Gérard de Villiers Kill Henry Kissinger !

Chapitre I

Le prince Saïd Hadj Al Fujailah plongea la main dans la vasque contenant une trentaine de montres Piaget toutes en or massif, en prit une au hasard, vérifia qu’elle marchait et la mit à son poignet.

Les premiers temps de sa fortune, il avait l’habitude de les jeter quand elles s’arrêtaient. Maintenant, il les conservait dans cette vasque où son serviteur, Jafar, les remontait au fur et à mesure.

Le prince contourna la selle de chameau ancienne à laquelle il aimait s’appuyer pour lire le Coran, et souleva un rideau de velours noir pour pénétrer dans la pièce voisine.

Son « cabinet à boissons », comme il en existait chez tous les riches Koweitis. La consommation des boissons alcoolisées ayant été interdite trois ans plus tôt, tous ceux qui en avaient les moyens avaient installé dans leur demeure une pièce toujours fermée à clef où ils stockaient le scotch acheté au marché noir, à 4 dinars[1] la bouteille, et le consommaient loin des regards de leurs serviteurs.

Saïd Hadj Al Fujailah avait ajouté à son antre un immense lit très bas afin de combiner l’ivresse de la chair à celle de l’alcool.

Une imposte diffusait une faible lueur, découpant une masse de cheveux blonds étalés sur le lit. Bien qu’il fasse plutôt frais en cette fin décembre, la fille blonde dormait nue, étendue sur le ventre, une main effleurant le tapis de laine beige, don de l’émir de Dhofar au prince Saïd ; les murs de marbre rose luisaient doucement dans la pénombre. Celui-ci se pencha sur le lit, posa ses doigts maigres au creux des reins de la fille et suivit doucement la ligne séparant les fesses agressivement rondes, achevant son périple entre les cuisses fuselées. La blonde remua sans se réveiller. Le visage d’aigle fatigué du prince Saïd se crispa imperceptiblement de désir. Il se raisonna, sachant qu’il aurait tout le temps d’en profiter à nouveau lorsqu’il reviendrait. Elle s’appelait Marietta, était Anglaise, et il l’avait louée pour une semaine à une des meilleures agences de call-girls d’Europe. Elle repartait le lendemain par le Boeing « 707 » des Koweit Airways. Le prince Saïd la contempla. Marietta était exactement comme il les aimait : blonde, des seins lourds et fermes, des hanches et des cuisses plutôt grasses, élastiques, confortables. Comme les Égyptiennes. Mais le prince Saïd était snob : il estimait que son rang de cousin de l’émir de Koweit lui imposait de se distraire avec des Européennes. Même si cela coûtait dix fois le prix d’une Égyptienne. Évidemment, cela lui posait certains problèmes car sa liste civile généreusement allouée par l’émir n’était pas inépuisable… Pourtant ce dernier était loin d’être pingre avec sa famille, partant du principe que quand on dépense on n’assassine pas.

La méthode habituelle pour monter sur un trône dans le golfe Persique étant de couper la gorge du tenant du titre…

Heureusement que le prince Saïd n’était ni ambitieux ni fanatique, se contentant de cultiver les trois mamelles du bonheur selon lui : l’arrogance, la prodigalité et la vénalité.

Se piquant, en plus, de modernisme en achetant, chaque fois qu’il allait en Europe, une trentaine de costumes qu’il jetait après les avoir mis une fois. Comme des Kleenex.

Un autre de ses cousins éloignés, l’émir du Dhofar, s’était déjà acquis la réputation d’un souverain éclairé en remplaçant la lapidation des femmes adultères par leur mise à mort à coups de bâton dans un sac.

Toujours vêtu de sa seule Piaget, le prince Saïd s’éloigna du lit à regret. Il ne comprenait pas la génération précédente. Son père lui avait avoué qu’il n’avait jamais vu une femme manger et boire, même pas sa mère. Il ne s’était même pas toujours donné la peine de soulever le voile de toutes ses épouses, en leur rendant hommage.

Ce qui valait peut-être mieux car elles ne ressemblaient pas toutes à l’éblouissante Marietta… Si son visage avait été un tout petit peu moins anguleux et son menton un peu moins volontaire, elle aurait été parfaite…

Le prince Saïd ramassa par terre une dichdacha[2] de soie grège et l’enfila, dissimulant son corps d’une maigreur squelettique. Il dévorait pourtant comme un Biafrais affamé, soutenant sa boulimie sexuelle. Sous le vêtement, il fixa à même la peau une ceinture où était accroché un holster contenant un revolver Smith et Wesson calibre 38 au canon de 2 pouces. Un petit obusier.

