Abdul Zaki étala avec tendresse le Koweit Time sur la table en marqueterie et désigna à Malko l’éditorial du quotidien. Malko le parcourut rapidement, retenant un sourire. C’était, à peu de chose près, la copie de l’éditorial du Volkische Beobachter[5] du 1er septembre 1939, expliquant que les Juifs avaient déclenché la Seconde Guerre mondiale, premier pas dans leur plan de dominer le monde…
Le Koweit Time, après avoir agité l’épouvantail du fameux « Protocole des Sages de Sion », concluait le plus sérieusement du monde que les Israéliens voulaient rejeter à la mer toutes les populations arabes pour mettre à la place des colons juifs !
Abdul Zaki se redressa, faisant face à Malko, une lueur de triomphe dans ses grands yeux noirs.
— Mais nous autres, Arabes, nous ne nous laisserons pas faire. Vous savez pourquoi les Israéliens ont accepté de se retirer du Canal ?
Malko avoua son ignorance. Abdul Zaki pointa vers lui un doigt prophétique.
— Parce que les commandos égyptiens et algériens se glissaient dans les lignes israéliennes et volaient les chars juifs ! En tuant les équipages la nuit… Ils en ont volé près de deux cents en une semaine. Les Israéliens eux-mêmes l’ont reconnu.
Malko opina poliment. À côté des exploits égyptiens, Aladin et sa lampe merveilleuse n’étaient que des besogneux ! Son hôte n’avait pourtant pas l’air d’un imbécile. Il était même beau, avec un visage énergique, des yeux intelligents, le visage barré d’une grosse moustache. Drapé dans une dichdacha brodée. Les Koweitis ne s’habillaient jamais à l’européenne, au Koweit du moins, afin de bien se différencier des étrangers.
Depuis leur arrivée, Abdul Zaki avait entrepris Malko qui avait été présenté par le sheikh Sharjah comme un businessman. Discrètement, le sheikh s’était installé à l’écart, sirotant du J & B tiré de son flask personnel…
Le « palais » de Zaki était une énorme horreur rectangulaire aux fenêtres en ogive, au coin du 3ème Ring et de l’avenue Istiqual. Ruisselant de marbre, de dorures, de marqueteries, tout le rez-de-chaussée occupé par l’enfilade des pièces de réceptions.
Voyant que l’attention de Malko faiblissait, son hôte le prit par le bras.
— Venez manger quelque chose.
Il le traîna jusqu’au gigantesque buffet, l’arrêta devant un chameau rôti. À l’intérieur, il contenait un mouton rôti lui-même farci de poulets qui, à leur tour, contenaient des pigeons farcis, eux, d’œufs durs…
Malko se contenta d’un œuf dur. Il ne restait plus qu’une dizaine d’invités mangeant avec leurs doigts les chameaux rôtis. Aucun Bédouin ne peut résister à l’attrait d’un banquet.
Depuis son arrivée, Malko observait son hôte. Celui qui, d’après Jafar, était responsable de l’assassinat du prince Saïd ; donc mêlé au complot pour tuer Kissinger. Au moins, il ne dissimulait pas ses opinions… Mais Malko ne voyait pas ce qu’il pouvait en tirer pratiquement. Il n’était qu’un étranger, à peine toléré dans un pays peu amical.
— Voici ma femme, dit soudain Abdul Zaki. Venez, elle sera contente de vous rencontrer.
Malko se retourna, s’attendant à une plantureuse Arabe et crut rêver.
La créature qui s’avançait vers lui n’aurait pas déparé une soirée à Beverly Hills. Très grande – dépassant son mari de 1 ou 2 pouces – de longs cheveux châtains tombant sur ses épaules, une poitrine somptueuse en grande partie découverte par une longue robe blanche sans bretelles, un visage harmonieux et dur, adouci par la sensualité de la bouche.
— Ma femme, Winnie, dit Abdul Zaki. Elle est Danoise.
Malko prit la main tendue et s’inclina. Son hôte devait faire beaucoup de jaloux… Elle l’examinait d’un regard froid et scrutateur, contrastant avec sa beauté épanouie. Malko lui sourit.
