Chapitre III

— Je suis le sheikh Abu Sharjah, lâcha dans un hoquet l’inquiétant personnage. Et je dirige le Mahabet.

Malko demeura impassible. La note d’information sur le Koweit remise par le Middle East Desk de la C.I. A. mentionnait le Mahabet : la gestapo locale. Encourageant…

Le sheikh montra un peu plus ses dents en or et ajouta :

— Vous savez pourquoi vous êtes ici ?

— Absolument pas, assura Malko.

Les deux immenses Noirs demeuraient rigoureusement immobiles, leurs gros yeux marron fixés sur Malko. Prêts à le décapiter au premier claquement de doigts. Il se demanda tout à coup quels étaient les rapports du Mahabet et de la CIA. Un point que la note d’information laissait fâcheusement dans l’ombre. Et qu’il risquait d’éclaircir à ses dépens.

Le sheikh Abu Sharjah vida son verre d’un coup et d’un geste furieux le jeta sur le sol où il se brisa.

— À cause de vous, éructa-t-il, j’ai été obligé de quitter un réveillon très agréable.

— J’en suis désolé, assura Malko. D’autant que je n’en vois pas la raison. Je suis un businessman et…

Le Koweiti le coupa d’un geste furieux de sa main grassouillette.

— Vous mentez ! Vous êtes un agent de la CIA. Je vous expulse. Vous quitterez le Koweit demain matin. Il y a un avion pour Beyrouth à sept heures.

— J’ai un visa en règle, protesta Malko, délivré par votre consulat de Washington.

Les gros yeux proéminents injectés de sang semblèrent prêts à jaillir de leurs orbites.

— Vous avez votre passeport sur vous ? aboya le sheikh.

— Oui.

— Donnez.

Malko plongea dans la poche de son smoking et tendit le document. Le sheikh tituba jusqu’à lui, lui arracha le document, le feuilleta, trouva la page du visa, l’arracha d’un geste sec et en fit une boule qu’il jeta par terre. Puis il rendit le passeport à Malko.

— Vous n’avez plus de visa, hoqueta-t-il.

Les yeux dorés de Malko flamboyèrent.

— Mon ambassade m’en procurera un autre demain matin, répliqua-t-il froidement. Et je me plaindrai de cette embuscade.

Le sheikh Abu Sharjah éructa une phrase en arabe. Les deux géants firent un pas en avant. L’un d’eux étendit le bras, et la pointe de son cimeterre s’enfonça dans le smoking de Malko, à la hauteur de l’estomac. L’autre leva son arme à deux mains, comme un joueur de golf, les yeux inexpressifs fixant le cou de Malko. Ce dernier eut du mal à ne pas faire un saut en arrière. Ce qui eut été inutile et déshonorant.

— Vous allez quitter le Koweit, répéta le sheikh. Sinon !…

Cette cour sombre cernée de maisons noires était impressionnante. Malko hésita. Tout le poussait à ne pas défier son adversaire. Il était totalement à sa merci et… ce genre de promesse pouvait facilement se renier sans déchoir. Puis, brusquement, il eut honte de lui-même. Il avait toujours eu horreur des ivrognes. Sauf des Anglais qui savaient boire. Et tout son atavisme lui criait de ne pas se laisser humilier. Un proverbe arabe lui revint soudain en mémoire.

— Mieux vaut un lion mort qu’un chien vivant, dit-il lentement. Allez au diable.

La respiration bloquée, il attendit.

Un énorme éclat de rire rompit le silence. Le visage rebondi du sheikh Abu Sharjah était convulsé par une joie sincère. Son accès de fou rire dura au moins trente secondes. Puis il éructa un ordre, et les deux esclaves aux cimeterres s’écartèrent comme des automates bien huilés. Le Koweiti s’avança vers Malko, des larmes de joie dans ses gros yeux de crapaud, la main tendue.

— Vous n’avez plus besoin de visa ! Vous êtes mon ami ! J’aime les gens courageux.