Puis il se coiffa d’un kouffieh blanc retenu par un hagala tressé de fils d’or.

Avant de partir, il s’accroupit devant un coffre de bois d’ébène, l’ouvrit et y remit la bouteille de J & B entamée. Le meuble était plein d’alcools de grandes marques, du J & B au Dom Pérignon en passant par le cognac Gaston de Lagrange, du Moët et Chandon millésimé, de la vodka Laika et, même, une bouteille de Château-Margaux 1945 !

Le prince Saïd referma à double tour. Inutile de donner de mauvaises idées aux serviteurs.

Marietta dormait toujours. Le Koweiti mit ses lunettes noires, prit son fume-cigarette d’or et jeta sur sa dichdacha une grande cape de soie noire.

Sous les arcades du patio intérieur, il frissonna. Une pluie fine et glaciale lui fouetta le visage. L’été, quand le chammal – le vent du désert – soufflait, il faisait 55° ! Mais une semaine par an, le thermomètre descendait près de zéro… comme ce matin.

Le prince Saïd, frigorifié, contempla d’un œil torve la douzaine de Cadillac de toutes les couleurs alignées dans le garage.

Trente ans plus tôt, il n’y avait que des Bédouins et des pêcheurs de perles au Koweit.

Maintenant, tous les matins, tourné vers la Mecque, à l’heure de la prière, l’émir du Koweit demandait :

« Seigneur, dites-moi ce que je dois faire de tout cet argent ! »

Problème que ne se posait pas son cousin Saïd Hadj Al Fujailah. Ce dernier connaissait des tas de façons agréables de transformer le pétrole en joies extrêmement terrestres et s’était installé avec une tranquille impudeur dans la richesse.

Après avoir hésité quelques secondes, il se lança vers une Cadillac Eldorado jaune canari et poussa un appel strident :

— Jafar !


* * *

Le domestique palestinien surgit de la maison en courant et s’inclina profondément devant son maître.

— Mahrabah, Jalatah ![3]

Titre auquel Saïd n’avait aucun droit… Mais il était snob, et Jafar le savait.

C’était un Palestinien réfugié au Koweit comme deux cent cinquante mille de ses compatriotes, farouchement anti-juif, bâti en athlète et fanatique. Le prince Saïd, ainsi que la plupart des Koweitis, était complexé par ces jeunes loups qui semblaient prêts à dévorer non seulement Israël, mais aussi des fromages aussi succulents que le richissime et minuscule Koweit… Alternant l’arrogance et le paternalisme, ils tentaient de les amadouer en leur donnant du travail et en leur permettant de vivre à l’ombre de leur luxe. Bien sûr, on en bastonnait quelques-uns de temps en temps par inadvertance, mais cela n’allait pas plus loin…

Le prince Saïd monta dans l’Eldorado, dont Jafar lui tenait la portière. Silencieux et impénétrable. Brusquement il se sentit gêné : le Palestinien servait l’étrangère blonde depuis une semaine, comme un robot, du mépris plein les yeux.

Le prince Saïd, dans un brusque accès de générosité lui jeta :

— Ce soir, quand j’en aurai fini, tu pourras avoir la fille.

C’était un cadeau royal pour un type qui couchait dans une cabane dans le jardin et gagnait soixante dinars par mois. Mais les yeux noirs de Jafar ne changèrent pas d’expression. Il ne remercia même pas. Comme s’il n’avait pas entendu.

Blessé de ce refus muet, le prince embraya brutalement et jaillit sur le freeway bordé de lauriers-roses. Jafar resta quelques secondes immobile, puis cracha et referma la grille.


* * *

Le freeway montait vers le nord, parallèle à la côte. Koweit City était à une dizaine de kilomètres. Les maisons des Koweitis riches, comme le prince Saïd, se trouvaient entre le ruban goudronné et la mer, afin de profiter de la faible brise du golfe, l’été.

