La plage s’étendait à perte de vue, grillée par un soleil de plomb, bordée de cocoteraies épaisses semées de cases de pêcheurs. Leurs énormes barques de bois parsemaient le sable, prêtes à plonger dans l’Océan Indien. Des milliers de corneilles, grasses et impudentes, croassaient sans interruption.
On n’était qu’à cinq cents kilomètres au sud de Bombay et c’était déjà un monde totalement différent.
Trois filles s’approchaient, marchant nonchalamment le long des vagues. Totalement nues. Elles croisèrent Malko et Eleonore, cessèrent leur bavardage, se retournèrent pour les dévisager, pouffèrent de rire en s’éloignant.
Malko toisa Eleonore Ricord avec un sourire.
— Je crois que nous allons nous faire remarquer si…
Tous ceux qu’ils avaient rencontrés, hippies mâles ou femelles, étaient nus. Les filles surtout.
Eleonore Ricord eut une courte hésitation. Puis, d’un geste preste, elle défit son soutien-gorge, libérant une petite poitrine dure et haute. Ensuite, elle fit glisser son slip sur ses fesses cambrées, et tendit les deux pièces à Malko qui les mit dans le petit sac qui ne le quittait pas.
Il y avait déjà mis son blue-jeans et une robe légère pour Eleonore. Sans parler de ce que l’homme de la CIA à Bombay lui avait remis : un petit paquet arrivé d’Allemagne une heure avant lui.
— Vous êtes satisfait ?
La Noire était partagée entre la fierté de son corps parfait et l’agacement. Ils se remirent en route. Les recherches s’annonçaient difficiles.
Malko et Eleonore dépassèrent un couple hippie qui dormait encore sur la plage, enroulé dans une couverture en dépit du soleil. Ivres de haschisch. Au pied d’un poteau supportant une bouée. Hélas, le maître nageur le plus proche était à Panjim. En cas de malheur, il fallait lui écrire… Quand on connaissait le Turist-Hôtel de Calangute, on était tenté de préférer la plage. Malko avait reculé d’horreur devant la chambre qu’on leur avait proposée : une cellule crasseuse, avec des matelas en sciure de bois et une « salle de bains » qui se résumait à un trou dans le plancher pour les besoins essentiels, une douche rouillée, perpétuellement à sec et un robinet au ras du sol qui, lui, suintait sans arrêt. Il y avait bien des téléphones, mais sans récepteur. Eleonore Ricord avait passé une partie de la soirée à organiser de très intéressantes régates de cafards sur le sol inondé.
Calangute fourmillait de restaurants bon marché pour hippies. Les Indiens contemplaient, les yeux hors de la tête, ces étrangers qui paraissaient encore plus pauvres qu’eux, se promenaient nus et dormaient un peu partout.
Calangute, minuscule village tropical, au bord de la plage n’abritait que très peu de hippies. Ils venaient seulement y chercher leur courrier à la poste, vivant le reste du temps le long des plages et dans les cocoteraies qui s’étendaient sur des kilomètres. À même le sable, dans des cabanes en feuilles ou, les plus riches, dans des maisons louées à des Indiens.
Cela n’allait pas être facile de retrouver Chino-Bu.
Ils étaient des centaines, de tous les pays, s’ignorant les uns les autres, et ne se rencontrant souvent que pour acheter de la drogue. Des Portugais qui avaient occupé Goa, pendant deux cents ans, jusqu’en 1968, il ne restait que quelques églises blanches éparpillées dans les rizières pourrissant sous le climat tropical et de rares mots portugais dans la bouche des chauffeurs de taxi.
L’immense plage se terminait au nord par un petit cap rocheux où se dressaient les ruines d’un monastère abandonné. Malko regarda autour de lui :
Trois mâles et une femelle hippies jouaient avec un petit singe, un peu en retrait.
— Allons-leur demander, dit-il.
Lorsqu’ils avaient débarqué la veille du vieux Dakota des Safari Airways où tout avait été volé, même les ceintures de sécurité, Malko pensait que retrouver Chino-Bu prendrait au plus une matinée. Il avait dû vite déchanter ! Après avoir demandé à des dizaines de hippies, ils n’étaient pas plus avancés ! Les hippies de la province de Goa se répartissaient entre trois ou quatre plages, mesurant chacune entre quatre et cinq kilomètres ! les unes au sud du petit aéroport militaire de Davolim où ils avaient atterri, les autres au nord, à partir de Calangute.
Le taxi avait mis une heure et demie de Davolim à Calangute, franchissant un lac, traversant la petite ville de Panjim, capitale de la province, sinuant entre des rizières rappelant l’Indonésie… Tout cela pour arriver au Turist-Hôtel.
Ensuite, c’était le marathon de l’espoir. Des kilomètres et des kilomètres de plage où personne ne semblait connaître personne. Chino-Bu paraissait ne jamais avoir existé.