Il avait une façon étrange de recruter de nouveaux amis…

— Que signifie tout ceci ? demanda Malko.

Le sheikh le prit par le bras, soudain mystérieux.

— Venez dans ma voiture. Je vais vous expliquer.

Malko monta dans la Buick rouge et eut l’impression d’entrer dans une distillerie, tant l’odeur d’alcool était forte. Les sièges étaient protégés d’un revêtement de plastique… Une bouteille ouverte de J & B était posée entre les deux sièges avant à côté d’un téléphone rouge à touches. Sur la banquette arrière, Malko aperçut deux objets dorés. Il lui fallut plusieurs secondes pour identifier des pistolets-mitrailleurs BRNO « Scorpion » plaqués or ! Le sheikh s’installa à côté de lui, prit des gobelets de carton, les remplit de scotch, en tendit un à Malko, leva le sien.

— Happy New Year !

— Happy New Year, répliqua poliment Malko.

Le sheikh avala d’un coup le liquide ambré et dit :

— Je savais qui vous étiez avant même que vous arriviez. Votre chauffeur travaille pour moi… Ce soir j’ai reçu de mon oncle, l’émir, l’ordre de vous faire expulser.

— Et si je n’étais pas sorti du Sheraton ?

— Nous serions venus vous chercher.

Silence. La situation ne s’améliorait guère. En dépit de l’amitié soudaine du sheikh Abu Sharjah. Malko lança un ballon d’essai.

— Vous saviez aussi pourquoi je venais ?

Le Koweiti éclata d’un rire sonore, montrant son stock d’or !

— Je m’en doute. M. Richard Green est très inquiet. Il me l’a dit.

Malko ne comprenait plus.

— Si vous êtes en bons termes avec Richard Green, pourquoi voulez-vous m’expulser ?

Le visage rond se rembrunit d’un coup.

— M. Green m’a pris pour un imbécile ! Il aurait dû me parler de votre arrivée. Je pensais qu’il allait le faire. Quand j’ai vu qu’il n’en était rien, j’ai décidé d’agir. Mais j’étais chez Sa Majesté, je ne pouvais pas partir plus tôt.

— Richard Green n’est pas au Koweit, plaida Malko.

Le Koweiti balaya l’objection.

— Miss Ricord est là. Elle était même avec vous…

De nouveau, il avait repris son ton buté. Malko sentait pourtant que le Koweiti ne lui disait pas tout. Que toute cette mise en scène avait une raison. En dehors de la fureur d’avoir été tenu à l’écart…

— Je suis désolé de ce malentendu, dit-il, s’installant à l’aise sur le plastique froid. Je crois que nous avons intérêt à le dissiper. Et que nous pourrions collaborer. Il ne serait pas bon pour l’image de marque du Koweit qu’Henry Kissinger soit assassiné ici…

Malko sentit qu’il avait touché une corde sensible. Les traits de son voisin se détendirent. Il se servit une nouvelle rasade de scotch.

— Je dois être très prudent, expliqua-t-il. Nous, les Koweitis, on ne nous aime pas. Les Irakiens surtout. Parce que nous sommes trop riches. Pourtant les Palestiniens sont plus heureux ici que n’importe où ailleurs ! Mais ils nous jalousent. S’ils savaient que je collabore avec vous, cela serait un scandale terrible. La presse est entre leurs mains. Sa Majesté serait obligée de me désavouer.

Malko saisit la perche tendue.

— Si je peux vous aider, le Koweit en bénéficiera, remarqua-t-il.

Le sheikh Abu Sharjah soupira.

— Bien sûr, bien sûr. Vous avez les mains plus libres que moi. Même si je suspectais des Palestiniens, je ne pourrais pas grand-chose…

Il guignait Malko du coin de l’œil soudain plein de ruse.

Ce dernier comprit soudain le pourquoi de toute cette mise en scène. Le chef du Mahabet avait envie d’un coup de main discret de quelqu’un sur qui il puisse compter. Il avait testé Malko à sa façon… Celui-ci continua, renvoyant l’ascenseur.