Trois kilomètres plus loin, le prince passa devant l’épave d’une Buick bleue, gisant sur le bas-côté du freeway. Quelques mois plus tôt, son propriétaire, ayant coulé une bielle, avait préféré en acheter une neuve plutôt que de s’infliger le tracas d’une réparation. Au Koweit, il y avait une voiture pour trois habitants, vieillards, nouveau-nés, demeurés et ivrognes compris. À côté, la Californie était un État de piétons… Il fallait bien dépenser les royalties de la Koweit Oil Company. Minuscule éponge gorgée de pétrole, coincée entre l’Irak inhospitalier et l’immense Arabie Saoudite, le Koweit était le pays le plus riche du monde…

Tout en conduisant, le prince Saïd décrocha le téléphone de son tableau de bord et tapa rapidement un numéro… Presque toutes les voitures des Koweitis étaient équipées d’un téléphone ultramoderne, à touches, dont l’usage était d’ailleurs gratuit. À sa gauche, le désert défilait, monotone et jaunâtre… D’énormes camions arrivaient d’Irak et descendaient vers l’Arabie Saoudite sur l’autre piste du freeway.

Une voix de femme parla dans l’écouteur. Le Koweiti sourit tout seul de satisfaction et dit aussitôt.

— Ici, le prince Saïd Al Fujailah. Je vous attendrai dans une demi-heure au souk aux femmes.

— Vous avez appris quelque chose ? demanda la femme.

Elle avait une voix agréable, basse et chaleureuse, qui chatouillait agréablement les terminaisons nerveuses du prince.

— Bien sûr, dit-il, sinon, je ne vous donnerais pas rendez-vous.

Ce qui était honteusement faux : il l’aurait vue pour une autre raison très précise.

Il raccrocha, faisant un brusque écart pour éviter un chameau qui traversait le freeway et jura contre le saint nom d’Allah.

Les buildings du centre de Koweit City se découpaient dans le lointain, auréolés de fumée. On polluait déjà comme dans un pays occidental. L’agglomération, en forme de croissant immense, cernée par la mer à l’ouest et au nord, était un magma de terrains vagues, de cubes de béton baptisés pompeusement villas par les architectes égyptiens, de buildings modernes déjà décrépis, de cahutes ocre. Les bulldozers de l’émir avaient rageusement rasé les ruelles de la vieille ville pour effacer le souvenir honteux de la pauvreté.

Çà et là se dressaient d’étranges constructions dues au caprice d’un émir milliardaire : la copie du château de Versailles ou celle de la Maison-Blanche…

En approchant du centre de Koweit, la circulation devenait plus intense. Le prince Saïd coupa successivement le quatrième, le troisième et le second ring, puis tourna à gauche, dans le premier, allant vers l’ouest. Les « rings » étaient de larges boulevards enserrant la ville concentriquement, le premier marquant la limite du centre, leurs deux extrémités se perdaient dans des faubourgs populeux, à l’est et à l’ouest, les Koweitis s’étant regroupés entre le second et le troisième ring, à mi-chemin du port et du centre.

Bien entendu il n’y avait jamais eu aucun plan d’urbanisation : les maisons poussaient au petit bonheur la chance.

Le prince Saïd tourna à droite dans Cairo Street, salué respectueusement par un policier en uniforme noir… La ville était semée de grands ronds-points à l’anglaise, merveilleux générateurs d’embouteillages. Mais le prince conduisait toujours ses voitures lui-même comme la plupart des Koweitis. C’était bon pour les Libanais d’avoir des chauffeurs. Ou pour les femmes. Même le tout-puissant émir conduisait lui-même.

L’énorme et hideuse tour des télécommunications marquant le centre de la ville se dressait au-dessus des buildings. Avançant à 10 à l’heure dans Mubarrak Al Kabber Street, le prince Saïd finit par déboucher sur Sofat Square, un océan de voitures, bordé de petites maisons ocre, serrées les unes contre les autres. Le cœur du vieux Koweit percé de souks sombres, odorants et animés. La ville s’était couverte de boutiques modernes, mais c’était là que les Koweitis préféraient faire leurs achats…

Le prince Saïd Al Fujairah jura entre ses dents. Les voitures étaient immobilisées pare-choc contre pare-choc, dans un concert d’avertisseurs qui couvrait les hurlements des haut-parleurs du muezzin de la mosquée Fahd Al Sahim.

Horrible sacrilège. Les Saoudiens de passage, à la pruderie sinistre, n’en revenaient pas. Dans leur pays, on se ruait cinq fois par jour à la prière, sous peine de châtiment exemplaire.