— Il y a beaucoup d’étrangères mariées à des Koweitis ?
Winnie Zaki eut un rire sec, pas féminin du tout.
— Cela vous étonne, n’est-ce pas ? Vous vous attendiez à trouver des harems… Nous sommes plusieurs centaines. Avec un club. Nous organisons des soirées au profit des Palestiniens.
Un bras passé sous celui de son mari, elle défiait Malko du regard. Comme si elle avait su qui il était.
— Vous apprenez aussi à fabriquer des cocktails molotovs ? demanda Malko mi-figue, mi-raisin.
La pulpeuse Winnie eut une moue méprisante.
— Vous croyez la propagande sioniste ! Les Palestiniens ne sont pas des assassins, mais des patriotes luttant pour retrouver leur terre natale.
On aurait cru entendre le colonel Kadhafi… Malko n’insista pas. Il ne retirerait rien d’un affrontement verbal.
— Je suis certain que vous vous battez pour une cause juste, dit-il avec diplomatie.
Les derniers invités s’en allaient. Dans leur coin les musiciens continuaient à jouer en sourdine les mélodies aigrelettes rythmées par les tambours.
D’innombrables serviteurs pieds nus circulaient sans arrêt, offrant aux invités du café à la cardamome dans des tasses minuscules, amer, brûlant et fort.
Il était près de 3 heures du matin. La soirée avait été longue… Il pensa à la jeune Anglaise qui commençait l’année à l’Amiri Hospital.
Lutter contre un Abdul Zaki n’allait pas être facile. Avant leur arrivée, le sheikh Sharjah lui avait expliqué que c’était un commerçant avisé et immensément riche, fanatiquement pro-palestinien. Mais, jamais, jusque-là, son nom n’avait été lié à des activités terroristes. Le Koweiti avait précisé à Malko :
— Soyez très prudent. Abdul Zaki est très puissant. Je ne peux même pas parler de la confession de Jafar à notre oncle l’émir. Il risquerait de ne pas me croire.
Encourageant.
Malko acheva son verre de Gini. Il n’y avait pas d’alcool chez Zaki.
— Je vais aller me coucher, dit-il.
Tandis que la pulpeuse Winnie s’éclipsait, son hôte le raccompagna, cueillant au passage le sheikh Sharjah. Dans le jardin, Malko remarqua une cage dorée, avec un gros oiseau.
— C’est mon faucon, expliqua Zaki. Je chasse encore beaucoup de cette façon.
Là, on faisait un bond de quelques centaines d’années en arrière. Lâché sur sa proie, le faucon lui crevait les yeux et on n’avait plus qu’à venir l’achever…
Abdul Zaki serra longuement la main de Malko.
— Happy New Year !
Malko sourit machinalement, pensant que pour Jafar le Palestinien, l’année avait été mauvaise et extrêmement courte.
En sortant, Sharjah lui glissa :
— On dit que Zaki, lorsqu’il est en colère, lâche son faucon sur ses serviteurs…
Charmant personnage, pensa Malko.
Il avait hâte de rencontrer Richard Green, le chef de station de la CIA au Koweit. Pour faire le point.
Richard Green repoussa du pied sous son bureau sa petite balance portative, découragé : il avait encore pris cinq livres à Abu-Dhabi. Sans même arriver à dissuader l’émir d’acheter des Mirages aux Français.
Ce qui le mettait à deux cent quarante livres.
— Je ne vous trouve pas gros, dit Malko pour lui remonter le moral.
Avec sa barbiche carrée, son front bas, ses traits réguliers et ses 1 m 90, Richard Green était imposant. Il ricana amèrement.
— J’ai un bon tailleur, c’est tout. Mais si vous me voyiez à poil… Bon, revenons à nos moutons. Qu’avez-vous l’intention de faire ?
— C’est exactement la question que j’étais en train de me poser, soupira Malko. Vous en savez autant que moi.
Et encore, je suis obligé de faire confiance au sheikh Sharjah. Je n’ai pas eu le temps d’apprendre l’arabe en vingt-quatre heures.