— De toute façon, sans votre aide, je ne peux rien faire dans ce pays. Sans trahir un secret, je peux vous assurer que Richard Green n’a aucune piste.

Le sheikh s’appuya sur la banquette, flatté. Malko en profita pour pousser son avantage. Au risque d’être imprudent.

— Connaissez-vous les assassins du prince Saïd Al Fujailah ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Le Koweiti ne dissimula pas sa surprise.

— Pas encore. Ce sont des étrangers, des Palestiniens probablement. Ils ont parlé du Fath. Pourquoi ?

— Le prince Saïd était un informateur de la CIA, annonça Malko. Il allait donner les noms de ceux qui se préparent à assassiner Henry Kissinger.

Abu Sharjah en eut un hoquet de surprise, cracha par la fenêtre ouverte, alluma une cigarette.

— Je me doutais d’une histoire comme ça, dit-il…

— Vous allez laisser ce meurtre impuni ?

Le Koweiti secoua la tête.

— Dans sa très grande sagesse, mon oncle, l’émir, m’a conseillé de ne pas provoquer les Palestiniens. Le prince Saïd n’était pas populaire. Et même si nous arrêtons les coupables, il sera difficile de les juger.

Il soupira.

— Maudit pétrole ! Avant, nous étions maîtres chez nous. Trop pauvres pour qu’on nous envie. Ces chiens auraient eu la tête coupée. C’était le bon temps.

— Vous n’avez aucune piste ? insista Malko. Cela s’est passé en plein jour.

Le sheikh jeta sa cigarette. La braise éclaira des silhouettes dans la cour.

— Son domestique, Jafar. Un Palestinien. Il est probablement dans le coup. Il a prétendu ne rien savoir.

— Où est ce Jafar ?

— Sûrement dans le palais de son maître.

Malko fit grincer le plastique en se tournant vers le sheikh.

— Si Henry Kissinger est tué au Koweit, ce sera une honte ineffaçable pour votre pays, dit-il. C’est votre hôte… Nous pourrions peut-être interroger ce Jafar officieusement.

Le sheikh le fixa en silence de ses bons gros yeux ronds. Dessaoulant à vue d’œil.

— Officieusement, répéta-t-il, comme pour lui-même.

Son regard ne quittait pas Malko comme s’il le soupesait mentalement. Encore hésitant mais tenté. Malko sentait que son courage avait favorablement impressionné l’Arabe. Mais que tout ne tenait qu’à un fil…

Une lueur à la fois cruelle et gaie brilla soudain dans les yeux globuleux du sheikh Abu Sharjah. Ce n’est pas pour rien que le sang de dix générations de Bédouins coulait dans ses veines…

— Nous allons aller voir Jafar, dit-il.

Il pencha la tête à la portière et aboya un commandement rauque. Aussitôt les deux Noirs se glissèrent à l’arrière de la Buick, écartant les mitraillettes plaquées or pour s’asseoir sur le plastique glacé, posant leurs cimeterres par terre. Abu Sharjah sourit à Malko.

— Ces deux-là sont venus à pied du Yémen, expliqua-t-il. Je parle leur dialecte et ils se feraient tuer pour moi. Comme votre chauffeur. Il vient d’Oman. Il y a trop de pro-palestiniens dans la police…

Le sheikh manœuvra pour sortir de la cour, suivi de la Chevrolet. Un troisième véhicule avala les civils qui avaient ceinturé Malko.

— Ces maisons sont désertes ? s’étonna celui-ci.

— Grâce à la bonté de notre oncle l’émir, expliqua Sharjah. C’étaient de pauvres pêcheurs de perles qui habitaient ici. L’émir leur a fait construire des maisons neuves en dehors de la ville. Celles-ci sont abandonnées aux rats…

La Buick jaillit sur l’avenue Al Khalij Al Arabi et tourna à droite. Conduisant d’une main, le sheikh remplit son gobelet et poussa une cassette dans son lecteur.


