Chapitre XII LA KERMESSE HÉROÏQUE

— Acré, mec ! lance Sa Majesté gonflante en m’empalmant le brandillon.

Je pile net.

— Quoi, donc, Gros ?

— Y a d’ la visite, ou y en a z’eu.

— Où tu as vu ça, Nostrabérus ?

— Su’ la p’louse. Vise : des traces de pneus. On a fait une manœuv’ y a pas longtemps, les fleurettes à ma fée des braguettes sont toutes écrasées. Quéqu’un sont v’nus, mec.

Je stoppe et nous déhotons au milieu de l’allée. Un silence profond comme les réflexions d’un adjudant en retraite règne sur la propriété des Trabadjalamouk. On entend voler les insectes, et jusqu’aux papillons veloutés qui donnent l’impression de faire un chahut de tous les diables !

Instantanément, ça se resserre vilain dans mon alambic. Imparable, la certitude qu’il s’est produit une couillerie phénoménale m’empare.

— Faut en avoir la cornette, déclare le Mastar. J’ vais en r’pérage, gars. Placarte-toi, tu me couvriras en cas est-il qu’aurait besoin.

Me laissant la tâche délicate de traduire sa réplique en bon français, il file en direction de la villa.

Son absence dure.

A tout bout de champ, je m’attends à percevoir du grabuge. Et puis non, le Surdoué de la membrane réapparaît au coin de la masure, flageolant, avec une frite qui lui pend sur les épaules telles des oreilles d’épagneul. Cette fois, j’ai la certitude du malheur absolu et je fonce.

— Alors ?

— L’abomination, Grand ! Ils ont flingué la coterie, le vrai carnage salopard. Des viceloques. Si tu verrais la manière qu’ils ont opéré pour ma douce et tendre ! Ah ! les fumiers, les sales fumiers, si j’ les tiendrais, je leur arrache les couilles et je leur fais bouffer !

— La gosse ?

— Ta souris ? Y est plus : embarquée !

Je galope à l’intérieur de la maison pour y découvrir ce qui t’a exceptionnellement été décrit à la troisième personne dans l’interlude précédent. Ce massacre froidement perpétré me glace le dedans des os.

Je songe à Vera. Je devine pourquoi ils l’ont emportée, ma gentille gosse. Sa moelle épinière à elle aussi ! Mais on clapote en plein cauchemar, bonté de Bouvines ! Ça va chier dur pour nous deux. Tu parles : ils ont sulfaté le juge et les deux femmes avec la mitraillette dont nous nous sommes emparés au moment de mon évasion. Je te parie un litre de vin contre un devin d’élite que seules nos empreintes s’y trouvent. Ils auront opéré avec des gants. Ne leur reste plus qu’à balancer le numéro de la tire de Dorothy pour qu’on se fasse alpaguer vite fait et flinguer à vue. On tourne ennemis publics numéros un et deux, avec ces événements ! A présent, on n’a plus de soutien. Faut dégager rondo, et à pincebroque ! Finito la coopération de la mère Trabadjalamouk. Adios, le barlu de son parent ! La béchamel coagule. Elle s’épaissit pis que du ciment prompt. Tout est bouché. On peut plus dépêtrer (verbe pronominal, mais je t’en fous !). C’est la noyade honteuse. Jamais nous ne nous innocenterons.

— C’est la crise, non ? demande Béru.

— Complète et apparemment irréversible.

— T’as vu la gâterie qu’y z’ont aménagée à la môme Dodo ? Tu parles d’une injection de spermanganate ! Y z’ont une manière d’ traiter la salpingite, ces vaches !

J’ai dans le cœur une petite musiquette rouillée. Elle me joue l’adieu à Vera. Ma petite Chilienne à peau mate ! Dedieu, je voudrais… je voudrais… Mais nib ! On est impuissants, foutus, juste bons à morfler la salve d’un flic égyptien, façon Sadate qui faisait bravo, bravissimo aux vilains scouts qui s’approchaient pour le vaporiser, ce con !

— Notre seule chance, c’est de parvenir à gagner l’ambassade de France pour y demander refuge, dis-je. Là-bas, on s’expliquera, on se fera connaître, ils auront des assurances de Paris quant à notre moralité. Ils…

— Ils ballepeau, grogne l’Enflure Domestique. Les diplomates, tu les connais pas ? T’en as vu qui s’ mouillent, técolle ? Ils nous diront qu’on doit falloir aller s’espliquer à la police. Pas créer d’incendie diplômé entr’ l’Egypte et la France, que déjà Guy Mollet avait fait l’ con et qu’ ça leur a resté en traviole d’ la gargante, les Gyptiens. Les Arbis, ils vindicationnent. Chez leurs zigs, on oublille pas les crasses ; les roumis, y nous font cadeau à la peste noire. Jamais on s’ra blanchis, gars. Y a qu’nous aut’ qui pouvrons l’ faire.