— Je crois qu’il est OK, fit Richard Green. Il déteste les Palestiniens. Et il tient à ce que le Koweit ait une bonne image de marque. Il voudrait faire une oasis de tourisme. Seulement, je sais qu’il ne lèvera pas le petit doigt officiellement. Il ne peut pas. Nous sommes quand même dans un pays arabe…
— Il a déjà levé plusieurs doigts avec Jafar, remarqua Malko.
L’Américain haussa les épaules.
— Un comparse… Mais quand il va falloir toucher aux responsables, il n’y aura plus personne.
Richard Green avait beaucoup ri en apprenant la façon dont il avait fait la connaissance du sheikh Sharjah. Assurant Malko que le Koweiti bluffait, qu’il n’avait jamais eu l’intention de lui faire du mal. Qu’il voulait seulement juger de son courage. Mais qu’ils pouvaient compter sur son aide. Jusqu’à un certain point…
— Le secrétaire d’État arrive dans dix-sept jours, reprit Richard Green. S’il est accueilli par des rafales de mitraillettes, même si on ne le tue pas, je n’aurai plus qu’à m’inscrire au chômage…
On frappa, et la porte s’ouvrit sur Eleonore Ricord, sagement vêtue d’un strict tailleur. Elle s’assit sur le canapé à côté de Malko et demanda :
— Qu’y a-t-il de neuf ?
Malko lui raconta la fin de sa soirée. Y compris son passage chez Abdul Zaki.
— Vous connaissez cette Winnie ? demanda-t-il. C’est une vraie pasionaria. Mais c’est peut-être la seule façon d’en savoir plus sur les projets de son mari. Après tout, elle n’est pas Arabe.
Eleonore Ricord hocha la tête.
— C’est une hystérique de la cause palestinienne. Elle me relance tout le temps. Parce que je suis Noire, elle voudrait me faire prononcer des discours antisionistes devant son club de femmes…
— Elle balancerait volontiers une grenade à Henry Kissinger de ses blanches mains, ajouta amèrement Richard Green. Oubliez cette bonne femme.
— Pourrait-on demander au Sheikh Sharjah de mettre Abdul Zaki sur table d’écoute ? interrogea Malko.
Le chef de station de la CIA eut un ricanement piteux.
— Cela ne servira à rien. Ils écoutent, mais ils ne dépouillent jamais. Cela va directement à la corbeille à papiers…
Malko n’insista pas. Il commençait à étouffer dans ce petit bureau au plafond bas. La CIA n’était pas gâtée au Koweit. Richard Green était installé dans le sous-sol d’un petit bâtiment dans le jardin de l’ambassade, à côté de la salle de cinéma de l’USIS. L’ambassadeur habitait dans le même complexe, face à la mer. Heureusement que le Hilton était de l’autre côté de la rue… Plusieurs postes de soldats koweitis équipés de fusils d’assaut et d’une solide flemme faisaient semblant de garder l’ambassade, isolée entre des terrains vagues et la mer.
Malko était atterré par l’absence d’information de Richard Green.
— Vous ne savez vraiment rien des Palestiniens ?
— Bien sûr que si, répliqua l’Américain. J’essaie d’avoir le maximum de contacts avec eux. Et j’en ai. Mais ce sont les « bons », les réguliers. Les autres me considèrent comme le diable et ne voudraient même pas être vus sur le même trottoir que moi. Ceux-là échappent à tout contrôle. Et ce sont les plus dangereux. Ceux qui sont soutenus par le colonel Kadhafi, « Kashaf »[6], comme l’appellent les Arabes modérés.
Malko pensa aux trente-trois morts de Rome. Richard Green avait des raisons légitimes d’être inquiet.
Le silence retomba, troublé seulement par les grincements de l’énorme drague qui opérait jour et nuit de l’autre côté de l’avenue Al Khalij Al Arabi, troublant le sommeil des hôtes du Hilton.
