclare qu’il voudrait aller aux chiches. Je me fouille : zut alors ! J’ai omis de prendre la clé des menottes. Béru l’a foutue loin après m’avoir délivré dans son burlingue. J’ai conservé les poucettes, sans me préoccuper de la carouble. Je traduis mon embarras au juge. Il s’affole, cézigue. Déclare qu’il veut déféquer, c’est son droit le plus absolu. Je lui propose un récipient de plastique, mais il s’indigne que quoi, non mais ça va pas la tête ! Chier devant une femme ! Qui est sa greffière, en sus ! Une nana qu’il doit brosser à l’occasion ! Que nenni. Je lui réponds qu’à la guerre comme à la guerre. La frangine se tournera face au mur. Mais le juge, fume ! Il ira jusqu’à l’occlusion intestinale s’il le faut, mais il ne se videra pas en présence de son avocate (elle l’est presque). Je lui remets la bectance, ce qui ne va pas arranger son problème. On est malheureux, les hommes, sans cesse tracassés. Et les petites misères sont aussi érosives que les grandes, à force.
Je lui tends le bloc.
— Monsieur le juge, je voudrais que vous rédigiez une lettre à l’intention du médecin légiste.
Là, il comprend plus, Césarin. S’attendait à tout, mais pas à une exigence de ce troisième type.
— C’est-à-dire ? demande-t-il.
— Vous êtes toujours saisi de l’affaire du double meurtre que je sache ?
— Jusqu’à preuve du contraire, oui.
— Alors, demandez au médecin légiste de prélever la moelle épinière des victimes et de l’analyser.
— Où voulez-vous en venir ?
— A la vérité, monsieur le juge. Je trouve anormal qu’on ait tué ces malheureuses en les piquant à ce point de leur individu, ce qui nécessite un matériel assez sophistiqué, alors qu’il eût été si simple de leur administrer la mort par voie intraveineuse, voire tout simplement buccale. Cette pratique m’intrigue.
Pour la première fois, il me regarde d’un œil indécis. Le doute, le cher doute, commence à poindre dans sa prunelle.
— Je n’ai pas à vous obéir, déclare-t-il, vous êtes un criminel, le fait que nous soyons entravés dans ce sous-sol, Mlle Rézéda et moi, en est la preuve.
— Vous resterez ici jusqu’à ce que j’aie apporté la preuve de mon innocence ! riposté-je.
— Si vous l’apportez par des moyens criminels, vous ne résolvez rien ! objecte mon prisonnier.
Bien répondu.
Un gargouillis intestinal lui amène une grimace pour publicité de laxatif.
— Ecrivez, juge, et je vous offre un voyage aux chiottes, promets-je.
— Jamais.
— En ce cas, que Dieu ait pitié de votre pantalon et des narines de miss Rézéda.
Je gagne la porte.
— Je vous laisse la lumière pour manger, annoncé-je, mais je n’ose vous souhaiter bon appétit.
Il a un cri :
— Attendez !
Et bon, c’est dans la fouille. Il commence à rédiger, mais en arabe.
— Non, non, juge : en anglais, je n’ai pas le bonheur de lire la langue du Prophète, or je veux pouvoir contrôler.
Docile, il arrache la page et écrit sous ma dictée au docteur Kiflouz.
C’est pile au moment où il signe que ça se produit, le grand malheur. Son pauvre cher sphincter, trop sollicité, se met aux abonnés absents ! La vraie débâcle, mon lapin ! Il était une fois dans l’oued ! Tchlaf, tchlaf, tchlaf… Mais j’insiste pas, qu’après les critiques vont dire l’à quel point je suis scatologique, complaisant avec ce qui est trouduc et compagnie. Tu les connais ?
Je me saisis vivement de la babille.
— Excusez-moi de ne pas tenir parole, monsieur le juge, lui dis-je, mais un sort contraire a rendu une croisière aux chiches superflue.
La Gravosse revient alors qu’on achève de claper le saumon fumé. Tout émoustillée, Dorothy. Elle a profité de son bref séjour à l’hôtel pour se recharger la façade. Maintenant, elle a du violet au-dessus des sourcils, à croire qu’un julot l’a emplâtrée pour insuffisance de comptée, poulette. Et puis elle a affublé des boucles d’oreilles à grand spectacle qui représentent des oiseaux des îles dans leurs cages. C’est un peu lourd, mais elle a la force.
— J’ai le renseignement ! annonce-t-elle, triomphante.
Chérie d’amour, va !
— A la réception, ils ne savaient rien. J’ai cherché dans le bureau de mon mari. Il possède un fichier privé. Je vous ai photocopié la fiche concernant votre suite.
C’est elle qui en a, de la suite. Et dans les idées encore ! On pourrait-il imaginer une chose pareille de la part de cette femme, si grosse, si grotesque et si peu britannique d’aspect ?
Je ligote :
Suite spéciale réservée pour Mohamed Kriss à partir du 8 et pour une durée illimitée au nom de M. A. San-Antonio, de Paris. Sans facturation. Service « privé ».
Le mot privé est souligné à l’encre rouge.
C’est tout.
Mais c’est beaucoup.
Si tu en crois mon petit doigt, le cornac à Dorothy, il doit flirter avec les gens qui me font faire des safari’s girls.
— Tu vas claper un peu avec nous, mon petit bijou ? l’en prie Béru.
L’Anglaise minaude comme quoi elle sort de table, mais quand tu pèses une tonne, t’es capable de faire philippine.
