Chapitre VI TOUT DANS L’ÉPHÈSE

La phonie du bord caverne pour annoncer que, bon, voilà, on va accoster dans une demi-heure à Kusadasi d’où on prendra des cars pour Ephèse.

J’arrête le bourdonnement de mon rasoir. Je ne connais pas Ephèse, mais j’en ai entendu causer : le temple d’Artémis, l’une des merveilles du monde, détruit par Erostrate, ce fumier. On est plein de réminiscences. Des bribes de ceci cela, poésies, citations, qui composent une mosaïque de culture et vous différencient du nœud volant.

Je n’ai pas retenu de biftons d’excursions, vu mon embarquement en catastrophe, mais la vie m’a appris la vertu des dollars dans la civilisation actuelle. Même les gens superstitieux qui ont peur du vert font une exception en faveur de ces banknotes d’aspect pourtant mélancolique, qui sont la chierie des aveugles. Alors, bon, en route pour Ephèse !

J’achève de me sabouler en touriste charmant, dans les blancs et les bleus, lorsqu’on frappe à ma lourde. Et c’est, tu l’as deviné, la dame germanique d’hier qui, fidèle à son sous-entendu prometteur, vient me rendre visite pendant que son mironton se fait une ceinture abdominale capable de contenir ses déferlements de cassoulets ou de choucroute.

Je lui virgule un sourire accueillant et lui roule la pelle Colgate du morninge.

Elle porte une jupette bleue, fendue comme il faut, de manière à découvrir sa cuisse de temps à autre, et une espèce de casaque pas gênante où la main de l’homme peut entrer comme chez elle pour aller traquer la loloche.

— Vous descendez à Kusadasi ? je demande lorsque j’ai récupéré ma langue et assez d’oxygène pour l’investir dans une conversation.

— Oui, me dit-elle, c’est dommage, n’est-ce pas ?

Tout en parlant, elle me contrôle les avant-postes, s’aperçoit que la sentinelle est sur le qui-vive, prête à tirer un coup sur tout ce qui bouge.

— Les plaisirs différés sont les plus ardents, riposté-je en songeant que je devrais noter ça pour l’offrir comme possible exergue à notre Jean Dutourd national qui a bien eu raison de s’inscrire au P.C. depuis le temps que ça le démangeait.

Elle continue de me pétrir (en lyonnais : pitrogner) le cartilage de conjugaison. Elle en est au plus que parfait du subjonctif lorsque je juge sa manœuvre dommageable pour la nature en général et mon bénouze en particulier (ou parti culier). Je lui supplie d’interrompre la manœuvre d’accostage et de laisser la priorité au commandant.

Le barlu est à quai. C’est plein d’autres paquebots dans le port, bien pimpants, dégorgeant des flots d’appareils photos tenant des cons en laisse.

Soleil, bruits, lumière, maisons blanches, toits ocre, nature aride, et puis horde, horde, horde. Ils sont venus, ils sont tous là, ceux de Stockholm et de Bruxelles, ceux de Boston, de Montevideo (que Béru appelle « Montez vite et haut », ou « Montez vider l’eau », selon ses humeurs), de La Garenne-Colombe, de Roma ou de Montréal. Là, bien là, frémissant de cette pellicule vierge qu’ils vont souiller, voulant tout capter, tout emporter, rien laisser, Attila de croisière, brûleurs de terres. Qu’après eux, l’herbe ne repousse plus, les ruines grandioses tombent en poudre d’escampette, le soleil s’éteigne, la mer devienne noire comme avant le début des débuts…

Qu’ils sont venus, n’ont pas vu mais ont filmé. Tout emmagasiné. Sont repartis en assumant la préservation des splendeurs passées. Sont détenteurs d’elles, que maintenant la réalité peut crever puisqu’ils en possèdent les archives.

Et sur le quai fangeux de tous ces sacripants, qui donc ? Elle : Vera, encore et toujours en blanc ; ce qui est le deuil des reines. Belle et menue. Sombre et irradiante pourtant. Je l’aperçois en descendant l’Ezéchiel de coupée. Je démène des coudes pour la rejoindre, me placer à sa hauteur. Elle me vaguement sourit, murmure un bonjour qui vient d’un étrange ailleurs. Je ne sais que lui bonnir. On marche à coups de pompes dans la cohue. On passe par la douane où personne ne s’occupe de nous, juste le portrait verdâtre de Mustafa Kemal Atatürk qui nous regarde déferler sévèrement sous sa toque d’astrakan.