Les trois hippies mâles levèrent un œil concupiscent sur la peau satinée et noire d’Eleonore Ricord. Leur compagne était pâle et boutonneuse. La Noire leur adressa son plus beau sourire.
— Je cherche une copine, dit-elle. Chino-Bu, une Japonaise.
Silence. Un des hippies nettoyait consciencieusement le sable qui souillait son sexe. Le second semblait dormir. Le troisième posa le petit singe qui sauta aussitôt sur Malko et fixa la fourrure bouclée sur le ventre d’Eleonore.
— Chino-Bu, vous avez dit ?
— Oui.
Re-silence troublé seulement par les cris aigus des corneilles omniprésentes. Le hippie se leva, époussetant le sable de son sexe.
Il puait le haschisch. Ses cheveux étaient liés en nattes grâce à de petits coquillages… Ses yeux bleus délavés ne semblaient voir personne. Il était d’une maigreur effrayante.
— Chino-Bu ? dit-il enfin, elle est pas avec Jambo ?
Malko qui luttait pour ne pas étrangler sournoisement l’horrible ouistiti qui s’était perché sur son épaule, demanda :
— Qui est Jambo ?
Le hippie le considéra comme un martien et laissa tomber.
— J’en sais rien. C’est un mec plutôt noir de peau, un Nègre ou un Arabe, il a toujours une calotte brodée sur la tête, des tifs frisés. Y gueule toujours« Jambo ».[11]
— Ça peut être ça, confirma Malko.
Ce n’était pas le moment de tuer ce début de piste. Le hippie laissa tomber :
— Vous les trouverez sur Ajuna Beach, de l’autre côté de la rivière. Ils sont passés hier soir, ils avaient été à Calangute, à la poste.
Malko réussit à se débarrasser du singe, et demanda automatiquement :
— Comment est-elle habillée, Chino-Bu ?
Le hippie se gratta les parties sexuelles avec acharnement et le regarda avec une surprise sincère.
— Habillée ? Elle a rien. Si… une ceinture en argent, je crois.
— Comment va-t-on à Ajuna Beach ?
Le hippie montra le cap rocheux.
— On peut passer par là, il y a un sentier, ou par la jungle. Il faut traverser la rivière, mais il n’y a pas beaucoup d’eau.
Malko et Eleonore repartirent. Il leur fallut encore une demi-heure pour arriver au bout de la plage. Puis ils s’attaquèrent au sentier serpentant entre les rochers, le soleil était maintenant haut dans le ciel et tapait effroyablement. Un Indien les croisa, revint sur ses pas, leur offrit du whisky de contrebande et du haschisch.
Une fille, nue et grasse, les croisa, les yeux fous, chantant toute seule. Ils s’arrêtèrent un peu pour essuyer la sueur qui coulait sur leurs corps nus. Malko se dit qu’Eleonore était vraiment superbe, avec ses reins cambrés, ses petits seins en poire, sa peau café au lait. Bien qu’ils aient dormi dans la même chambre, il ne l’avait pas touchée. Elle s’était endormie la première, lui tournant ostensiblement le dos.
Ils marchèrent encore un peu et, après un détour du sentier découvrirent Ajuna Beach. Contrairement à la plage de Calangute, il n’y avait pas de village indien, mais seulement des centaines de hippies.
— Chino-Bu ? Connais pas… Allez voir au restaurant là-bas, on ne sait jamais.
L’Américain, jeune et barbu, partit en courant vers les vagues. Malko regarda avec découragement les dizaines de cabanes en feuilles de palmiers qui bordaient la grande plage. Chacune abritait une famille hippie.
Un peu partout, des hippies des deux sexes dormaient, étalés sur la plage, en dépit du soleil brûlant. D’autres jouaient de la guitare.
Aucun Indien en vue.
Ils découvrirent le « restaurant » presque par hasard, cinq cents mètres plus loin. Une cabane de feuillage avec des bancs rustiques, des nattes, et une cuisine en plein air. Une famille indienne s’était installée là et nourrissait tant bien que mal les hippies les plus riches. Une douzaine, assis par terre, se goinfraient de chicken-curry, à 1,50 roupie la portion. Recette indienne : un poulet pour une tonne de riz.
Malko et Eleonore s’installèrent par terre, près de l’entrée, commandèrent des bières et le plat de luxe, du « fish-curry » à 5 roupies pièce. Cela ne ruinerait pas la « Company ».
Le « restaurant » semblait le rendez-vous de toute la plage. Les hippies désargentes venaient sans façon s’asseoir à côté de ceux qui mangeaient, quémandant un peu de nourriture. Certains fumaient du haschisch, l’offrant sans façon à leur voisin. Un « joint » faisait ainsi cinq ou six personnes. On partageait plus facilement la drogue que la nourriture.
Malko se tourna vers un couple assis à côté d’eux.
— Vous connaissez Chino-Bu ?