Vera rajoute un couvert. Personnellement je grignote du bout des incisives. On tient du neuf : Mohamed Kriss. Me faut absolument savoir où crèche ce quidam. Pas fastoche. Comment m’y prendre ?
— Votre époux ne revient que la semaine prochaine, n’est-ce pas, madame Trabadjalamouk ?
— Exactement.
— Vous avez son adresse, à London ?
— Il descend au Savoy.
— Vous voulez bien lui téléphoner ?
— Il m’appelle tous les soirs.
— Alors, ce soir, j’aimerais que vous vous arrangiez pour lui demander l’adresse de ce M. Mohamed Kriss dont il est question sur la fiche. Il conviendrait de procéder habilement, comme seule une épouse peut le faire.
Elle demande, avec bonhomie, la bouche pleine :
— Vous soupçonnez mon mari de quelque chose ?
— Juste ciel, surtout pas ! Mais étant surpris par votre question, il risquerait, tant est évidente sa bonne foi, de commettre une imprudence.
— Oh ! yes, I see ! déclare la radieuse créature.
Peu bileuse, la dame. La graisse aide à ne pas approfondir les problèmes délicats. Elle caparaçonne l’individu qui a le privilège de s’en emmitoufler.
— Je pense que vous devrez procéder de la façon suivante, dis-je. Vous déclarerez innocemment à votre époux qu’un paquet vient d’arriver chez vous, au nom d’un certain M. Mohamed Kriss et qu’il y a écrit dessus « A remettre d’urgence ». Annoncez-lui la chose d’un ton détaché, tout à fait à ta fin de votre entretien. Vous voyez ce que je veux dire ?
Là encore : « elle see ».
C’est une seeieuse.
Notre affaire fait la une des journaux égyptiens. Il n’est question que de l’assassinat des deux pauvres filles et de l’enlèvement du juge et de sa greffière (comme Artabant). Ma frime, puisée à même la photomaton de mon passeport, s’étale sur trois colonnes à la une. Là-dessus jai l’air du plus dangereux bandit de tous les temps, surtout qu’un malencontreux coup de tampon encreur m’a filé le « P » de République française en plein dans l’œil droit, kif un coquard et le jambage ressemble à une balafre.
Ce qu’il y a de réjouissant, c’est que je m’y montre peu reconnaissable. Il va me suffire de pas grand-chose pour avoir l’air de ne plus être moi, comme le fait observer Béru. Je cesse donc de me raser, à tout hasard. Un homme qui tente de modifier son aspect use toujours des mêmes pauvres procédés : il se rase s’il porte la barbe ou se la laisse pousser s’il n’en a pas. Et puis il s’affuble de lunettes de soleil. Les perfectionnistes se mettent des boulettes de caoutchouc entre joues et gencives afin de se donner des airs de bull-dog. Et puis, of course, il y a la teinture des crins. Tout cela reste pauvret et ne dupe pas grand monde. Je me rappelle avoir repéré des truands uniquement parce qu’ils s’étaient déguisés en M. Tout-le-Monde. Un comble !
Ça fait notre deuxième jour de pension chez dame Trabadjalamouk. J’attends impatiemment les résultats de son coup de grelot avec son bonhomme.
Pour tromper la tante, comme dit mon oncle, je descends déchaîner mes prisonniers avec de fortes tenailles. Béru emmène le juge se baigner. Il en a grand besoin. Moi, je bande les châsses de la greffière à l’aide de sparadrap, comme précédemment.
— Venez avec moi, lui dis-je en la bichant par le bras, on va téléphoner ; du moins, vous allez téléphoner.
— A qui ?
— Au médecin légiste, je veux savoir où il en est de ses travaux sur les cadavres. Naturellement, il va s’exclamer en reconnaissant votre voix, vous poser une flopée de questions : conservez tout votre calme. Vous lui parlez en anglais, uniquement en anglais ; si j’entends un seul mot d’arabe autre que zob ou salamalec, je vous oblige à manger une tête de cochon et à boire un lire de vin rouge ! Dites-lui que tout se passe bien, que vous êtes en sécurité et que d’ici deux jours vous serez au palais. Je vous veux énergique, compris ?
Elle acquiesce.
Je la gaufre par la taille. Il a raison, le Gros, elle est plutôt bien roulée, la moukère.
La sonnerie est très bizarre, elle joue de la flûte à cobra. Pour un peu, j’aurais le naja qui trémousserait dans sa soupente.
On finit par décrocher.
— Docteur Kiflouz ? j’interroge.
— Oui, qui est à l’appareil ?
— Ne quittez pas, je vous passe miss Rézéda, la collaboratrice du juge Alluil Darachid.
La Rézéda, je lui retire mon pantalon, chapeau ! D’un calme ! Tu la croirais en train de rouler son couscous à la maison. Elle jacte lentement, d’une voix sans trace de frayeur. Comme prévu, le doc veut tout savoir sur leur aventure, mais elle reste dans les réserves, la chérie. Une vraie petite squaw. Non, pas de panique, docteur, la situation se dénoue, M. le juge et elle vont très bien, merci, et alors, quoi de nouveau au sujet de ces autopsies ?
Elle écoute. Sa figure se crispe sous la plaque de sparadrap qui l’aveugle. Elle émet quelques onomatopées. Puis dit « merci ». Raccroche.
— Alors, jolie demoiselle ? m’impatiente-je.
— C’est… c’est inimaginable, dit Rézéda ; on leur a retiré la moelle épinière à toutes les deux.