* * *

Jafar avala au goulot une rasade de scotch à étendre raide le Prophète lui-même. Les murs de marbre semblaient se gondoler. Il avait déjà vomi deux fois, mais n’en avait cure. Il tituba jusqu’au grand lit où s’était recroquevillé la fille et la tira par les cheveux…

Elle hurla. Il tira plus fort.

Comme elle résistait encore, méchamment, il lui empoigna un sein et en tordit le bout. Marietta jaillit hors du lit, essayant de fuir. La main de Jafar vola et s’abattit sur sa bouche. Elle recula et aussitôt Jafar lui décocha un violent coup de manchette dans la mâchoire. Déchaîné. Il l’attrapa, lui tordit sauvagement les poignets derrière le dos et la fit s’agenouiller sur le tapis.

Le Palestinien en profita pour reprendre son souffle. Il avait commencé à boire au milieu de l’après-midi, quand il avait fouillé le « cabinet à boissons », cherchant quelque chose à voler. L’étrangère ne savait même pas que le prince avait été tué. La police ne l’avait même pas interrogée… Jafar n’avait vraiment pensé à la violer qu’en l’entendant prendre une douche. Cela avait été très vite. Il l’avait prise, encore trempée, à même le marbre de la salle de bains. Puis il s’était remis à boire, lui interdisant de partir, grisé par sa puissance.

La maison était isolée. Les cuisiniers, avertis du meurtre, étaient terrés dans leur cabane au fond du parc. Jafar s’était juré de profiter de cette fille tant que ses forces le lui permettraient. C’était sa façon à lui de lutter contre l’impérialisme sioniste.

Plus il buvait plus les phantasmes lui montaient à la tête. Il se laissa tomber à genoux près d’elle. Sa peau blanche était marbrée d’ecchymoses. Ses yeux gonflés à force de pleurer. Mais, pour Jafar, elle était encore merveilleusement belle.

Un hoquet le secoua et il vomit sur le tapis. La puanteur du scotch putréfié fit aussitôt vomir Marietta à son tour.

— Laissez-moi ! hurla-t-elle.

— Chienne ! grogna Jafar.

Il alla jusqu’à la cuisine, se passa la tête sous l’eau, revint, un peu dégrisé, s’arrêta, fixant la croupe de la jeune Anglaise. Aussitôt Marietta se releva pour fuir.

Jafar la rattrapa, la saisit par-derrière, entourant sa taille de son bras et la jeta en travers de la selle de chameau à laquelle son maître aimait s’adosser pour réciter le Coran.

La vue de cette croupe offerte, cambrée, marbrée de coups, mit Jafar hors de lui. Épuisée, Marietta s’était laissée aller, la tête en bas, les cheveux dans la figure. Elle sentit soudain deux pouces durs s’écraser sur la chair douloureuse de ses reins, et elle se crispa de douleur.

— Porc, infect cochon, ordure… hurla-t-elle.

En Europe, elle avait souvent vendu son corps. Mais jamais avec cette sauvagerie. Les hommes qui l’achetaient la respectaient comme un objet de luxe. Pas celui-là. Elle sentait qu’il la haïssait.

Elle appuya ses mains au mur devant elle pour tenter de se redresser, ne réussit qu’à faire saillir encore plus ses reins. Jafar avait déjà débouclé sa ceinture. L’athlétique Palestinien se guida en elle et transperça la vaine crispation de ses muscles secrets. Brusquement calmé, il resta là à pétrir les hanches élastiques de Marietta, la tête bourdonnante de phantasmes. Il avait eu envie de prendre cette fille de cette façon depuis qu’il l’avait vue, insolente de beauté, débarquer de la Cadillac de son maître.

Les mains accrochées devant elle à un rideau, Marietta ne lui offrait plus qu’un corps sans résistance, passif, étranger.

