Le regard du sheikh Abu Sharjah photographia la scène en une fraction de seconde, se fixa sur la grenade, entre les poignets de Malko.
Les policiers refluaient avec des cris à l’attention de ceux qui étaient dans le couloir. Richard Green, s’était collé instinctivement au mur, paralysé, le cerveau liquéfié. Crispant déjà ses muscles dans l’attente de l’explosion.
Sharjah bondit, bousculant un policier en noir. Avant d’enfoncer la porte, il avait saisi le poignard avec lequel il avait égorgé le domestique du prince Saïd. Geste instinctif, naturel, dicté par l’atavisme. C’est toujours ainsi qu’on affrontait un ennemi.
Avec la rapidité d’un faucon, il plongea, la lame en avant. Les liens retenant la grenade furent tranchés d’un coup. L’engin mortel roula à terre. Sharjah l’attrapa à la volée et le jeta vers la fenêtre.
Le fracas de la vitre brisée fut effacé par la détonation de la grenade qui explosa avant de toucher le sol de la rue, criblant d’éclats mortels la façade et les fenêtres du Phoenicia.
Tous les occupants de la chambre demeurèrent figés là où ils se trouvaient. Richard Green se détacha du mur, livide, bredouillant des injures à l’égard des Palestiniens. Le sheikh Sharjah accroupi près de Malko, achevait de défaire ses liens. Son visage sombre suintait de rage contenue.
Malko cracha sa serviette, aspira une grande goulée d’air. Les tympans résonnant encore de l’explosion.
— Vous risquiez de sauter avec moi, remarqua-t-il.
Le Koweiti remit son poignard sous sa dichdacha, avec un haussement d’épaules fataliste.
— Inch Allah ! Ce n’était pas encore mon heure.
Il ne s’en était pas fallu de beaucoup. Malko raconta ce qui s’était passé. Les policiers avaient reflué dans le hall au rez-de-chaussée après avoir réveillé tout l’hôtel. Sharjah, Malko, Richard Green et un groupe de policiers foncèrent interroger le barman du night-club. Il ne savait rien, prétendait ne pas connaître les trois hommes…
— Vous pourriez les reconnaître ? demanda Sharjah à Malko.
— Sûrement.
— On va essayer de les trouver. Ils ne fileront pas en Irak, j’ai fait barrer la route. J’envoie des hommes à la permanence du P.L.O.[7] à Nojrah saisir leurs fichiers. Ils ont des photos.
On le sentait bouillant de rage. Jusqu’ici, les Palestiniens avaient osé une seule fois braver les lois de l’hospitalité, au Koweit. En s’emparant des membres de l’ambassade japonaise et en négociant leur libération contre celle de trois de leurs compagnons détenus à Singapour.
La colère de l’émir avait été si effroyable que les responsables du P.L.O. avaient juré qu’un tel incident ne se reproduirait plus.
Malko fixa les yeux globuleux du sheikh Sharjah.
— Que se passera-t-il si vous retrouvez ces Palestiniens ?
Les traits joufflus se crispèrent de rage.
— Je les jetterai en prison.
— Et ensuite ?
Le sheikh ne répondit pas. Les deux hommes connaissaient la réponse. Aucun tribunal koweitien ne jugerait un commando palestinien ayant voulu tuer un agent de la CIA. C’était impensable. On les relâcherait discrètement. Au pire, ils seraient reconduits à la frontière irakienne, ou mis dans un avion pour la Libye.
— Je ne suis pas au Koweit pour détruire des Palestiniens, dit Malko, mais pour empêcher un attentat contre Henry Kissinger. Je préférerais que vous ne fassiez rien contre ces hommes, mais que vous m’aidiez autrement.
Le sheikh le regarda, surpris.
— Comment ?
Malko échangea un regard avec Richard Green. Et décida de faire confiance au Koweiti. Il expliqua l’histoire de la danseuse sourde-muette. Et de sa disparition, ainsi que celle de l’interprète.
Le sheikh ne parut pas s’offusquer de la « cachotterie » de Malko.
Ce dernier continua :
— Amina connaît ceux qui préparent l’attentat. Il faut la trouver le plus discrètement possible. Il y a aussi Salem Bakr, le journaliste.
— Je vais les faire suivre, dit le sheikh.
— Bonne idée, dit Malko. Mais, pour l’instant, retrouvons cette Dinah et Amina. J’ai son adresse, grâce à vous…
— Allons-y, dit simplement le sheikh. Vous et moi simplement. Nous ne craignons rien. Les Palestiniens n’oseront jamais porter la main sur moi. Mon oncle l’émir ne le tolérerait pas.
Il donna quelques ordres rapides. Les policiers se dispersèrent, et Malko se laissa tomber sur le plastique de la Buick rouge. Richard Green, le dos voûté retourna à sa Cadillac. Sans la façade du Phoenicia criblée de balles, on aurait pu croire à un cauchemar. Malko se demanda avec angoisse ce que les Palestiniens avaient pu faire à Dinah et à Amina.
Le sheikh Sharjah tourna autour du rond-point de Jahra Gâte et fonça à 100 miles à l’heure sur le premier ring.