Excédé et en retard, le prince Saïd donna un brusque coup de volant, et la Cadillac finalement monta sur le trottoir. Personne n’irait lui mettre une contravention. Il ferma la portière à clef. Il y avait peu de voleurs au Koweit. La salutaire habitude de leur couper les mains avait longtemps tenu la morale à un niveau élevé. Et, avec le pétrole, la ville ruisselait de richesses : pour les Koweitis, pratiquement tout était gratuit : le téléphone, les soins médicaux, l’essence, les impôts absents. Évidemment, les quatre cent mille étrangers ne bénéficiaient pas de ces avantages, mais les salaires étaient assez hauts pour que tout le monde vive. Et beaucoup, parmi les Palestiniens qui sanglotaient sur leur patrie perdue, n’avaient pas la moindre envie de quitter un pays aussi accueillant…

Le prince Saïd frissonna sous sa dichdacha de soie, et se mêla à la foule. Le sol était transformé par la pluie en un vrai cloaque. Quatre ou cinq immeubles ultramodernes cernaient les ruelles du souk : des banques.

Le prince hésita, il était un peu en avance. Pour tuer le temps, il se glissa dans le souk aux bijoutiers, entre de minuscules échoppes ruisselantes de bracelets, de colliers tarabiscotés, de pendentifs lourdauds. Quatre ans plus tôt, il n’y avait pas une bijouterie au Koweit. Puis, les Hindous, attirés par la bonne odeur du pétrole, s’étaient rués à l’assaut. Des femmes enveloppées dans leurs abayas noires se pressaient dans les boutiques, discutant âprement pour un ou deux dinars. Les bijoux étaient leur seule récompense. Le MLF n’avait pas encore droit de cité dans les pays arabes. Au pire, putain, au mieux, lapine, la femme n’existait pas socialement.

Une Égyptienne aux cheveux teints de henné rougeâtre essayait un pendentif couvrant la naissance de ses seins généreux. À travers la vitrine, son regard croisa celui du prince Saïd Hadj Al Fujailah. Elle avait un visage lourd, très maquillé, vulgaire. Une esquisse de sourire montra des dents éblouissantes. Elle prit le pendentif dans sa main, le soupesa. Le prince Saïd hésita une fraction de seconde. Si Marietta n’avait pas été dans son lit, il serait entré dans la boutique et aurait acheté le bijou. Le reste n’aurait plus été qu’une formalité… Il allait souvent se promener dans le souk aux bijoux. Il se dit que, comme beaucoup d’Égyptiennes, elle devait avoir le corps couvert de poils noirs et continua son chemin. Dépitée, l’acheteuse posa le bijou sur le comptoir et jeta au marchand :

— Tu veux me voler, ce n’est pas de l’or…


* * *

Au souk aux femmes on ne vendait, hélas, plus de femmes depuis longtemps. Des créatures d’âge indéfinissable, le visage voilé jusqu’aux yeux, accroupies sur des piles de tissus et de vêtements, occupaient tout le centre d’une galerie marchande couverte, bordée d’échoppes misérables des deux côtés…

Le prince Saïd Al Fujailah essaya de fermer ses oreilles aux criailleries des vendeuses. Sa somptueuse dichdacha, son kouffieh doré, son long fume-cigarette, attiraient les regards. L’une des marchandes le tira par un pan de son vêtement. Pour se donner une contenance, il prit un gilet brodé maladroitement et l’examina. Aussitôt sa propriétaire commença à lui vanter les mérites de son choix, avec des dithyrambes inouïs. C’était une pièce unique, incroyablement belle, digne d’un prince comme lui.

— Soixante-dix dinars seulement, plaida-t-elle.

— Je t’en donne vingt, dit le prince pour s’amuser.

Le vêtement en valait trente. Mais si la marchande cédait, il le donnerait à Marietta.

Cela sentait les épices, la sueur et la saleté. De son pied nu, un mendiant écrasa un gros cancrelat.

Le prince Saïd Al Fujailah leva les yeux et vit trois jeunes gens qui s’avançaient d’un pas nonchalant vers lui. Identiques avec leurs cheveux courts, leurs vêtements européens étriqués et leurs visages durs. Ce n’étaient pas des Koweitis, sinon ils auraient porté des dichdacha. Le prince lâcha le tissu brodé et les fixa, subitement inquiet. L’un des jeunes gens s’arrêta près de lui et dit :

— Allah Amrack ![4]

Maintenant, les trois jeunes gens l’entouraient, souriants, presque goguenards. Le prince Saïd machinalement répondit :

— Allah Amrack ! Que me voulez-vous ?