Soudain, il bougea dans ses reins, et une douleur atroce la traversa. Elle hurla. Jafar éclata d’un rire sauvage. Sans se retirer, il rafla la bouteille, en renversa au creux des reins de la fille, et but une rasade à s’étrangler… Marietta se contorsionnait frénétiquement pour tenter de se débarrasser de l’éperon qui la déchirait ou au moins de lui faire atteindre son plaisir rapidement.

Mais Jafar continua sa navette massive à travers ses reins. Le corps de Marietta était enflammé par la douleur de la taille aux genoux. Les dures aspérités de la selle de chameau lui meurtrissaient le ventre. Soudain, elle cessa de lutter, le corps couvert d’une sueur froide et nauséabonde. Déçu, Jafar lui claqua les fesses plusieurs fois. Sans obtenir de réaction.

Soudain, son regard tomba sur deux cimeterres accrochés au mur, souvenirs de famille du prince Saïd. Une lueur mauvaise illumina son regard. Il se pencha en avant et en décrocha un.

L’assurant solidement dans sa main droite, il le brandit au-dessus du cou de la jeune Anglaise. Jadis, les Bédouins trop pauvres pour se payer une femme sodomisaient un canard dont ils tranchaient le cou au moment du spasme afin de s’assurer de la part du volatile, une coopération sans faille. Cela devait marcher aussi avec une jolie Anglaise blonde !

— Redresse-toi, chienne, gronda le Palestinien.

Il commença à la labourer brutalement. Quand il se sentit prêt à exploser, il leva le cimeterre, visant la nuque.

Les cheveux rabattus sur la figure, Marietta ne voyait rien.


* * *

Les deux géants noirs se glissèrent sans bruit dans la pièce. Ils étaient entrés par la porte-fenêtre donnant sur le parc, leurs énormes cals leur permettaient de marcher n’importe où pieds nus. Ils s’immobilisèrent derrière le dos de Jafar. Ce dernier se démenait contre la selle de chameau avec des contorsions grotesques. Ils aperçurent les cheveux blonds et le cimeterre levé.

Ils bondirent en même temps. Juste au moment où la lourde lame s’abattait. Dans son ivresse, Jafar ne s’était même pas aperçu de leur intrusion. Un des géants arriva à temps pour le pousser de côté, détournant la lame. Au lieu de décapiter Marietta, le cimeterre arracha un morceau de sa joue droite. Son hurlement glaça le sang de Jafar. Il n’eut pas le temps de réagir. Déjà les deux Yéménites le jetaient à terre, le rouant de coups de pied, sans même daigner le menacer de leurs cimeterres. Marietta se releva, l’os de la mâchoire à nu, perdant son sang à flots, prit dans sa paume le morceau de chair à moitié arraché, essaya de le remettre en place, se précipita dans la salle de bains en hurlant comme une possédée.


* * *

Un camion passa sur le freeway à six voies roulant vers l’Arabie Saoudite, faisant trembler les vitres de la Buick. La bouteille de scotch était presque vide. Il était une heure du matin. Le sheikh Abu Sharjah, la tête sur l’appui-tête, semblait dormir.

Ses hommes étaient partis depuis une dizaine de minutes. Malko demanda :

— Qu’allons-nous faire maintenant ?

Les dents d’or brillèrent dans la pénombre.

— Le faire parler.

— Mais comment ?…

Le sheikh n’eut pas le temps de répondre. Un des deux Yéménites traversait le freeway en courant, venant du palais du prince Saïd. Il se pencha à la vitre et dit quelque chose d’une voix haletante. Abu Sharjah, les traits brusquement durcis, ouvrit sa portière d’un coup d’épaule.

— Allons-y vite !


* * *

En partie dégrisé, Jafar tremblait nerveusement, maintenu par les deux Yéménites. L’un d’eux le frappa au bas-ventre, et le Palestinien poussa un couinement aigu. Effondrée dans un fauteuil, Marietta pleurait, serrant une serviette imbibée de sang contre son visage.