Un ange passa, les ailes chargées de grenades au phosphore… Malko réfléchissait désespérément. La CIA l’avait lancé dans une mission impossible. Cela l’excitait. Les satellites-espions ne pouvaient pas tout résoudre. On pouvait envoyer trente Samos photographier jusqu’à la dernière baïonnette de l’armée, Henry Kissinger risquerait quand même de se faire trucider…
— Cette salope de Winnie Zaki, gronda Richard Green. Quand je pense qu’elle est du côté des Arabes !
Une idée frappa brusquement Malko.
— Vous pouvez voir facilement Winnie Zaki ? demanda-t-il à Eleonore.
La Noire le regarda avec étonnement.
— Oui, je pense.
— Bien, dit Malko. Sait-elle que vous travaillez pour la « Company » ?
— Je ne pense pas.
Il sourit.
— Eh bien, vous allez le lui apprendre. Et lui demander un service.
Les deux femmes étaient les seules clientes de la pizzeria du Hilton. Winnie avait répondu immédiatement à l’appel de la vice-consul. Maintenant, elle écoutait ses explications sans dissimuler son intérêt.
Eleonore lui avait tout dit : qu’elle travaillait pour la CIA, comment le prince Saïd lui vendait des informations, qu’il allait lui dénoncer les Palestiniens qui projetaient d’assassiner Henry Kissinger.
Winnie Zaki l’écoutait avec attention. Finalement elle demanda :
— Pourquoi me dites-vous tout cela ?
Eleonore Ricord prit l’air soudainement embarrassée.
— Vous avez toujours montré beaucoup d’amitié pour moi, dit-elle. Je sais que nous n’avons pas les mêmes opinions politiques, mais j’ai pensé que…
Winnie posa la main sur la sienne.
— Je serai ravie de vous aider…
Eleonore leva les yeux et se sentit soudainement mal à l’aise. Winnie la regardait avec la même expression qu’un homme amoureux.
— Voilà, expliqua-t-elle. Nous savons que le prince Saïd avait parlé des Palestiniens, avant de mourir, avec cette Anglaise, Marietta. Ce qu’elle sait peut être précieux pour nous. Seulement, elle se trouve sous la garde de la police koweitie qui nous interdit de lui parler… Ils prétendent qu’elle ne sera pas en état de répondre aux questions avant une quinzaine de jours, ce qui fait beaucoup trop tard… Si vous pouviez aller l’interroger vous-même et me dire ce qu’elle vous a confié, ce serait fantastique…
La vice-consul se tut. Essayant de ne pas voir que les yeux de Winnie étaient transformés en deux blocs de glace…
Le silence se prolongea pendant près d’une minute.
Puis Winnie se dégela d’un coup. Avec un sourire éblouissant.
— Je crois que je vais pouvoir vous rendre ce service, dit-elle. Abdul a le bras long et cela ne posera pas de problème. Je dirai que je veux voir cette Anglaise pour prendre des nouvelles de son état…
— C’est parfait, approuva Eleonore. Vous me rendez un service immense…
Winnie la regarda d’un air ambigu.
— J’en suis heureuse. J’espère qu’un soir vous viendrez passer la soirée avec nous. Juste tous les trois. Abdul n’aime pas beaucoup sortir, mais nous passons quelques soirées très agréables parfois.
Eleonore se dit qu’elle avait trop d’imagination. Pourtant son malaise s’accentuait.
— À quel hôpital est-elle ? demanda Winnie.
— À l’Amiri Hospital, chambre 321.
Winnie nota rapidement le renseignement, acheva son vichy et se leva.
Elle s’arrêta devant le Dow – ancienne barque de pêche – qui ornait le hall de l’hôtel. Les derniers pourrissaient au soleil dans l’ancien port. Depuis le pétrole, les Koweitis ne pêchaient plus.
— Je vous téléphonerai dès que je l’aurai vu, assura-t-elle. Comptez sur moi.
Elle embrassa Eleonore, serrant son corps contre le sien comme un homme aurait pu le faire.
Eleonore Ricord n’eut qu’à traverser la rue pour regagner l’ambassade. Le cœur un peu serré. Dans la chasse au tigre, le rôle le plus risqué était toujours dévolu à la chèvre. Surtout lorsqu’elle était humaine.