— Mais comment, pauvre con ? On est deux fugitifs aux mains nues.

L’Abîmé se prend le front, façon Rodin Doderon. Je crois bien voir sortir des étincelles de ses oreilles.

— T’es bien d’accord, soupire l’Impérial, que c’est les gonziers de l’île Sherazade qui ont manigancé ce désastre ?

— Je ne vois pas qui d’autre aurait pu le faire.

— Donc, faut qu’on va aller régler c’t’histoire su’ leur terrain pisqu’ y sont v’nus fout’ la mort su’ not’ ?

— Tu as vu que c’est impossible, Gros.

— J’vais t’ dire la différence qu’existe entr’ toi z’ et moi, Sana. Toi, tu dis « impossib’ ». Moi, je réponds « mon cul ». Te rends-t-il-tu compte de ça ?


On s’est rabattus sur la Mercedes.

Béru a dégauchi tout un fourbi dans la villa. Alors, bon, on reroule gentiment en direction d’El Al Hachiass.

Vous ne pouvez pas savoir combien mon pauvre cœur est lourd, madame. Mais la foi du charbonnier qui anime le Gros me gagne. Et quel lot merveilleux cela lui fait, à cette foi ! Je me dis que deux hommes comme nous, ça vaut davantage que cent mille grognards de Napoléon actuellement.

Je conduis prudemment, selon mon habitude, ce qui est tout de même périlleux ici. On atteint les faubourgs. Je reconnais une esplanade sur laquelle un petit circus a planté son chapiteau corinthien. Quelques voitures bariolées, disposées en rond, composent une ménagerie. Je freine.

— C’ qu’ t’ar’v’ ? questionne Béru qui s’était assoupi.

— On va bivouaquer ici pour attendre la nuit, fais-je. Nous aurons davantage de chance de passer inaperçus.

Il maugrée.

— Et p’t’êt’ qu’on trouv’ra de quoi briffer, non ?

— C’est envisageable.

Donc, je me remise parmi des tacots invraisemblables. On entend rugir un lion. Assez languissant, le bestiau. Sûrement que c’est l’heure d’ la jaffe pour lui aussi et qu’il commence d’annoncer la couleur.

Nous descendons pour nous dégourdir les cannes. Moi, voilà qu’une drôle d’idée se met à palpiter sous ma coiffe. Un peu dingue, comme la plupart, mais pas conne. Je m’engage entre les voitures-cages. Un peu râpée, la ménagerie. Deux autruches qui n’en finissent pas d’avaler leurs cous, des fennecs désabusés, quelques chevaux (arabes, tu parles qu’ils allaient pas rater c’t’occase), des hyènes, un zèbre encore en pyjama, trois crocodiles de chez Hermès, deux vautours en train de se faire la gueule sur leur perchoir, quelques perroquets qui ne parlent qu’en braille et enfin the lion. Ah ! la pauvre bête ! Tu verrais l’ à quel point elle est mitée, cafardeuse, l’œil saumâtre, le museau pelucheux, la langue comme une tranche de jambon oubliée en plein soleil, et la tignasse tellement hirsute que tu t’attends à ce qu’il fume un joint ou joue de la guitare.

Voilà mon affaire. Dieu soit loué pendant toute la durée de ses représentations !

De temps à autre, le gars Brutus pousse un miaou sans conviction. Il réclame pas de la croque vu qu’il lui reste un quartier de barbaque bleu de mouches sur sa paille, mais plutôt de la compagnie. Pour être franc, il se fait tartir, le roi de l’Atlas. C’est l’heure de la sieste dans les roulottes et on n’aperçoit âme qui vive sur le terre-plein.

Bibi prend sa décise sans barguigner. Ma petite boîte gadget. Elle est radicale sur les hommes, j’espère qu’elle agit aussi sur les lions.

Elle n’est pas grande : boîte à pilules. Où la planqué-je ? Dans le talon droit de ma godasse qui pivote. Elle a échappé à la fouille dont j’ai été l’objet (d’art) lors de mon arrestation (thermale). J’y cueille une fléchette grosse comme un plomb de chasse. Le long du couvercle de la petite boîte, se trouve un minuscule tube au diamètre de la fléchette. Ouvrage de haute précision, qui relègue les james bonderies dans le magasin de farces et attrapes du passage de l’Argue à Lyon.

Je charge le tube lance-fléchettes, qu’ensuite, grâce aux deux minuscules charnières du couvercle, je vise le cul du lion. Et tchlac ! Le bestiau tressaille de la partie postérieure, se refait un brin de miaou désœuvré, puis passe outre le léger incident qui ne le tarabuste pas plus que le harcèlement d’une grosse mouche bleue.