Totalement dégrisé en dépit de l’alcool qu’il avait ingurgité, le sheikh Abu Sharjah contemplait Jafar avec un dégoût visible.

— Ce chien déshonore la nation arabe ! dit-il.

Il venait d’expliquer à Malko ce que le Palestinien était en train d’accomplir quand ses Yéménites avaient surgi.

Jafar essaya de crâner.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Vous n’avez pas le droit d’entrer ici.

Abu Sharjah ne se donna même pas la peine de répondre. Sur un signe de lui, les Yéménites traînèrent Jafar dehors. Le sheikh s’approcha de Marietta, écarta la serviette doucement et examina la blessure, l’air soucieux.

— Il faut la faire emmener à l’Amiri Hospital tout de suite. Il y a de très bons chirurgiens.

Il aida l’Anglaise à se lever et à marcher. Malko avait essayé de lui parler mais elle était incapable de répondre. Choquée, l’air frais de la nuit la fit frissonner. Malko l’avait tant bien que mal enroulée dans une couverture. La Chevrolet était garée derrière la Buick. Ils surgirent au moment où les Yéménites achevaient de tasser Jafar dans le coffre de la Buick…

Le sheikh installa Marietta dans la Chevrolet, donna des instructions au chauffeur. La Chevrolet fit demi-tour. Les deux Yéménites montèrent à l’arrière de la Buick et le sheikh prit le volant.

La Buick démarra sur les chapeaux de roue, prit le freeway, droit vers le sud. Le sheikh ne souriait plus. Il mit une cassette de jazz. Les phares éclairaient un désert pierreux et plat ; on se serait cru dans l’Ouest américain. Malko se demanda où ils allaient. Ils tournaient le dos à Koweit.

Jafar, recroquevillé dans le coffre, cligna des yeux. La rangée de torchères, crachant ses flammes orange à vingt mètres de là, illuminait le désert presque comme en plein jour. Les longs pipe-lines amenant le pétrole à la station de pompage sinuaient dans le désert comme des serpents noirs.

La Buick rouge du sheikh s’était engagée sur cette piste, s’enfonçant dans le désert à droite du freeway, depuis dix bonnes minutes. Sauf le chuintement des torchères, le silence était absolu. Des dizaines de torchères similaires brûlaient sans arrêt le surplus de gaz, illuminant les vallonnements du désert de lueurs dansantes et rouges.

— Dehors, aboya un des Yéménites.

Jafar s’extirpa, fixa les lumières d’Ahmadi, la ville du pétrole, qui brillaient dans le lointain. Pas rassuré. Abu Sharjah avait allumé une cigarette et l’avait glissée dans un fume-cigarette en argent. Il s’approcha de Jafar et lui adressa une phrase en arabe. Le Palestinien répondit d’un ton grossier, puis cracha à ses pieds. Malko vit les yeux proéminents du sheikh devenir de pierre. Il jeta un ordre.

Aussitôt les deux Yéménites se ruèrent sur Jafar, le jetèrent par terre. L’un s’assit carrément sur lui, l’autre fouilla dans le coffre et en sortit une longue corde. Ils lui lièrent les poignets, puis se glissant sous la Buick fixèrent l’autre extrémité de la corde aux pare-chocs arrière. Malko sentit un goût de cendre lui monter à la bouche.

— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il.

Le sheikh fit comme s’il n’avait pas entendu.

Les mains liées derrière le dos, Jafar s’était relevé. La longueur de la corde le lui permettait tout juste. Il jeta une longue tirade en arabe à Abu Sharjah qui montra toutes ses dents d’or dans un sourire cruel.

— Il dit que je suis un traître à la cause arabe, commenta-t-il pour Malko.

Les Yéménites s’étaient déjà installés à l’arrière de la Buick. Le sheikh se glissa au volant et fit rugir le moteur. Malko hésita puis monta à son tour. Sinon, ils allaient le laisser au milieu du désert.