C’était un Français au grand nez, accompagné d’une fille maigre assez jolie. Il secoua la tête.
— Non.
— Et Jambo ?
Le Français eut un sourire en coin.
— Jambo, oui. Vous le cherchez ?
Malko hésita, n’osant pas trop s’avancer sur ce terrain mouvant. Le Français n’insista pas, se remit à manger, sans chercher à prolonger la conversation.
D’autres hippies entrèrent, sortirent. Malko et Eleonore terminèrent leur fish-curry sans appétit. Un peu découragés. Ils s’étaient intégrés à la communauté hippie sans mal, mais leurs recherches n’avançaient guère. Ils allaient s’en aller lorsqu’un cri leur fit lever la tête.
— Jambo !
Un personnage bizarre venait de surgir. Très noir de peau, nu, sauf un cache-sexe et un bonnet rond brodé, sur l’arrière du crâne. Des traits épais, un nez épaté, des cheveux très frisés et un entrelacs de bimbeloteries autour du cou. Il portait une sorte de besace en bandoulière. Une fille était sur ses talons : totalement nue, minuscule, de type asiatique prononcé, avec un visage plat et de courts cheveux noirs, raides comme des baguettes, des yeux en boutons de bottine. Elle avait un corps de garçonnet sans poitrine, avec de petites jambes courtes. Ses fesses étaient piquetées de petites taches rouges.
Insectes ou maladie honteuse.
Ils se laissèrent tomber en face de Malko et d’Eleonore.
Malko les examinait le plus discrètement possible. L’homme était sûrement « Jambo ». Et la fille pouvait être Chino-Bu. Jambo se mit à parler haut et fort, interpellant ses voisins, plaisantant. L’Asiatique ne disait pas un mot, le couvant des yeux. Son compagnon tira de sa besace une petite boîte d’argent et en sortit un morceau de pâte brune qu’il commença à pétrir sur le banc.
Il prit ensuite une courte pipe à haschisch, un chilom, y enfonça la pâte, l’alluma, soufflant voluptueusement la fumée.
Mais très vite, il fit la grimace, posa son chilom.
— Saloperie ! grommela-t-il.
Il extirpa le mélange noirâtre du chilom et le jeta par terre. L’Asiatique le contemplait, impassible. Le Français au grand nez sortit alors un gros sachet en plastique plein de gros morceaux de résine de haschisch de sous son banc et jeta :
— Hé, man ! tu veux de l’Afghanie, first choice ?
Ouvrant le plastique, il en prit un tout petit bout qu’il jeta à Jambo. Ce dernier l’attrapa et le bourra aussitôt dans son chilom, puis se remit à fumer. Il cligna de l’œil vers le Français.
— Tu en as encore ?
— Si tu as vingt roupies, man.
Malko observait les deux hommes avec attention. Il ne laissa pas à Jambo le temps de répondre. Silencieusement, il tendit au Français deux billets de dix roupies. L’autre empocha l’argent, cassa un morceau de matière noirâtre qu’il lui mit dans la main.
— Quand tu en veux, dit-il simplement, je suis toujours là vers la même heure, ou dans ma maison, au bout de la plage. Près de la rivière à sec.
Il se leva, et s’en alla avec sa compagne.
Malko cassa en deux le haschisch et, avec un sourire, en tendit la moitié à Jambo. Sans un mot, comme cela se faisait. Celui-ci le prit avec empressement, le flaira et en enfourna la moitié dans son chilom. Il loucha sur le corps superbe d’Eleonore, la détailla et l’apostropha.
— Hé, sister, tu ne fumes pas ?
— Plus tard ! fit Eleonore, prise de court.
Jambo éclata de rire, s’appuya à la cloison de feuilles de cocotier pour fumer son chilom, la calotte sur les yeux.
— Fameux ! man, dit-il. Fameux ! You can’t be lost in Ajuna beach, no, you, can’t[12].
Malko l’observait. Il n’avait pas l’apparence d’un drogué avec ses yeux vifs, sans cesse en mouvement et son corps musclé. Quel lien avait-il avec Chino-Bu, si c’était elle ? Il semblait en tout cas totalement maître de lui. Après avoir fumé en silence, il tapa son chilom vide contre le banc et se pencha vers Malko :
— Man ! Ce soir, il y a une party sur la plage, tu viens avec ta copine et ton Afghani… Ça et du bon café, c’est ce que je préfère.
Malko se dit que c’était trop beau.
— Où est-ce que cela se passe ?
— Au bout, au sud, juste avant les rochers. Tu verras, il y aura du monde.
Il parlait à Malko, mais ses yeux ne quittaient pas Eleonore. La Noire baissa la tête, gênée. La compagne de Jambo n’avait pas ouvert la bouche. Malko se demanda si c’était vraiment ce petit bout de femme qui détenait les armes destinées à assassiner Henry Kissinger.