La vieille femme était en pleurs : Amina n’avait pas réapparu depuis la veille. Toutes ses affaires étaient là, sauf une jupe et le chemisier de dentelle noire, offert par Malko.
Terrorisée par les questions du sheikh Sharjah, la vieille Arabe marmonnait des supplications, assurant qu’elle ne savait rien du fiancé de sa fille, que celle-ci n’avait jamais rien fait de mal.
Quand ils ressortirent, le sheikh Sharjah avait le visage encore plus sombre que d’habitude.
— Ils l’ont enlevée et tuée, dit-il. Ce sera très difficile de la retrouver.
Pour la dixième fois, tandis qu’ils quittaient Bagdad Street, le sheikh Sharjah tenta d’appeler Dinah. Cela sonnait dans le vide. Le Koweiti raccrocha, visiblement soucieux.
— Je vais vous ramener au Sheraton, proposa le sheikh et déclencher les recherches pour retrouver les deux filles.
Malko regardait défiler les lampes au sodium du troisième ring, ivre de rage et d’angoisse. C’était exaspérant de cerner, de soupçonner, tout en restant impuissant. Il était certain que Abdul Zaki faisait partie du complot, Winnie aussi très probablement. Sans parler du journaliste Salem Bakr. Tout cela ne menait à rien. Les Palestiniens étaient intouchables, insaisissables, invisibles, protégés par un réseau de complicités et d’amitiés impénétrable.
— Ils m’attendaient, remarqua-t-il. Donc, ils ont fait parler Amina.
Le sheikh Sharjah grommela dans sa barbe, sans ralentir.
Ses oreilles résonnaient encore de l’explosion de la grenade qui aurait dû le déchiqueter. Distrait, le Koweiti dépassa le Sheraton, freina, tourna à droite dans Abu Bakr Street pour rejoindre l’entrée de l’hôtel donnant sur le grand parking.
Le sheikh jura entre ses dents et écrasa le frein. Plusieurs policiers s’agitaient dans le parking, autour d’une voiture garée en face de la seconde entrée de l’hôtel.
Le corps était recroquevillé dans le coffre de la Dodge, les mains et les chevilles liées. Une femme dont la jupe retroussée découvrait les cuisses. La tête était dissimulée par une espèce de sac attaché autour du cou. Du sang avait coulé sur les vêtements. Elle était morte.
Devant les policiers respectueux, le sheikh Sharjah se pencha sur le coffre ouvert et défit les liens qui retenaient la cagoule improvisée, puis l’arracha.
C’était horrible. Le visage de Dinah n’était plus qu’une masse sanglante. Comme si on l’avait piétiné.
Un œil pendant sur la joue gauche, énucléé. L’autre avait été crevé d’un coup de couteau. On l’avait achevée de plusieurs balles dans la tête dont l’une avait traversé le crâne de part en part, faisant éclater le temporal gauche.
Le sheikh échangea un regard avec Malko puis interrogea un des policiers, traduisant au fur et à mesure pour Malko.
— Deux voitures sont arrivées ici tout à l’heure. Le doorman du Sheraton a entendu des coups de feu. Il a appelé la police.
— Une des voitures est repartie. Quand les policiers sont arrivés ils ont trouvé ça.
Il alluma rageusement une cigarette, regardant les policiers sortir le corps du coffre. L’un d’eux se pencha et saisit un pistolet automatique qu’il montra au sheikh. Malko poussa une exclamation :
— Mais c’est mon pistolet !
Le sheikh le prit des mains du policier et le tendit à Malko. Ce dernier le prit et l’examina. Le chargeur était vide. Les Palestiniens avaient un sens cruel de l’ironie. Il empocha l’arme sous les regards méfiants et stupéfaits des policiers.
— Il faut retrouver Amina, dit-il. Elle doit être vivante, sinon, ils l’auraient abandonnée aussi.
Il pensa à la danseuse sourde-muette avec un serrement de cœur. Il fallait que les Palestiniens soient sûrs d’eux pour réagir avec une pareille férocité. La jeune morte de la voiture était Arabe comme eux, et en plus, pro-palestinienne !
— Allez vous coucher, dit le sheikh. Je m’occupe des recherches.
Ils se serrèrent la main. Leurs rapports s’étaient implicitement modifiés depuis leur première rencontre. Malko sentait que le sheikh l’avait pris en amitié et le Koweiti lui était profondément sympathique. Sharjah avait gardé la pureté de sentiments des Bédouins et leur courage.
Il ne put s’empêcher d’éprouver un pincement de cœur en sortant de l’ascenseur sur le palier désert… Mais le Sheraton était silencieux et calme.
À travers sa fenêtre, Malko observait deux automobilistes en train de s’agonir d’injures en face du Sheraton… La chambre était glaciale. Les nouvelles décourageantes. La journée s’était écoulée sans qu’on trouve aucune trace d’Amina. Le sheikh Sharjah avait fait fouiller tous les terrains vagues de la ville, perquisitionner chez des activistes palestiniens, alerté tous ses informateurs. Toutes les deux heures, il téléphonait à Malko.