Jafar hurla. Les gaz de l’échappement lui chauffaient déjà les jambes. Le visage inexpressif, Abu Sharjah passa en « D » et démarra sans douceur. Jafar réussit à faire quelques pas en crabe, puis buta et s’étala en avant. Les mains tirées vers le haut, les épaules disloquées, les gaz d’échappement dans la figure, il essaya en vain de se remettre debout. Le sheikh le surveillait dans le rétroviseur.

Une à une, il perdit ses chaussures. Il criait sans discontinuer. Les aspérités de la piste arrachaient ses vêtements par morceaux. Abu Sharjah roula une centaine de mètres puis stoppa. Malko avait envie de vomir. Les quatre hommes descendirent. Accroché derrière la Buick, étendu sur le dos, Jafar ne bougeait plus. Il n’avait plus qu’un lambeau de chemise et un caleçon sale. Son corps n’était plus qu’une plaie. Son œil gauche était fermé, énorme. Le sheikh s’approcha du Palestinien et lui donna un coup de pied dans les côtes. Il ouvrit l’œil droit. Murmura quelque chose.

Malko crut que les yeux globuleux du sheikh allaient lui sortir de la tête. Il apostropha un des Yéménites qui se précipita au volant et démarra très lentement recommençant à traîner Jafar.

— Qu’a-t-il dit ? demanda Malko, écœuré, essayant de se convaincre qu’on était parfois obligé de se salir les mains.

— Je ne vous le répéterai pas, fit sombrement le sheikh.

Tout à coup, les cris de Jafar devinrent plus aigus. Le second Yéménite l’avait retourné sur le ventre, forçant son visage contre la piste. Le sheikh arrêta la voiture d’un aboiement une minute plus tard. Jafar n’avait plus figure humaine. Il bredouilla quelque chose quand Abu Sharjah se pencha sur lui.

Le sheikh se redressa, se tourna vers Malko.

— Il a dit ce que je voulais savoir.

Cela n’avait pas l’air de lui faire tellement plaisir… Malko n’en pouvait plus.

— Qu’a-t-il dit ?

— Le nom de celui qui a donné l’ordre de tuer le prince Saïd Al Fujailah.

— Relâchez-le maintenant, alors.

Abu Sharjah ne répondit pas. Malko le vit se pencher sur Jafar, entendit un cri atroce qui se termina en gargouillement. Le sheikh se redressa. La lueur des torchères lui donnait l’air d’un diable. Un jet de sang jaillissait de la gorge de Jafar, tranchée d’une oreille à l’autre. Malko aperçut alors le poignard dans la main du sheikh, une arme à la lame recourbée et courte.

Jafar avait été égorgé comme un mouton. Le sang se perdait dans la poussière du désert. Les yeux vitreux, il agonisait, secoué de soubresauts. Cela rappela à Malko les porcs que l’on égorgeait à la ferme du château de Liezen.

Il avisa le regard du sheikh. Celui-ci soutint son regard.

— Vous aviez dit « officieusement », dit le sheikh.

Ils demeurèrent immobiles, regardant Jafar se vider de son sang. Malko essayant de surmonter son dégoût. Finalement les deux Yéménites jetèrent le cadavre encore chaud dans le coffre. Et tous remontèrent dans la Buick. Le plastique des sièges sembla glacial à Malko. Jusqu’au freeway, le sheikh et lui n’échangèrent pas un mot. Puis le Koweiti demanda :

— Que voulez-vous faire maintenant ?

C’était vraiment une parfaite nuit de réveillon.

— Me coucher, dit Malko.

Le sheikh montra toutes ses incisives d’or.

— Vous devriez m’accompagner, dit-il. Je vais terminer la soirée chez un homme très riche et très puissant, qui m’avait invité il y a quelque temps. Jafar vient de me rappeler cette invitation en me donnant son nom. Celui qui a donné l’ordre de tuer le prince Saïd, votre ami…

Загрузка...