L’air sent la friture, le poisson et d’autres odeurs orientales moins identifiables pour mes narines parisiennes.

Des ânes trottinent entre les cars brûlants.

On s’engouffre. Mais comme j’ai pas de tickets, personne ne me veut, et mes beaux dollars, je peux me les foutre au fion.

Je me rabats alors sur un taxi. Une Mercedes noire d’une quarantaine d’années qui a dû tourner dans un film où l’on avait besoin qu’une bagnole défonce un parapet et plonge dans un gouffre de trois cents mètres. Ses pare-chocs tiennent avec du fil de fer, il lui reste un phare et un morceau d’aile arrière.

Au moment où je parlemente avec le chauffeur une dame se pointe pour fréter le carrosse. « Trop tard », répond le driver. « Jamais ! » riposté-je, puisque la darne est seule, très blonde, mieux que jolie et dorée jusque sous les bras. On parlemente peu. Elle va à Ephèse, je vais à Ephèse, donc nous allons à Ephèse. Le taximan tente de réclamer double course puisque nous sommes deux. Je lui demande des nouvelles de sa saur, l’aînée, celle qui fait ses aubergines à l’huile d’olive. Ça s’arrange. On part. Le bord de mer est féerique. Comme ça grimpote un brin, la Mercedes produit un bruit de bateau à aubes sur le Mississippi River ; mais on s’en tamponne. Ma compagne vient de débarquer du Tire-Komédon de la Compagnie Pakkès. Elle est danoise, elle parle allemand, anglais, un peu de français et de bulgare à cause de sa maman qui est née à Sofia. Se prénomme Selma. Elle porte un short blanc tellement short qu’on distingue sa moulette comme je te vois. Un T-shirt jaune paille. Pour tout bagage, elle trimbale un sac de toile grand comme deux fois mes couilles. Son âge ? Quel âge tu lui donnes, toi ? Vingt-huit ? Adjugé, on va pas faire un documentaire là-dessus.

Nous échangeons les premières banalités d’urgence : nationalité, noms, considérations sur nos barlus respectifs.

Elle m’apprend que son boat, tout comme le mien, va faire escale à Alexandrie dans deux days. Donc, on pourra se revoir, je fais remarquer. Elle sourit. De légers poils d’or ajoutent de la lumière sur ses jambes brunies. Elle travaille dans l’entreprise paternelle, une fabrique de j’ai-pas-fait-attention-quoi.

Et moi ? L’éternelle histoire. Ecrivain, je me documente. Bassin diterranéen ; tout bien, j’ai déjà raconté, raconterai again, je suis pas fatigué, sais me monter sur boucle. T’as qu’à appuyer sur ce bouton noir, ça starte tout seul ; pour arrêter c’est le même bouton, pas diff.

Et la route est très belle. On quitte le littoral pour l’intérieur.

Jadis, la mer s’avançait à huit kilomètres, et puis elle a fait la malle, au fil des siècles ; une lubie, quelque chose qui l’aura vexée.

Nous arrivons à Ephèse. Des guides nous proposent la visite du musée, mais moi, merci bien, l’art en conserve, je suis pas partant. J’aime trop la vie pour aller me coller le pif contre un mur, à déchiffrer des cartons. Selma hésite et se range à mon avis. On boit un café turc sur la ravissante petite place avant de partir visiter les ruines. Des kilomètres d’émerveillement. La maison de la Vierge, l’Agora, la basilique de Saint-Jean, la mosquée d’Isabey, tout ça, suivez le guide ! Celui du moins que je tiens à la main. J’en fais la lecture à ma nouvelle camarade. Je suis un peu amer en songeant que je manque à mon « devoir » puisque je n’ai pas attendu Vera pour pousser ma cour. Mais quelque chose me dit qu’il est préférable de la laisser un peu quimper, le désir s’accroissant (de lune) quand l’effet se recule. Et, en outre, Selma me botte. C’est de la jolie bête de race, bien fringante.