Ce dernier s’empressait de répercuter les mauvaises nouvelles à Richard Green qui s’était barricadé dans son sous-sol de l’ambassade, seul avec sa balance.
La Dodge avait été volée. La chambre où Malko avait failli sauter louée sous un faux nom. Les cinq Palestiniens s’étaient volatilisés. Et pendant ce temps, les télex de Washington s’amoncelaient sur le bureau de Richard Green, demandant anxieusement où en était l’enquête.
Malko consulta sa montre. Six heures moins cinq. Le sheikh Sharjah devait passer à six heures.
On frappa à la porte. Il alla ouvrir. C’était Sharjah, mâchonnant son éternel fume-cigarette, son visage rond plissé de rides inquiètes. Il se laissa tomber sur le canapé, sortit un flask de sa dichdacha et but au goulot une rasade de whisky.
— Rien ! fit-il en claquant ses mains sur ses cuisses grassouillettes. Salem Bakr vit la vie la plus tranquille que j’aie jamais vue. Il a été de chez lui à son journal et ensuite à la radio pour sa chronique quotidienne. Nous l’avons mis sur table d’écoute. Aucun résultat.
— Est-ce qu’il s’est aperçu de tout cela ? demanda Malko.
Le sheikh eut un geste d’impuissance.
— Inch’Allah ! J’espère que non. Mais Koweit est petit, et je crois qu’il connaît certains de mes hommes.
Autant se mettre autour du cou un écriteau « police secrète »… Malko ne se faisait guère d’illusions sur les chances de succès d’une telle surveillance. Le Palestinien savait qu’il était dans le collimateur. Il ne commettrait pas la moindre imprudence.
— Et Abdul Zaki ?
— Il est aussi sur table d’écoute. Bien sûr, il est très pro-palestinien, mais il n’y a rien de précis à lui reprocher. En plus, c’est un Koweiti.
Sous-entendu, intouchable.
Devant l’air déçu de Malko, le sheikh montra ses dents en or.
— Il donne un cocktail tout à l’heure. En l’honneur d’un de ses gros clients saoudiens. J’y suis invité, si vous voulez venir…
Malko n’hésita pas. Cela vaudrait mieux que de compter les vagues du golfe Persique. Et il ne lui déplaisait pas de défier le Koweiti sur son propre terrain. Il regarda la pluie qui tombait, fine et glaciale.
— Moi qui croyais mourir de chaleur ! soupira-t-il.
— Oh, il ne fait ce temps-là que deux ou trois jours par an, affirma le sheikh.
Malko cumulait décidément toutes les chances.
C’était toujours la même ambiance des soirées koweities bruyantes et guindées. L’absence d’alcool empêchait les gens de se dégeler. Abdul Zaki avait accueilli Malko comme un vieil ami. Et présenté à des tas d’Arabes en dichdacha qui montraient des dents éblouissantes sous des moustaches d’un noir d’encre. La seule femme présente était la superbe Winnie moulée dans une robe de dentelle marron, achetée – bien entendu – chez Aziz. Qu’elle jetterait probablement le lendemain.
La mettre deux fois, c’était signe de misère…
Noyé dans des flots de Pepsi-Cola, Malko avait essayé de coller à Winnie Zaki. Sans grands résultats. La jeune Danoise était toujours aussi distante. Elle évoluait discrètement entre les invités, s’occupant surtout des boissons, se mêlant très peu aux conversations. Plusieurs fois, Malko avait essayé de la dégeler, mais elle s’était habilement dérobée.
Les invités commençaient à s’en aller et bientôt il devrait se replier aussi, sans avoir rien obtenu de sa visite. À plusieurs reprises, il avait cru discerner dans le regard d’Abdul Zaki une lueur froidement ironique. Comme si le Koweiti était au courant des vicissitudes de Malko. De nouveau, il avait entrepris Malko sur les prodiges des guérilleros palestiniens du Sud-Liban… Avec un aveuglement digne d’éloges.
Malko aperçut soudain Winnie en train d’essayer de soulever un plateau énorme chargé de verres vides. Bousculant un Saoudien sombre, méfiant et majestueux, un des innombrables fils du roi Ibn Seoud, il se précipita, et prit le plateau. Bon gré mal gré, Winnie dut le précéder à la cuisine. Plusieurs servantes en abaya noir évoluaient dans la cuisine entièrement en marbre rose. Malko posa le plateau et fit face à la Danoise. Elle le toisa d’un air moqueur.
— Alors, comment trouvez-vous le Koweit ?
— Charmant, dit Malko. Sauf le temps. Et vous, toujours aussi pro-palestinienne ?
Elle rit.
— Je m’occupe d’eux en leur donnant du travail. Elle prit par le bras une des servantes en abaya et la planta en face de Malko.
— Regardez Fawzia ! Elle mourait de faim dans un camp. Elle gagne deux cents dinars chez moi maintenant.
Malko regardait de tous ses yeux. Sous son abaya noir, Fawzia portait le chemisier de dentelle noire offert par Malko à Amina.