— Te tuer, fit celui qui avait parlé.

Le prince Saïd Hadj Al Fujailah vit la large lame du poignard avant qu’elle ne s’enfonce dans son estomac. La douleur fulgurante lui coupa le souffle. Maladroitement il chercha à sortir son arme. Un des jeunes gens se colla à lui par-derrière, et il ressentit une brûlure atroce : la lame d’un second poignard venait de s’enfoncer horizontalement entre ses côtes, coupant les chairs, perforant le cœur.

Le hurlement des marchandes voilées parvint aux oreilles du prince, venant de très loin.


* * *

Les trois tueurs lardaient sans se presser, de coups de poignards, le corps étendu. C’étaient des armes terribles, des poignards de commando longs de trente centimètres, aux tranchants effilés comme des rasoirs.

La dichdacha claire n’était plus qu’une énorme tache de sang. Les femmes s’enfuyaient de tous les côtés. Les boutiquiers terrifiés regardaient sans vouloir intervenir. Deux des tueurs se redressèrent, leur poignard dégoulinant de sang au poing. Le troisième tenant de la main gauche le corps du prince Saïd encore agité de soubresauts, fouaillait sa poitrine comme un boucher en train de découper la carcasse d’un animal. Coupant, tournant sa lame, renfonçant dans le flot de sang des artères sectionnées. Il arracha enfin une masse sanglante et informe, grosse comme les deux poings, qu’il brandit vers ses compagnons. Le cœur du prince Saïd Hadj Al Fujailah.

Il le jeta sur le sol boueux, et d’un ultime coup de poignard, le fendit en deux, puis se releva, du sang jusqu’aux coudes.

Alors, dans le silence, éclata un bruit incongru : les jeunes tueurs riaient de bon cœur !

Ils entamèrent une sorte de gigue funèbre et gaie autour du cadavre, le bourrant de coups de pied, écrasant les débris du cœur, en faisant de la bouillie.

Le plus jeune se pencha, trempa ses doigts dans le sang répandu et s’en barbouilla le visage. Puis, les trois jeunes gens s’éloignèrent après un dernier coup de pied, vers l’entrée donnant dans Safat Square. Au même moment, apparut à l’entrée de la galerie, un policier en noir qui accourait, attiré par les cris des vendeuses.

Les trois tueurs ne modifièrent pas leur allure, sans même chercher à cacher leurs armes.

Le policier les aperçut, ralentit, et comprit immédiatement.

Lorsqu’il les croisa, il s’efforça de toutes ses forces de fixer son attention sur une vieille femme pétrifiée de terreur. Un des jeunes gens tourna la tête vers lui et cria d’une voix pleine de défi :

— El Fath vaincra !

Le policier continua à marcher la tête droite, laissant les trois jeunes gens se perdre dans la foule de Safat Square. Puis il se mit à courir vers le petit groupe qui entourait la dépouille du prince Saïd Hadj Al Fujailah.


* * *

Une grosse mouche s’était posée au bord de la belle bouche sensuelle du mort étalé au milieu d’un cercle de badauds terrorisés et amorphes… Le policier en noir était parti en courant téléphoner, dépassé par ce meurtre sanglant.

Une femme enveloppée dans les plis d’une abaya noire fendit la foule et s’approcha du mort.

Il y eut une bousculade, et l’abaya s’écarta, découvrant les traits fins d’une Noire aux yeux de gazelle, pleins d’horreur.

Elle recula, luttant des coudes contre la foule qui l’enserrait accrocha son voile noir qui glissa complètement découvrant un pull-over blanc très ajusté, une minijupe de cuir boutonnée sur le devant, de fines bottes blanches.

Les badauds la fixèrent avec stupéfaction. Déjà elle s’éloignait ramenant son abaya autour d’elle. Terrifiée, la tête en feu. Éleonor Ricord, officiellement vice-consul des États-Unis au Koweit sous-chef de station de la Central Intelligence Agency, n’avait pas réussi à conserver son plus précieux informateur, qui devait lui livrer les noms de ceux qui se préparaient à commettre un attentat dont la seule idée empêchait de dormir tous les responsables de la CIA.

Ils allaient assassiner le secrétaire d’État Henry Kissinger qui arrivait trois semaines plus tard au Koweit, en visite officielle, invité par l’émir.

Une invitation qu’il ne pouvait pas refuser.

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