Jusqu’à présent, je ne lui ai pas appliqué ma thérapie de base. Non, non : copain, copain.

Et nous marchons sur les rocs, les dalles basculées, les ruines de guingois comme des dents de vieillardes. On va de temple en arc, de bain de Scolastichia en fontaine de Trajan… On discutaille, on admire. Oh ! bonheur, la chérie n’est pas chargée d’un clic-clac. Elle est venue les mains nues et les yeux ouverts. Elle ne regarde pas tout ça à travers un viseur.

C’est rudement fatigant, en pleine chaleur, de cascader ainsi sur des pierres, de s’arrêter à tout moment pour déchiffrer le passé dans ses débris. On arrive à la maison close ; là que fut trouvée la délicate statue du dieu Priapos qui le représente avec un chibre aussi important que le reste de sa personne. C’est un vrai gode que ce Gott. Le braque est colossal. Selma se marre comme une follingue en le voyant. Un peu rougissante toutefois. Dame, c’est impressionnant. La personne qui imagine ce misteur Priape en action, crois-moi, elle ressent des frissons dans ses régions sinistrées.

On s’assoit dans l’ombre de ce qui subsiste du bordel. On est vannés. Comme nous avons précédé les cars, c’est peinard autour de nous. Juste des insectes, les mêmes qu’au temps où le claque fonctionnait. La môme Selma allonge ses jambes merveilleuses et s’adosse au mur. Je me dis que cent piges avant Jésus-Christ, il devait y avoir plein de nanas rutilantes dans le bâtiment, des surdouées du radada qui savaient te déterger les glandes en apothéose.

— Priapos ! murmure la jolie Danoise.

Et puis, bon, elle se tourne vers moi. Avec mister mézigue, tu ne l’ignores point, il n’est pas question de tergir le versé. Je sais reconnaître à la fraction de seconde quand une frangine « en veut ».

Là, elle est partante, la môme Elseneur. Notre marche, notre brusque isolement, la fatigue, la faim, le reste. Son regard brille d’excitation. Priape avec sa rapière géante qui lui cigogne les sens, va savoir. Je la soulève comme une plume pour l’adosser au mur et lui débitougner son petit shortinet. Pas commode. Elle entre là-dedans à l’horizontale, après s’être talquée et en s’aidant d’un chausse-pied. Le duraille, c’est le bouton d’en haut ; je m’y casse un ongle, cré bongu de merde ! Elles veulent toujours paraître plus minces qu’elles ne sont, même quand elles se font des ceintures avec leurs gourmettes.

Mais enfin, quoi, je vais pas me laisser brimer par un bouton, non ?

Tout en m’activant, je me dis que la saison des amours, oh ! pardon, elle m’apporte la grosse provende c’t’année ! J’ai pas le temps de respirer, ni celui de la remettre coucouche-panier comme disent les connards. Je me rappelle plus combien elle a de bras, la déesse Machin, six, je crois. Tonio, lui faudrait six biroutes tel que ça démarre. Il pleut des gerces sur ma vie comme il pleut sur mon cœur. Je les compte plus. Heureusement que j’ai des aptitudes. Je livre à domicile. La fonction crée l’orgasme.

Ça y est, ouf, v’là le short dégrafé. Comment s’arrangera-t-elle, la môme Selma, pour le remettre, je veux pas le savoir. Tu deviens un peu cynique à force. La fornication intensive est néfaste à la galanterie. Tu crois que le taureau, il raccompagne la vache jusqu’au portail en lui meuglant comme quoi c’est gentil à elle d’être venue se faire fourrer et que tout le bonheur a été pour lui ; à la prochaine ? Non, non. Le taureau, quand il a virgulé sa potion magique, il se remet sur ses quatre pattounes et il va casser la graine. Ne lui a pas jeté seulement un regard à sa bien-aimée d’une minute. C’est à présent qu’elle peut aller se faire foutre, il en a plus rien à branler. Je suis là, j’exprime… C’est pas choisi, mais je m’en tartine le fondement. C’est de la prose pour vendre, pas pour primer. Mes prix littéraires, moi, c’est mes tirages et l’éclectisme de mes lecteurs. Et le bonheur rare de scandaliser les peigne-cuculs, ça oui, aussi, ça surtout. Quoi de plus rassurant que de choquer les bêcheurs. J’en rencontre, la bouche constipée, le regard judas qui me susurrent avec force battements de cils :

« — Je dois vous faire un aveu… »

J’ai déjà pigé.