Je le guigne en loucedé. Nos regards se rencontrent. Le sien est bourré de cafard. Pas antipathique, le roi des animaux. Il fait très déchu. Tu croirais un peu le pauvre Humberto en exil au Portugal. Je crois même déceler une lueur amitieuse dans ses yeux. Il apprécie ma compagnie, Brutus. Me trouve gentil d’être là alors que tout un chacun joue les couleuvres. Et puis ses lourdes paupières se closent et il se met à faire dodo, la crinière entre ses papattes ; sans histoire.

J’attends un peu et le touche à travers les barreaux. No réactions. C’est du bon toutou, ça, après tout. Ça règne sur la gent animale dans La Fontaine seulement. Sinon, coucouche panier, Canigou et Ronron, donne ta pattoune, Médor.

Je module un sifflement qui m’est particulier, du coin de la bouche. Le Gros se pointe.

— Tu m’as causé ?

— Aide-moi à dégager la bestiole, fais-je en déverrouillant la cage.

Sa Majesté s’effare.

— Tu veux embarquer ce gros machin ?

— Exact.

— Pour en quoi fiche ?

— Tu le verras bien.

Alexandre-Benoît chasse les mouches noircissant le quartier de barbaque malodorante qui gît dans la paille et arrache un gros lambeau de viandasse qu’il bouffe toute crue.

— Ce gros greffier, y laisse l’ meillieur, grommelle-t-il. Quand tu penses qu’on est dans l’ tiers monde et qu’ les lions sont repus d’ bidoche, ça cloche quéqu’ part, non ?

— Aide-moi, Immonde ! On va l’traîner jusqu’à la voiture.

— T’es louf, si y s’réveille, y va nous glouper les bijoux d’ famille qu’ ça f’ra pas un pli !

— Ne t’occupe : il a sa dose.

Bon, alors on s’attelle à la tâche.

Elle est rude. Il pèse cent cinquante kilos, ce teigneux. Mais Bérurier c’est l’homme-grue, souviens-t’en. Le palan qui passe. Tu le verrais choper les cuisseaux de messire lion et s’atteler entre, l’admiration te viendrait ! Hoo-hiiissse !

Ça dégage, j’aide. A peine. On arrache l’animal de sa cage, on faufile entre celle de deux gibbons qui se trimbalent des culs gros comme des courges, et celle du zèbre, lequel continue d’attendre son breakfast avant de se changer. Je vais manœuvrer notre tire manière à présenter l’arrière. C’t une commerciale, ne l’oublie pas. Nous conjuguons nos efforts. Rehooo-hiiiissse ! Baloum tchlaof ! Brutus est affalé dans la tire. Je file une couvrante par-dessus. Gros dodo, chérubin. Après quoi nous partons. Rien n’a remué dans le secteur. A croire que les gens du cirque sont aux vêpres. Tant mieux, nous avons bien mérité que la chance nous file un petit coup de mano, non ?


J’y ai flanqué une deuxième mini-fléchette dans le prose, Brutus lorsqu’il s’est mis à bâiller façon Metro Goldvinge. Il est reparti aux pâquerettes séance tenante. C’est vraiment du lion d’agrément, je dirais même d’appartement. Pas contrariant du tout. Je suis certain qu’il se montrera coopératif le moment venu.

Pour l’instant, on navigue sur le Nil à bord d’une felouque aux voiles brunes. J’ai bien fait de demander à la mère Dorothy de me rapatrier les dollars que j’avais placardés dans un coffiot de son hôtel. J’en ai filé une petite pincée à un vieux pêcheur du Nil, scrofuleux et presque aveugle. Il a été tout heureux qu’on lui rachète sa barcasse. Elle prend plus ou moins l’eau, mais cela ira tout de même. La voile est plus trouée que le slip de Béru et ne sert pas à grand-chose ; heureusement que le Gros s’explique aux rames.

Nous avons chargé le lion et le matériel à bord, planqué la Mercedes derrière un bosquet de palmiers-dattiers. On circule mollement sur le plus long fleuve du monde. Soudain, c’est la paix miraculeuse. Je me sens un moment à l’abri des machiavélismes de l’existence, protégé, épargné. Un vent tiède caresse mon front. Le bruit des rames frappe l’eau en cadence… Le soir vient, impérial, sur l’Egypte archimillénaire. La majesté de l’instant m’impressionne malgré les graves tourments de l’heure et l’imminence de l’action.

Je ferme les yeux. Une ardente exhortation monte en moi. Pourvu que tout aille bien, qu’on réussisse notre folle entreprise. Sa témérité me gonfle d’une sorte d’orgueil. Se peut-il que deux hommes se risquent dans une telle équipée ? Qu’ils lancent un tel défi à la prudence ? Mais nous sommes donc des espèces de héros, Bérurier et moi, dis, joufflu. Des chevaliers modernes. Les Bayard d’aujourd’hui ?

Tout est prêt. Tout a été repéré. Il n’est plus que d’attendre l’heure pour agir.

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