Je les interromps :

« — Vous êtes tout excusé ! »

Mais ils causent quand même. Ça leur dégouline.

« — J’ai essayé de vous lire, franchement, j’ai essayé, à plusieurs reprises, mais je ne peux pas. »

« — Faut pas forcer, je les réponds ; ça signifie que ce que j’écris n’est pas pour vous. »

Y en a même, je te jure. Regarde-moi bien ; je lève la main droite et je jure ; y en a qui osent cette question « Vous n’allez pas me dire que vous aimez « ça », vous ? »

« — J’ai pas à aimer ou à ne pas aimer ; ce que je sais, c’est que c’est toute ma vie, que j’y mets tout mon cœur, que c’est pas facile à écrire, que ça me mobilise complètement, que ça me fatigue à l’extrême comme un exploit physique, que je le prépare comme un fleuriste une composition florale, oui, un bouquet de mots qui vous choquent, de phrases qui vous indignent. Et alors, ce que je sais surtout, et c’est l’essentiel, je sais que cela n’a aucune importance que vous ne puissiez pas me lire. »

Et parce que je me sens massacreur, soudain, j’ai envie de courir écrire d’eux, pour bien les dire tels qu’ils sont, sans rien oublier, mais j’en oublie. J’en oublierai toujours. Ils sont pires ; bien pires. Pires qu’ils m’apparaissent. Leur substance m’échappe, je ne conserve d’eux que des bribes, l’essentiel reste en eux. Faut se cacher, plus les voir. Quand ils écrivent je réponds pas. Ah ! la somptuosité du silence ! S’ils me traquent, je change le sujet coûte que coûte, ou alors les envoie chier avec gros fracas. En leur hurlant qu’ils me brisent les couilles, que cons à un tel point, ils doivent obligatoirement aller se faire sodomiser par n’importe qui, n’importe quoi pourvu que ça soit gros et que ça aille loin. Et quand je parviens à changer le cap de la converse, je les entraîne sur des choses insolites. Je leur parle de Virginie Guillet, de La Tour-du-Pin. Ils croient à une poéteuse à cause de « La Tour-du-Pin », fatal. Je leur explique que Virginie Guillet, faut l’agiter avant l’emploi, la tenir à l’abri du gel. Virginie Guillet, c’est une partie de ma vie. L’étiquette a été modifiée, mais la formule est inchangée. Elle a connu des tribulations, Virginie Guillet (la véritable). Le temps n’est pas simple. Mais elle existe toujours. Elle a eu d’abord pour successeur M. Paul Strassarino, son employé et héritier. Les motivations de ce legs, je les perçois pas en plein, j’imagine, je constate. Paul Strassarino, de Jallieu, tu te rappelleras ? Ensuite, M. Barrier a acquis de l’hospice de Jallieu, qui était légataire universel des époux Strassarino, la marque et la recette de ce produit préparé dans son laboratoire aux Abrets (Isère). Et de nos jours, Virginie Guillet, la grande, la seule, la VÉRITABLE est entre les mains de S. Chabert (comme le colonel) de Saint-André-le-Gaz. Je te donne pas son téléphone, tu serais capable de l’emmerder pour rien.

Oui, ces blêchards malséants, nauséabonds, scatophages, pour les dérouter, que dis-je : les dissiper, je leur raconte la Véritable Virginie Guillet de La Tour-du-Pin. Et puis les époux Strassarino, et maintenant, S. Chabert de Saint-André-le-Gaz (dont cause Daninos dans le Major Thompson, je crois me souvenir). Je leur raconte bien Virginie Guillet, sa présentation, son goût, ses vertus, la manière qu’il faut l’agiter avant l’emploi, cette chérie.

Ils ouvrent de grands yeux. Ils me croient dingue. Et comme je le suis, je prends mon panard.

Un jour, j’écrirai la vie édifiante de Virginie Guillet. En attendant, gaffez-vous des contrefacteurs (ils sonnent toujours deux fois). Et souvenez-vous que la dose à administrer varie selon la taille et l’âge du sujet.


Une fois le short écossé, le short en est jeté, le slip constitue un jeu d’enfant polisson. Si ténu, si arachnéen. Pelure d’oignon, si tu me permets. Vlouff ! le temps d’un soupir il est à dache.

Moi, ce que je trouve affriolant, c’est de calcer une frangine dans un boxon fermé depuis deux mille ans. Je l’entreprends à la langoureuse, puis je lui dénote mes intentions, les précise, les lui signifie avec accusé de perception.

Tu connais le Danemark ?

Non ? Eh bien approche-toi pour visionner un peu l’hémisphère Sud de cette gosse ! La perfection ! Des cuisses que je savais déjà, mais, fallait les avoir dans leur entier pour mesurer leur à quel point. Une toison pas bête du tout, d’un blond un peu fauve, et pas taillée en brosse, ni crêpée, mais mousseuse, tu piges ? C’est beau comme une belle fleur. Je la mettrais à ma boutonnière, si j’osais, mais je n’ai pas de veston. On commence par le « Y » renversé. C’est délectable. L’endroit est couvert de graffitis. Parmi beaucoup, je lis, en français authentique : Si tu veux en prendre une comme celle à Priapos, viens chez moi, Lucienne, et oublille pas la vaseline. Dédé. Un de mes compatriotes est donc passé par là ! Et il a eu la noble idée de laisser une trace de son passage. Un message patiemment gravé dans la pierre et qui défiera les siècles à venir. Ah ! cher Dédé inconnu, mon frère, comme bien t’en a pris de t’exprimer avec tant de fougue en ces lieux vénérables. Comme ces mots traduisent parfaitement l’âme d’une nation !

Je ressens un élan formidable pour damner ma Danoise. Une propulsion forcenée.

Je la gloutonne à perdre haleine. Puis me l’acalifourchonne à la cosaque.

Allez ! Allez ! France !

Elle mène grand tapage. Ne s’exprime plus que dans sa langue paternelle (sa mère est bulgare, je te le rappelle). C’est pas harmonieux, le danois, faut convenir. Ça gutture vachement. C’est plein de trémas partout, mais qu’est-ce qu’on en a à branler en ce divin moment, Ernest ? Tu peux me le dire ? L’héroïque langage du pied est international. La douleur et la jouissance ont des accents d’une éloquence qui confine à l’évidence. Je me rappelle avoir vu, jadis, dans une provinciale ville, un gros monsieur sous les roues d’un tramway. Ah ! Dieu qu’il criait ! Comme il clamait son horreur en sonorités éloquentes ! Comme sa trouille et sa souffrance étaient bien dites, incontestables. Il y avait du goret saigné dans sa clameur. Son épouvante avait je ne sais quoi de grandiose, qui me retenait de compatir ; tu ne trouves pas ça surprenant, toi ? J’étais là, à le considérer sous ce monstre de ferraille rouge, à faire sa connaissance tant bien que mal ; et je m’arrêtais devant sa grosse trogne hallucinée comme devant une toile de Jérôme Bosch, me disant qu’elle était extraordinairement belle et surprenante ainsi vouée à l’indicible.

Selma, du point de vue intensité de l’expression, elle rejoint mon écrabouillé d’autrefois. Faut l’entendre dans l’ancien boxon d’Ephèse, annoncer son panard au monde immense et radieux. Foin des insectes bourdonneurs. Leurs crépitements ont cessé. Il n’y a plus que les cris de délivrance infinie de cette jeune femme deshortée, que je fourre à présent côté pile tandis qu’elle prend appui des deux mains contre un mur en ruine. Cette position n’est pas à la portée de toutes les bourses, tu le sais. Faut pas tricher sur les érections municipales dans ces cas-là. Le gonzier qui baise à la limite du hors jeu, avec un chausse-pied, de la vaseline et des pensées salaces peut aller se rhabiller. L’exploit est prohibé pour les chipoteurs du gland. S’agit de payer cash, d’avoir du muscle, des nerfs, du souffle et le temps devant soi ! Si mauviette, mal bandant, asthmatique, s’abstenir.

Tu aurais vu M. Anatole, tiens ! Un maître. Il m’arrivait, avec des copains étudiants, d’aller au bouic de la mère Ripaton qui possédait une salle de manœuvre avec glaces sans tain, uniquement pour visionner les prouesses de M. Anatole, un petit gus à la Dubout, maigrichard, mal poilé, blême et tapissé de veines bleues pas agréables. T’embroquait des gaillardes comme un gorille, M. Anatole. En levrette, toujours, comme s’il eût ignoré toute autre position. Braqué moyen, mais seigneur, quelle énergie ! Le godoman royal. Il l’avait en arc de cercle, la tronche tournée vers le haut. Et fallait le voir s’approcher de l’établi : sûr de lui et dominateur, aurait dit de Gaulle ! La trique bastonnante déjà, fouettant l’air comme un métronome pour faire ses gammes avant-coureuses. Il avait tout de l’animal ; une preuve ? Il se servait jamais de ses mains, M. Anatole. Il emplâtrait ces dames au jugé, au jaugé plus exactement. Ah ! il mettait pas longtemps pour trouver son chemin. A croire qu’il se téléguidait Coquette, l’artiste. Elles raffolaient de lui, les petites dévergondées à maâme Ripaton. C’étaient des bourgeoises gentilles qui se refilaient l’adresse et venaient éponger leurs glandes, temps à autre, pour dire de voir Naples et mourir avant d’aller chercher leurs mômes à l’Institut Saint-Frusquin. Mme Ripaton les appréciait beaucoup parce qu’elles étaient plus salopes que les vraies putes, ce qui comblait ses clients. Elles montaient en ligne crânement, de tout leur cul, de tout leur cœur, manière de se déténébrer le matrimonial, si fastidieux souvent, avec ces cons qui ne pensent qu’aux affaires et au tennis et juste des adresses de restaurants ; cocus, va !

Et moi, dans le bordel d’Ephèse, je me rappelle étroitement M. Anatole, sa position cambrée, ses mains agrippeuses aux doigts plantés en pleines miches, le cher homme ! Et tous ces tourbillons qu’il décrivait avec son petit cul triste et qui tant les faisait clamer, les dadames en goguette.

Un petit bruit. Comme la nuit dernière sur le pont du barlu. Une sorte de clic étiré. J’efforce de me retourner (oui, oui : en réalité je m’efforce, mais j’emmerde les verbes pronominaux). Ne vois rien. Alors, je reprends ma besognante besogne, essayant de retrouver les beaux tourbillons de M. Anatole, avec des ponctuations brusques qui, chaque fois, surprenaient ses partenaires bien qu’elles les attendissent. Un brutal piqué, plaoff ! profoundly, Ninette ! Godmiche is good for you !

Je mets tout mon art, puisant dans ma mémoire infaillible, retrouvant des arabesques suprêmes, des vrilles coquines, des plongées dévastatrices.

La séance est fuligineuse.

Et même mieux que ça encore.

Maintenant, la Danoise ne prend plus appui, elle pantelle. Poupée de cire, poupée de son. Je m’appuie la double manœuvre, devenant simultanément l’objet de son équilibre et de son déséquilibre. Il y a de beaux moments dans la vie.

Des bruits de pas me poussent à presser la conclusion.

Finir sans bâcler. Very important ! Je procède au mieux. Elle vraoummm haouououou un gigantesque coup qui doit rouler dans les collines pelées du voisinage.

C’était très réussi, Mme la marquise. Impec sur tout le trajet. Le T.G.V. ? Battu !

Je la soutiens jusqu’à ce qu’elle ait réussi à s’asseoir sur une dalle qui en a vu d’autres.

Et quand je me retourne, j’avise quinze personnes sidérées, au premier rang desquelles la ravissante Vera.

C’est bien la vérolerie dans le chantier, non ? Elle les verra toutes, Vera. Je peux tirer une croix de Lorraine sur nos relations. Frssst, chuchote la fermeture Eclair de mon bénouze en se refermant.

— Je vous fais remarquer, mesdames et messieurs, que nous sommes dans une maison close, je leur dis-je avec un franc sourire d’homme libéré.

Une Lady anglaise fait semblant de s’évanouir. Vera se sauve. Les autres se marrent.

Y a même un vieux Ricain, rouge comme un cul de babouin, qui se permet d’applaudir.

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